LE PROBLÈME POLITIQUE
C’est à partir de ce moment que l’élan est donné à la pensée politique, qui se subordonne et la morale et la psychologie. Mais elle n’est plus dans la situation de la dialectique qui, elle, ne quitte pas le monde des idées ; elle se brise au contraire sans cesse contre les faits. Platon, répétons le, veut être non pas un utopiste, mais un réformateur ; comme réformateur, il doit tenir compte de la nature des hommes et de la nature des choses, telles qu’elles sont données.
Ce qu’il y a d’étrange chez ce réformateur, c’est qu’il est tout au contraire des sophistes bien loin de croire au progrès. Il a beaucoup médité sur l’histoire et l’évolution des sociétés, comme sur l’histoire des âmes individuelles, mêlant d’ailleurs à l’observation psychologique précise le mythe et la légende ; mais l’observation comme le mythe met toujours en lumière cette double conclusion que la part de justice et de vertu qu’il y a en un individu ou en une société dépend surtout des conditions extérieures, d’une heureuse chance, et que, s’il y a des changements dans les sociétés, le changement a toujours lieu vers le pire ou au mieux selon un rythme cyclique qui fait repasser la société par les mêmes étapes. La législation, fût ce celle d’un philosophe, a pour but de se servir le mieux possible des conditions de fait qu’il trouve devant lui, et aussi, d’arrêter ou d’entraver les changements, de donner à la société la plus grande stabilité possible. Jamais, au contraire, on ne voit, chez Platon, l’idée d’une réforme positive, d’une véritable invention sociale ; il s’agit toujours chez lui de maintenir et de conserver, ou bien d’élaguer et de supprimer ; il est bien significatif, le mythe qui raconte que les hommes n’ont évité la décadence complète que parce que des dieux leur ont fait connaître le feu, appris les arts, et donné les graines du blé (Politique, 274e) ; l’initiative des hommes n’aurait pu les mener jusque là.
Le but de la réforme du philosophe ne peut être alors que d’imiter autant qu’il est possible l’état de société le plus parfait, dont il possède l’idée, de prendre en quelque sorte la société au niveau où elle existe actuellement pour l’empêcher de tomber plus bas (Lois, IV, 713e) ; mais jamais il ne s’agit de promouvoir un progrès véritable. Si une société présente les conditions requises pour que s’y appliquent les efforts du philosophe, c’est par chance, par une série de circonstances indépendantes de toute volonté humaine, grâce, par exemple, à la faveur du climat et du sol (704 a sq.), que l’on fasse d’ailleurs de cette chance l’effet d’un hasard ou de la providence divine.
De là le caractère positif et réaliste, conservateur même parfois, de la politique platonicienne ; de là, son goût, croissant avec l’âge, pour l’histoire et les antiques traditions ; de là, sa condamnation de toute la politique d’expansion qui avait fait la grandeur d’Athènes, mais aussi bouleversé les mœurs . Il est resté attaché uniquement à la forme traditionnelle de la cité grecque. Il est bien entendu, par exemple, que dans la République, c’est une cité grecque qu’il a à administrer (470e). Si plus tard, dans le Politique (262 cd), il a jugé ridicule la division de l’humanité en Grecs et Barbares, il n’en est pas moins vrai qu’il veut avant tout fortifier l’hellénisme, ramener la paix entre les cités et faire cesser les pratiques de pillage et de réduction à l’esclavage qui accompagnaient les victoires d’une cité sur une autre .