NATURE ET SOCIÉTÉ
Ici se présente à Platon une question redoutable. Les besoins de la société idéale doivent compter avec la nature. En effet, l’exercice de chaque fonction sociale suppose non seulement une éducation acquise, mais encore des aptitudes naturelles. L’amour du gain chez l’artisan, la passion généreuse nécessaire chez le soldat, la prudence et la réflexion chez le gardien de la cité ont pour fond un caractère inné qu’aucune forme sociale ne pourrait produire (455b). Il y a plus : les proportions diverses dans lesquelles ces caractères existent, dépendent de la nature du milieu géographique. « Une région, dira t il à la fin de sa vie, n’est pas propre à l’égal d’une autre à rendre les hommes meilleurs ou pires » . L’étude des nombres qui, chez certains, mène jusqu’à la philosophie et à la dialectique, produira, chez les Égyptiens, les Phéniciens et chez tant d’autres peuples, la fourberie et non la science.
Cette nature, Platon y attache une importance extrême : en particulier, lorsqu’il vient à parler des véritables chefs de la cité, des philosophes, il ne se lasse pas de recommander de choisir, selon leurs aptitudes naturelles, ceux qui seront capables de recevoir l’enseignement de la dialectique ; et il fait une liste très détaillée des qualités innées indispensables : amour de la vérité et facilité à apprendre, faiblesse des désirs qui s’opposent à la connaissance, noblesse d’âme et courage, enfin, une mémoire précise et étendue : la réunion de ces qualités est très rare, puisqu’il y a presque incompatibilité entre les qualités qu’on leur demande, notamment entre la subtilité d’un esprit sans cesse actif et la gravité calme, entre l’inertie de l’homme insouciant des périls et le regard aigu qui les pénètre : la noblesse d’un vieil Athénien et la subtilité d’un sophiste, voilà ce que doit réunir la nature philosophique.
Or, entre les exigences de la société idéale et ce que lui fournit la nature, il n’y a pas nécessairement harmonie. Il y a là tout un côté de la réalité qui échappe aux prises de l’art humain ; il n’est pas de penseur qui en ait tenu plus grand compte que Platon. Pour expliquer ce donné ultime, cette réalité des caractères, qui résiste à la raison, et qui pourtant nous fixe à chacun notre destinée, il a fait appel à un mode d’explication qui est lui-même irrationnel ; au mythe du choix des vies. Après cette vie, les âmes subissent des châtiments ou profitent de récompenses, selon la justice dont elles ont fait preuve ; puis elles se réunissent pour choisir une nouvelle vie : ce choix est pleinement volontaire, et les dieux n’en sont nullement responsables ; mais, une fois fait, il est sanctionné par la nécessité et les Moires, et l’âme n’échappera plus à son sort ; elle passe avant de renaître dans l’eau du Léthé qui lui enlève tout souvenir de son choix ; puis sa nouvelle vie se déroule conformément à ce qu’elle a voulu. On voit, par la place qu’il occupe à la fin de la République (617d-622b), quelle préoccupation politique trahit ce mythe, bien qu’il n’y soit question que de la destinée individuelle. Il y a, jusqu’à un certain point, conflit entre l’explication mythique qui attribue notre sort à un choix volontaire, et l’explication naturaliste qui rend compte du caractère des hommes par le milieu géographique ; et peut-être est ce pour unir l’une et l’autre que Platon, dans la dernière forme qu’il ait donnée au mythe, fait appel à l’action de la providence et de la Diké universelle qui organise le monde de manière que chaque âme soit spontanément attirée vers le lieu où elle mérite d’aller . Son intention n’en reste pas moins nette : c’est de poser le caractère comme une donnée ultime.
D’autre part, la fixité des caractères est, en une certaine mesure, un garant de fixité sociale, et par conséquent de justice. Aussi l’art social, s’il ne peut les produire à sa guise, doit au moins les empêcher de s’altérer de génération en génération. Ici, et pour donner une certaine prise au législateur, Platon introduit, outre les explications mythique et naturaliste, une explication par l’hérédité, incompatible avec les deux premières ; si l’explication est vraie, les chefs de la cité peuvent, en réglementant habilement les mariages, arriver à maintenir à l’état de pureté les caractères convenables à chaque classe sociale, comme les éleveurs savent maintenir les races pures (République, 459b ; 460de). Et c’est la négligence dans l’application exacte du règlement des unions qui amènera avec la décadence de l’aristocratie philosophique, celle de la cité tout entière (546c). Aucun moyen humain, il faut y insister, n’est donné pour rétablir l’état primitif ; chez Platon, les lois ne créent pas ; elles conservent. Il ne compte, pour revenir au point de départ, que sur le cycle qui gouverne le changement, et qui est celui d’un devenir circulaire dont les phases se répètent.