LES LOIS
Ce sentiment de la relativité et de l’instabilité des choses humaines est particulièrement vif dans les Lois, l’œuvre inachevée de la vieillesse de Platon ; elle est remplie de prescriptions de détail, qui indiquent l’intention très nette de réaliser sa réforme, peut être dans les villes siciliennes qui allaient être restaurées après la mort de Denys. Le problème des Lois est, comme celui du Timée, un problème du mélange ; on cherche ici quelles proportions rendront la société le plus stable possible, comme on a découvert là bas celles qui donnaient au cosmos la durée impérissable. Stable et parfait, c’est tout un pour Platon : « Il importe avant tout que les lois soient stables » (797a). Jusqu’aux jouets des enfants, tout doit rester identique d’une génération à l’autre ; tout changement est un trouble, qu’il s’agisse de l’organisme ou de la cité ; les lois ne sont l’objet d’un véritable respect que si l’on n’a aucun souvenir d’un temps où les choses auraient été autrement que maintenant ; « et le législateur doit imaginer tous les moyens pour produire cet état de choses dans la cité ».
De ces moyens, certains échappent à sa volonté ; ce sont ceux qui viennent de la nature ; un milieu propice à l’éclosion du caractère, une contrée assez isolée de la mer et des autres cités pour qu’elle n’ait pas de chance d’être contaminée par le commerce et par l’influence des autres, telles sont les heureuses chances qu’on ne doit qu’aux dieux. En revanche, le législateur peut limiter le nombre des citoyens, en choisissant un nombre assez faible, mais tel qu’il soit multiple du plus d’autres nombres possible.
Mais surtout, il est maître du mélange qui produira la constitution la plus stable (691c sq.). L’histoire nous montre l’exemple d’une constitution qui a résisté au temps : c’est celle de Sparte, qui a observé les règles de la mesure, et s’est gardé de tout excès ; les puissances des deux rois sont tempérées l’une par l’autre ; leur pouvoir est limité par celui du sénat où la puissance modératrice des vieillards s’allie à la force bouillante de la jeunesse ; il est limité également par le pouvoir des éphores. « De cette manière, la royauté, mélangée comme il fallait à d’autres éléments et recevant d’eux la mesure, s’est conservée elle même et a conservé le reste. Au contraire l’histoire montre la décadence de la constitution perse, cette royauté libérale qui se transforme en tyrannie, et celle de la constitution démocratique d’Athènes où la liberté amène une anarchie sans frein. Donc il y a deux constitutions antithétiques, despotisme et démocratie, et mères de toutes les autres » ; isolées, elles sont mauvaises ; mais leur mélange bien proportionné produit la bonne constitution (693 d).
Qu’est ce qui empêche la décadence ? (Car toujours, et ici encore, il est question de frein qui arrête et non d’un progrès positif). Ce qui l’empêchera, c’est l’harmonie entre la sensibilité et l’intelligence qui juge (689a) ; la cause de la chute, c’est que l’on prend plaisir à ce que l’on juge mauvais et injuste, et que l’on voit avec peine ce que l’on juge juste, c’est à cause de cette disposition d’esprit, qui est la pire des ignorances, que la cité n’est plus, comme elle doit l’être, « amie d’elle même » (701d).
Platon sent bien que la pure intelligence ne suffit pas ; il y faut encore l’inclination, et une inclination libre et volontaire. Le législateur doit donc obtenir l’assentiment non par la violence, mais par la persuasion (887a sq.) ; de là, l’usage des prologues développant les motifs d’obéir aux lois (719c 723b) ; cette sorte de prédication morale était une nouveauté dans la législation.
Les résultats de cette manière d’assurer la stabilité sociale par une foi enracinée dans les esprits, sont particulièrement nets dans le livre X, qui concerne les croyances religieuses. L’impiété y est traitée avant tout comme un danger social ; l’athéisme que Platon combat, c’est celui des sophistes, qui considéraient les dieux comme des inventions humaines (891 b 899 d) ; les négateurs de la providence qu’il réfute ne sont point des théoriciens, mais des gens qui laissent libre cours à leurs passions parce qu’ils ne croient pas que la justice divine entre dans le détail des affaires humaines (899d 905 d) ; enfin, la croyance erronée que l’on séduit Dieu par des prières se rattache à toute une série de pratiques cultuelles et rituelles qui impliquent des associations privées périlleuses pour la vie sociale (905d-907b) . Aussi, s’il faut d’abord essayer de prévenir l’impiété par des arguments rationnels, comme le fait Platon, il faut prévoir de sérieuses pénalités pour ceux qui ne veulent pas se laisser convaincre. Selon les cas, la prison à temps ou la prison perpétuelle éloignent de la cité ces dangereux impies (908a sq.).
Le dernier mot de Platon politique est cette sérénité contemplative du sage qui voit les ressorts cachés qui font agir les hommes. « Les choses humaines ne valent pas d’être prises très au sérieux… L’homme est un jouet de Dieu, une machine pour lui » (803b). Le législateur est avant tout celui qui connaît cette machine et qui sait mener les hommes.