23. L’ACADÉMIE AU IVe SIÈCLE APRÈS PLATON

L’ACADÉMIE AU IVe SIÈCLE APRÈS PLATON

L’Académie, après Platon, eut successivement pour chefs, Speusippe, le neveu du maître (348 339), Xénocrate (339-315), Polémon (315 269). L’histoire des doctrines des deux premiers n’est guère connue que par quelques allusions d’Aristote. Elles paraissent avoir été des développements tout à fait libres de certaines suggestions du maître ; il n’existe pas à ce moment d’orthodoxie platonicienne, et c’est même l’occasion d’un vif reproche que les néo platoniciens firent aux successeurs directs de Platon . Aussi le platonisme, miné par les divergences d’école, est ruiné par l’attaque des nouveaux dogmatismes en formation ; Aristote, les Stoïciens et Épicure s’accordent pour le combattre.

Le problème central paraît avoir été pour eux, comme pour Platon vieillissant, celui de la formation des mixtes. Comme dans la Philèbe, comme dans le Timée, il s’agit d’expliquer les diverses formes de la réalité par l’introduction d’une mesure ou d’un rapport fixe dans une réalité primitivement indéfinie et sans fixité. Mais ce mode d’explication n’est qu’un schème vague qui n’exclut pas les divergences. D’une part, en effet, il vaut avant tout pour expliquer les nombres ; l’Un, déterminant le multiple ou dyade indéfinie du grand et du petit, l’égal déterminant l’inégal ; mais que dire des autres réalités telles que les grandeurs mathématiques ou le monde ? Speusippe a pensé que chacune d’elles impliquait un nouveau couple de principes, différent de celui d’où naissent les nombres ; comme le nombre vient de l’union de l’un et du multiple, par exemple, les grandeurs mathématiques naissent du mélange de l’indivisible avec l’espace indéfini ; les réalités des divers degrés ayant dès lors chacune leurs principes spéciaux ne dépendront plus les unes des autres, et l’ensemble des choses, selon l’objection d’Aristote, sera comme une mauvaise tragédie, faite d’épisodes . Pourtant, bien qu’introduisant pour chaque degré des couples de principes distincts, Speusippe a dû insister sur l’analogie ou similitude qu’il y avait entre ces couples successifs : par exemple, bien que l’intelligence, principe d’union dans l’âme du monde, ait une nature spéciale absolument distincte de l’un, principe du monde , il y a pourtant entre l’un et l’intelligence une analogie de rôle : ce sont des analogies de ce genre que Speusippe recherchait peut être dans son traité sur les Semblables, dont les fragments se rapportent à la classification des êtres vivants.

Il suit également de la doctrine de Speusippe que les premiers degrés de la réalité ne contiennent en rien la richesse et la plénitude des degrés subséquents. Le Bien ou Perfection n’est donc pas au début : de même le germe vivant ne contient nulle des perfections que l’on trouve chez l’animal adulte. Aussi c’est à tort, selon lui, que l’on assimile, l’Un, qui est principe, au Bien qui est postérieur.

On voit tout ce que Speusippe a sacrifié de la dialectique platonicienne : en supprimant la continuité qui lie par une chaîne déductive les formes de la réalité au principe, il a nié l’existence du bien comme principe, celle des nombres idéaux, celle même des idées ; considérant la série des mixtes, nombres mathématiques, grandeurs mathématiques, âme, il emploie le schème platonicien, pour construire chacun d’eux ; mais il ignore leur liaison.

En contraste parfait avec Speusippe, Xénocrate semble avoir voulu insister sur l’unité et la continuité de la série des formes dans l’être ; il identifie les idées aux nombres idéaux , et il retrouve ces nombres dans la série des êtres qui en dépendent, dans les lignes et les surfaces idéales, qu’il démontre être insécables, dans l’âme qu’il définit un nombre qui se meut et ailleurs une combinaison de l’un et du multiple, enfin dans le ciel et toutes les choses sensibles . Tandis que Speusippe refuse d’assimiler l’Un au Bien, parce qu’il faudrait identifier au mal son contraire qui est le multiple, Xénocrate n’hésite pas devant cette conclusion ; d’où il suit, si tous les êtres, sauf l’Un, sont des mixtes de l’un et du multiple, que tous, ils participent au mal. Sa théorie des lignes insécables est celle qui est le mieux connue grâce au traité apocryphe d’Aristote Sur les lignes insécables ; la ligne idéale (et le même argument s’applique à la surface et au corps) doit être indivisible, parce qu’elle est antérieure à toutes les autres et parce qu’elle est leur unité de mesure.

Xénocrate a cherché à nier partout l’apparente discontinuité des choses ; Platon avait déjà indiqué dans le Timée que tout corps sensible devait se composer des quatre éléments ; cette unité substantielle des diverses régions du monde, si contraire à la doctrine qu’Aristote allait soutenir, Xénocrate la reprend pour son compte, en considérant la solidité de la région terrestre comme imitant celle de la lune et celle du soleil .

Les doctrines de Speusippe et de Xénocrate sont donc divergentes ; mais le problème qu’elles résolvent est le même. Aussi les deux disciples se retrouvent ils d’accord, lorsqu’il s’agit d’interpréter le Timée ; Platon en découvrant la genèse de l’âme et du monde, n’a pas voulu selon eux décrire un devenir réel ; le monde est éternel ; c’est pour la commodité que Platon suppose qu’il naît, comme le géomètre fait naître par construction des figures, seulement pour mieux dégager les éléments dont elles se composent.

La méthode platonicienne se fixe donc, chez ses successeurs, en une doctrine ; la libre fantaisie des mythes aussi va se terminer en dogmes. Cette transformation se relie au goût très vif que le IVe siècle, même avant l’époque d’Alexandre, marque pour l’Orient. De ce goût témoignaient déjà les titres de certains traités de Démocrite sur l’écriture sacrée des Babyloniens et des Égyptiens, et son admiration pour la sagesse des Orientaux, dont il a peut être traduit les sentences morales . Platon lui-même ou peut être un de ses élèves immédiats, Philippe d’Oponte, a écrit, comme suite aux Lois, l’Épinomis, qui contient la première codification, à nous connue, de la théologie astrale chez les Grecs. Les astronomes du IVe siècle, en éloignant le ciel de la terre, en distinguant radicalement les choses célestes des météores, en montrant l’uniformité du mouvement des planètes, ont donné un cadre nouveau à cette théologie issue de l’Orient (Épinomis 986 e ; 987b) ; l’ordre qui règne dans les cieux est la preuve de l’intelligence des astres et de la divinité des âmes qui les animent (Épinomis, 982 b) ; le monde se divise en parties hiérarchisées dont chacune porte ses vivants ; entre la terre, séjour du désordre, et le ciel, séjour des dieux visibles (984 d), se trouve l’air, où vivent ces êtres transparents et invisibles que sont les démons ; doués d’une intelligence merveilleuse, de science et de mémoire, ils aiment les bons et haïssent les méchants ; car ils connaissent notre pensée ; ils ne sont d’ailleurs pas impassibles comme les dieux, mais capables de plaisir et de douleur (984d 985b). Xénocrate admettait une hiérarchie théologique tout à fait analogue à celle de l’Épinomis : au sommet, les dieux suprêmes qui sont l’unité et la dyade ; l’unité qui est mâle, père, roi du ciel, Zeus, intelligence ; la dyade, divinité féminine, mère des dieux, âme de l’univers ; au dessous le ciel et les astres, qui sont les dieux olympiens ; au dessous encore les démons invisibles, sublunaires qui pénètrent dans les éléments . On voit l’union décisive qui s’établit alors entre l’image rationnelle du cosmos et les vieilles représentations mythiques et théologiques ; les démons en qui et par qui se réalisent le lien et l’unité du monde, occupent naturellement la place centrale dans cette religion cosmique, dont on verra l’extraordinaire développement dans le stoïcisme et le néo-platonisme.

Mais Speusippe et Xénocrate semblent s’être surtout occupés de morale ; neuf des trente deux ouvrages de Speusippe, dont Diogène (IV, 4) a conservé les titres, et vingt neuf des soixante ouvrages de Xénocrate (IV, 11) se réfèrent expressément à la morale ; leur successeur Polémon est surtout connu comme moraliste et son contemporain Crantor écrit un petit traité Sur le Deuil, que Panétius le Stoïcien, deux siècles plus tard, recommandait d’apprendre . Deux traits caractérisent cette doctrine morale, d’ailleurs fort mal connue : d’abord un certain naturalisme ; il y a des tendances naturelles primitives qui nous portent vers l’intégrité du corps, la santé, l’activité intellectuelle ; la fin des biens consiste, selon Speusippe, à atteindre la perfection dans les choses conformes à la nature, et, selon Polémon, à « vivre selon la nature, c’est à dire à jouir des dons naturels primitifs en y joignant la vertu ». Le second trait, qui dérive de la République, est la prescription qui commande de régler et de discipliner les sentiments plutôt que de les supprimer ; cette métriopathie, conseillée par Crantor dans le chagrin d’un deuil, contraste avec la sauvage impassibilité prêchée par les nouvelles sectes d’alors ; elle restera le ton de ces écrits de circonstances, les Consolations, qui vont devenir si nombreux dans les siècles suivants ; certains thèmes (par exemple l’argument que la mort n’est pas à craindre, soit qu’elle soit l’anéantissement, soit que l’âme passe après dans un lieu meilleur), qui se retrouvent dans tous ces écrits, remontent jusqu’à l’Apologie de Platon (40 c), d’où elles durent passer, par Crantor, à tous ses imitateurs . Sous cet aspect, l’Académie a un rôle non sans importance dans le mouvement de prédication morale, toute humaine et indépendante des doctrines, que nous verrons se développer au IIIe siècle, et qui dominera plus ou moins les divergences des sectes.