12. LE PROBLÈME COSMOLOGIQUE

LE PROBLÈME COSMOLOGIQUE
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, TOME I: L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE

La notion du mixte qui possède beauté, proportion et vérité fut le véritable stimulant des dernières études de Platon ; elle lui permit de revenir au problème de l’explication des choses sensibles par les idées, problème qu’il avait sans doute abandonné devant les difficultés qu’expose le Parménide sur la participation. C’est là l’objet du Timée. Mais, pour bien saisir ce retour d’intérêt vers la physique, il faut bien voir que les choses sensibles ne lui apparaissent plus, comme dans le Théétète, comme un flux sans cesse évanouissant, mais comme des parties d’un cosmos qui est lui-même le plus beau des mixtes sensibles, c’est à dire un mélange ordonné selon des rapports fixes . S’il en est ainsi, le problème de l’explication du monde physique n’offre pas de difficulté qui lui soit inhérente ; il n’est plus qu’un cas particulier du problème dialectique en général, qui consiste, d’après le Philèbe, à déterminer la manière dont se forment les mixtes. Le problème de la participation est donc résolu.

Le monde est né d’un passage du désordre à l’ordre sous l’action d’un démiurge (30a). L’état de désordre antérieur à cette action est essentiellement le domaine de la « nécessité », d’une nécessité brutale, cause errante, qui n’est assujettie à aucune considération de fin (47e-48a). Mais ce désordre et cette nécessité ne signifient nullement une radicale inintelligibilité ; c’est une sorte de nécessité mécanique analogue à celle qu’acceptait Démocrite, mais où Platon introduit, sinon la bonté du démiurge, au moins une certaine part d’intelligibilité géométrique. La doctrine des atomes et la doctrine des éléments y paraissent, mais pénétrées d’esprit géométrique ; les éléments y sont composés de corpuscules, et les corpuscules d’un élément donné sont distincts les uns des autres non point par leurs qualités, mais par leur forme géométrique ; les corpuscules élémentaires de chaque sorte ont la forme d’un des quatre polyèdres réguliers, cube, icosaèdre, octaèdre, tétraèdre correspondant respectivement à la terre, à l’eau, à l’air et au feu. L’ingéniosité mathématique de Platon, guidé par les récentes découvertes de Théétète en stéréométrie, n’a nullement de peine à démontrer que les faces du cube peuvent se composer de quatre triangles rectangles et isocèles, et que les faces de chaque autre polyèdre qui sont des triangles équilatéraux peuvent toutes se composer de six triangles rectangles, dont l’hypoténuse est double du petit côté de l’angle droit. Les transmutations des éléments les uns dans les autres deviennent parfaitement intelligibles (en laissant de côté la terre), quand on aura démontré qu’un corpuscule d’eau contient autant de triangles que deux corpuscules d’air, plus un de feu, et qu’un corpuscule d’air en contient autant que deux corpuscules de feu (53c-57c). Voilà la raison au sein même de la nécessité. La nécessité brute apparaît dans la disposition de ces corpuscules, qui dépend de la manière dont ils réagissent aux secousses désordonnées du réceptacle ou espace dans lesquels ils sont ; ils tendent, comme les substances secouées dans un crible, à se réunir selon leurs ressemblances et leurs affinités (57bc). La source de la nécessité est donc non pas dans les éléments, mais dans cette nature ambiguë, « ce concept bâtard, à peine croyable » du réceptacle (52b). Ce réceptacle paraît bien être un de ces termes indéterminés, dont le Philèbe nous a fourni des exemples ; d’une manière précise, c’est à la fois l’indéterminé géométrique en ce sens qu’il n’a aucune détermination de grandeur et de petitesse et qu’il les a toutes (50cd) et l’indéterminé mécanique, en ce sens que son mouvement, sa lenteur et sa vitesse, n’ont aucune uniformité (52e). C’est ce réceptacle que les triangles élémentaires d’abord, puis les polyèdres qui en sont issus commencent à déterminer en y introduisant des rapports fixes de grandeur et de petitesse (53c). C’est en lui que l’intelligence du démiurge va introduire d’autres déterminations, et en particulier des déterminations mécaniques.

Car le créateur ou démiurge est avant tout le créateur de l’âme du monde (34cd), et l’âme est principe de mouvement (Phèdre, 245c ; Lois, 894d), non pas au sens de force mécanique brutale comme est le réceptacle, mais principe de ce qu’il y a de régulier et de fixe dans le mouvement. L’âme du monde est antérieure au corps qu’elle est destinée à animer et qui est logé en elle ; mais elle est elle même un mixte où se dessinent en quelque sorte toutes les relations arithmétiques ou géométriques qui se réaliseront dans le monde. Tout mixte est composé d’une limite et d’un illimité ; il ne se distingue d’un autre que par l’aspect que présentent les deux termes ; la limite et l’illimité dont l’âme est composée sont l’essence indivisible, et l’essence divisible dans les corps (35a) ; toute détermination numérique et géométrique exige en effet deux termes de ce genre ; nous apprenons par Aristote que, selon l’enseignement oral de Platon, les nombres naissent de l’action de l’Un sur la dyade indéfinie du grand et du petit ; tout nombre, toute forme sont le résultat d’une détermination de ce qui était d’abord indéterminé. Le mixte de ces deux essences une fois produit, le démiurge y mélange encore le même et l’autre, c’est à dire deux termes qui sont aussi entre eux comme la limite et l’illimité du Philèbe. Platon a soin de nous dire que l’autre n’entre dans le mélange que par force ; il reste, on va le voir, principe d’indétermination. L’âme est donc faite de trois choses : un mélange des deux substances, divisible et indivisible, du même et de l’autre : Le mixte est maintenant divisé selon certains nombres déterminés comme termes de deux progressions géométriques 1, 2, 4, 8 ; 1, 3, 9, 27, entre lesquels on insère des moyens proportionnels. Puis il est divisé en deux branches qui se croisent à angle aigu et se recourbent ensuite en cercle ayant même centre, un des cercles étant incliné sur l’autre, comme l’écliptique sur l’équateur ; le cercle du même, animé d’un mouvement vers la droite, c’est-à dire d’orient en occident, reste unique ; le cercle de l’autre animé d’un mouvement vers la gauche, c’est-à dire d’occident en orient, est divisé en sept. On voit assez que, sous le nom d’âme du monde, Platon s’efforce de montrer comment on arrive à une sorte de construction rationnelle du système astronomique tel qu’il le concevait et dont les principes étaient qu’il n’y avait que des mouvements circulaires ; que les mouvements étaient uniformes, et que l’irrégularité apparente du mouvement des sept planètes s’expliquait parce qu’elles étaient animées, outre le mouvement diurne, d’un mouvement propre en sens contraire. L’âme n’est qu’un dessin schématique du système astronomique (35a-36d).

Le Timée est un récit, un mythe ; le pythagoricien Timée y raconte comment se sont formés les divers mixtes, âme du monde, monde, corpuscules élémentaires, sans vouloir atteindre mieux qu’à des conjectures vraisemblables (29c e) ; ton dont la modestie, inspirée de Parménide, tranche avec le dogmatisme ionien. Il est clair, au surplus, que, dans l’emploi physique des schèmes mathématiques, il est guidé par des considérations d’harmonie et de beauté ; la seule raison de la formation du monde, c’est que le démiurge « était bon » (29e) ; le Bien reste l’inconditionné à quoi se rattache toute preuve. La forme sphérique du monde, le fait qu’il est unique, viennent de ce qu’il s’efforce d’imiter la perfection du modèle (32b ; 31ab). Le temps, divisé en périodes régulières, jours, mois, années, qui est lié à l’existence des révolutions célestes, imite autant que possible l’éternité du modèle par son retour incessant sur lui-même (37d). Dans le détail de la physiologie qu’il nous expose à la fin de l’œuvre, Platon est aussi éperdument finaliste que le seront les stoïciens ; le Xe livre des Lois affirme aussi avec force que la providence divine n’est pas seulement générale, mais pénètre jusqu’aux moindres détails de la structure de l’univers (903 bc). C’est parce que la théorie du monde est avant tout le récit de l’œuvre providentielle, qu’elle garde son caractère arbitraire et intuitif. L’esprit humain ne peut que soupçonner les intentions du démiurge, il n’en est jamais sûr (29e 30a). De plus, le démiurge en pliant la nécessité à l’intelligence (47e-48a), en s’efforçant de la faire obéir, rencontre des résistances qui vont croissant ; si le premier mixte, le corps du monde, est fait si harmonieusement qu’il est impérissable quoique engendré (41ab), les mixtes partiels, faits par les dieux imitateurs du démiurge, les corps des animaux, sont sujets à la mort (41cd ; 43a) ; la série des mixtes va en perfection décroissante, et leur conservation est de moins en moins assurée.

Par un paradoxe apparent, l’arbitraire s’introduit dans la science des choses physiques dans la mesure où s’y introduisent les mathématiques : l’arbitraire, mais en même temps une liberté de regard, qui, détachant l’esprit des illusions de l’observation immédiate, lui permet un jeu d’hypothèses fécond. C’est par exemple grâce à cette liberté d’esprit que Pluton a pu peut être indiquer en passant l’explication du mouvement diurne par la rotation de la terre autour de son axe .