15. LA JUSTICE ET LA TEMPÉRANCE

LA JUSTICE ET LA TEMPÉRANCE
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, TOME I: L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE

Avant de se présenter, dans la République, comme réformateur de la cité, Platon paraît avoir réfléchi sur la justice plutôt en moraliste, à la manière de Socrate, qu’en réformateur politique. Il a montré que l’homme devait être juste, c’est à dire respectueux des lois, pour être heureux, avant de prouver que le philosophe pouvait seul concevoir et réaliser les justes lois. Il est moraliste avant d’être politique, contrairement aux jeunes ambitieux d’Athènes, immortalisés dans le Calliclès du Gorgias, qui s’adonnent sans préparation à la politique. De cette morale platonicienne, les deux pôles, pour ainsi dire sont dans le Gorgias qui soutient la justice contre le banditisme politique, et dans le Phédon, pour qui la vie philosophique consiste à se purifier du corps.

Voyons d’abord le premier des deux thèmes. Dans le Criton, Socrate était représenté comme respectueux des lois jusqu’à en mourir ; et l’on connaît la célèbre prosopopée, où les lois d’Athènes montrent à Socrate tout ce qu’il leur doit (50a) ; Platon a le sentiment très vif que d’elles dépendent non seulement la sécurité, mais toute culture morale. Mais les lois, objecte Calliclès, ne sont elles pas de simples conventions que les hommes du vulgaire ont faites entre eux pour se défendre contre l’avidité des puissants ? La justice naturelle consiste dans des rapports de force, et le plus fort doit posséder l’autorité (Gorgias, 482c-484c). Qu’est ce donc que cette force, dont parle Calliclès ? Est ce la force physique pure et simple ? Alors elle appartient au peuple, s’il a la force d’imposer les lois (488be). C’est donc la force, accompagnée de sagesse et d’habileté, ou, plus précisément, de la connaissance raisonnée de la politique et du courage pour réaliser ses desseins (491ad). Mais le courage, qui donne de l’autorité sur les choses, implique cette forme intérieure de courage, cette autorité sur soi-même, qui est la tempérance. Car le bien n’est pas identique au plaisir, et, s’il faut choisir entre les plaisirs ceux qui sont utiles, bons et sains, on n’y arrive que grâce à la tempérance qui introduit un certain ordre dans le corps et dans l’âme, en élaguant les désirs contraires à cet ordre (504c-505b). Ce développement sur la tempérance, ou vertu de l’ordre, parent de l’égalité géométrique, est le point culminant du Gorgias (508a) ; en cette vertu, qu’il avait déjà cherché à définir dans le Charmide, il trouve ici le fondement de toutes les autres, de la piété, de la justice, du bonheur. La tempérance est l’activité réglée par l’ordre et s’oppose directement à l’activité brutale et sans frein de Calliclès. Platon entrevoit ici une vérité, qui fait ainsi le fond de sa philosophie, et qu’il développera avec force dans sa vieillesse , c’est que cette activité qu’on appelle l’art, qui choisit et agit selon des règles, est antérieure à cette prétendue nature désordonnée et déréglée que veut suivre Calliclès. Le primat de l’art, au cœur même des choses naturelles et de l’ordre du monde, est un postulat de toute la politique comme de toute la philosophie de Platon. L’ordre n’est pas une conquête humaine sur les forces déréglées ; il est plutôt le fond du réel, qui nous est révélé par une intuition intellectuelle.

Si la tempérance, avec la technique qui discerne et ordonne, est la vertu fondamentale, l’ascétisme du Phédon et le gouvernement des philosophes dans la République seront deux aspects inséparables de cette vertu ; si elle ne paraît pas occuper dans ces deux dialogues la place centrale qu’elle a dans le Gorgias, l’idée qui l’inspire, celle de la valeur supérieure et dominatrice de l’intelligence, reste le point de départ. Dans le Phédon (82e sq.) la recherche de la vérité s’accompagne de l’abstinence des plaisirs : l’âme est fixée au corps par le désir, et elle est forcée de regarder à travers le corps où elle est comme en prison ; mais la philosophie lui enseigne que la vision et les autres sensations sont pleines d’erreurs ; elle lui apprend à ne croire qu’à elle-même et à ses pensées propres ; ainsi elle détache l’âme du corps, et fait qu’elle s’abstient autant que possible des plaisirs, des désirs et des peines. La véritable vertu consiste à s’affranchir de toutes les affections ; aussi bien que la tempérance, la justice, le courage et la prudence sont des purifications (69a).

Mais d’autre part, la tempérance est aussi une vertu qui prescrit l’ordre ; elle n’a pas moins d’importance comme technique positive que comme règle d’ascétisme. La conclusion du Gorgias est, à cet égard, significative, et elle annonce la République ; les hommes ne seront améliorés que grâce à une technique scientifique que n’ont jamais possédé ni les illustres politiques d’Athènes ni les sophistes qui viennent y instruire la jeunesse (513c 515d). En définitive, la justice paraît être maintenant, non plus comme dans le Criton, la simple obéissance de l’individu aux lois de son pays, mais bien l’exigence d’une réforme politique complète, sous la conduite des philosophes.