11. LE PROBLÉME DES MIXTES. LA DIVISION

LE PROBLÉME DES MIXTES. LA DIVISION
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, TOME I: L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE

A partir de ce moment, tout l’effort de Platon va porter sur l’art de saisir les règles des mixtes ou mélanges. Effort singulièrement divers qui va des exercices scolaires de division, jusqu’à la majestueuse synthèse du Timée ; effort qui aboutit plutôt d’ailleurs à donner des directions et à favoriser l’élan de la pensée qu’à créer une doctrine. Dans le Phèdre déjà (265d), il avait défini la dialectique par deux mouvements successifs ; d’abord, « on voit les choses dispersées en une seule idée ; puis, par un mouvement inverse, on divise, idées par idées, selon les articulations naturelles. » Il est à remarquer que l’analyse ou division suit ici la synthèse et que la synthèse, loin d’être le terme de la pensée et de suivre l’analyse, est au contraire destinée à servir de point de départ à la division qui est ainsi l’essentiel de la dialectique. Les exercices de division que l’on trouve au début du Politique (258c-267c) et du Sophiste (218d-231c), montrent sans doute comment Platon faisait pratiquer la dialectique par ses élèves de l’académie. La division y est présentée comme le procédé qui sert à déterminer de plus en plus précisément un concept ; elle aboutit en somme à une définition ; par exemple, la politique est une science ; mais les sciences se divisent en sciences qui ont pour but la connaissance et sciences qui ont pour but la pratique ; la politique rentre dans la première classe ; les sciences de la connaissance se divisent à leur tour en sciences qui prescrivent et sciences qui jugent ; la politique est parmi les premières ; ainsi, de division en division, on arrive à déterminer de plus en plus le concept. Il est clair que la division platonicienne n’est pas un procédé purement mécanique ; sans quoi il n’échapperait pas à la critique d’Aristote, selon qui il est tout à fait arbitraire de placer le terme sur lequel porte la recherche dans un membre de la division plutôt que dans l’autre . Ce n’est pas en effet un procédé logique, mais l’intuition qui peut guider dans ce cas. De plus, si c’est une règle à peu près générale que la division doit être binaire, la règle pour opérer cette division est peu précise et soulève de grandes difficultés techniques que Platon connaît fort bien, mais qu’il ne résout pas. Une des plus grosses est de savoir comment distinguer les divisions arbitraires, telles que celle d’homme en Grecs et Barbares des divisions légitimes telles que la division en mâle et femelle ; dans un cas le premier groupe (Grecs) est seul terminé, et le second ne l’est que par exclusion du premier ; dans le second, nous avons deux caractères opposés également positifs (262e ; 263b).

Mais quel rapport ont entre elles ces deux conceptions de la dialectique, la dialectique comme art de la composition des mixtes, dans le Sophiste, et la dialectique comme art de la division ? Cette question est résolue dans le Philèbe. Ce dialogue nous montre comment l’art de composer les mixtes a pour résultat le classement et la division en espèces. Le rapprochement et l’union des deux aspects de la dialectique, ailleurs séparés, en rend la notion bien plus nette. Mais d’abord la notion du mixte se présente sous une forme nouvelle ; tout mixte, digne de ce nom, n’est pas une fusion arbitraire, mais une combinaison bien fixée de deux éléments : d’un élément indéterminé ou illimité, et d’une limite ou détermination fixe. L’indéterminé est un couple d’opposés tel que chacun d’eux ne soit défini qu’en rapport avec l’autre, c’est à dire soit en lui-même tout à fait indéfini ; tels sont plus grand et plus petit, plus aigu et plus grave, plus chaud et plus froid ; termes purement relatifs et perpétuellement fluents, puisque ce qui est plus grand qu’une chose est en même temps plus petit qu’une autre. La limite ou détermination, c’est un rapport numérique fixe, tel que le double ou le triple. Le mixte, on le voit aisément, résulte donc de l’introduction d’un rapport fixe dans le couple d’opposés ; ainsi les musiciens démontrent qu’un rapport de un à deux, introduit dans la dyade illimitée de l’aigu et du grave, crée l’octave ; on peut concevoir de même manière qu’un rapport fixe du lent et du rapide crée un mouvement régulier, ou faire sortir les formes d’un rapport fixe de grandeur et de petitesse . Cette conception du mixte permet et même implique la division des concepts : la division part d’un illimité tel que la voix avec ses nuances infinies d’aigu ou de grave ; elle y introduit un certain nombre d’intervalles fixes, qui sont les accords, caractérisés par des rapports numériques fixes tels que 1/2, 1/3, etc. La science consistera à connaître le nombre et la nature de ces rapports fixes (18 b).

Cette conception du mixte et de la division n’est plus tout à fait celle du Sophiste. D’abord, il n’est plus question d’une division uniformément binaire ; dans le cas le plus parfait tout au moins, celui de la musique, le nombre des termes est déterminé par celui des rapports numériques possibles que sont les accords. Nous en voyons un autre exemple dans le Timée (54a sq.), où la division en quatre éléments dépend du nombre des solides réguliers possibles. Il y a plus : le mélange d’un genre avec un autre dans le Sophiste vient de sa nature même ; l’être, pour être ce qu’il est, doit participer au même et à l’autre ; il y a là comme le rudiment d’un rapport de nécessité logique. Au contraire, l’illimité et la limite ne s’appellent pas et ne s’impliquent pas ; il faut pour les joindre un quatrième genre d’être, différent d’eux comme du mélange, c’est la cause du mélange (26e). C’est dire que, à la liaison logiquement nécessaire vers laquelle inclinait le Sophiste, se substituent maintenant des considérations d’harmonie, de convenance, de beauté et de bonté. L’idée du Bien, qui dominait la dialectique dans la République et qui s’était effacée dans les dialogues intermédiaires reprend ici, en même temps que les mathématiques, un rôle de premier plan. Et, ne pouvant définir le Bien dans son unité, il y substitue au moins un équivalent fait de trois termes, la beauté, la symétrie et la vérité (65a). Il ne fait ainsi que poser les trois conditions primordiales auxquelles doit répondre tout mélange ; ces trois termes expriment chacun, sous un aspect différent, ce qu’il appelait dans la République l’inconditionné, le Bien, à quoi cesse l’explication.