4. DIALECTIQUE SOCRATIQUE ET MATHÉMATIQUES.

DIALECTIQUE SOCRATIQUE ET MATHÉMATIQUES.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, TOME I: L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE

Et d’abord, qu’est ce que la science platonicienne ? Elle est caractérisée par l’union intime entre l’objet de la connaissance et le procédé méthodique par lequel on l’atteint. Il y a là un point de première importance sur lequel on ne peut assez insister. Nous voyons Platon partir de ce que l’on appelle ordinairement le concept socratique, mais de ce que, lui, il appelle déjà l’idée (eidos ou idea), le courage, la vertu, la piété, c’est à dire, comme il le dit dans l’Euthyphron (6d [‘6d’]) « le caractère unique par lequel toute chose pieuse est pieuse », et dont on se sert « comme d’un terme de comparaison pour déclarer que tout ce qui est fait de semblable est pieux ». L’idée est donc un caractère qui réside dans les choses elles mêmes, mais que l’on ne peut dégager que par l’examen socratique. Nous ne sommes sûrs, en effet, que la formule atteinte par le répondant exprime véritablement l’idée, que lorsqu’elle aura résisté à cet examen et sera sortie triomphante de l’épreuve. Il n’y a ni révélation ni intuition immédiate qui puisse l’en dispenser. La méthode est d’ailleurs, ici, bien plus importante que l’objet ; en fait, Socrate n’aboutit jamais à l’idée ; en revanche, il discipline l’esprit et lui enlève ses illusions.

La recherche socratique se bornait aux choses morales. On admet, d’après le témoignage d’Aristote, que Platon ne fit qu’étendre la méthode à des idées qui n’étaient pas de la sphère de l’action, et qu’il « sépara » ces idées, c’est à dire leur conféra une réalité distincte. Mais de quelle manière s’est faite cette transformation ? A t elle ce caractère purement arbitraire qu’Aristote lui donne ? Il ne le semble pas : la séparation des idées, qui en fait des réalités supérieures aux choses sensibles, paraît coïncider avec la place que Platon donne aux mathématiques.

Les mathématiques, tout en employant une méthode rigoureuse, savent, au contraire de Socrate, aboutir à des conclusions positives. Comment et pourquoi ? C’est grâce à un procédé que Platon appelle hypothèse et qu’il définit très clairement dans le Ménon (87a) : « Quand on demande au géomètre à propos d’une surface, par exemple, si tel triangle peut s’inscrire dans tel cercle, il répondra : « Je ne sais pas encore si cette surface s’y prête ; mais je crois à propos, pour le déterminer, de raisonner par hypothèse de la manière suivante : si cette surface est telle que le parallélogramme de même surface appliqué à une droite donnée soit défaillant de telle surface, le résultat sera ceci ; sinon, il sera cela ». Cette méthode est l’analyse qui consiste à remonter du conditionné à la condition, en visant avant tout à établir un rapport de conséquence logique entre deux propositions, tout en laissant provisoirement de côté la question de savoir si la condition elle même est réalisée. Cette condition pourra faire l’objet d’une recherche analogue, et être elle même rapportée à une condition que l’on suppose.

A la discussion socratique se substitue donc dans le Ménon l’analyse mathématique. Or, l’existence et la séparation des idées nous sont présentées dans le Phédon avec une parfaite clarté, comme résultant de l’application de la méthode d’analyse au problème de l’explication des choses tel qu’il était posé par la physique. Platon raconte comment, ayant constaté que les physiciens ne pouvaient arriver à l’explication des faits plus simples, Socrate a été séduit par un livre d’Anaxagore, où on lisait que « l’intelligence était l’ordonnatrice et la cause de toutes choses » (97c) ; mais en avançant dans sa lecture, il s’aperçoit que, dans l’explication du détail des phénomènes, par exemple de la forme de la terre ou des mouvements des astres, l’intelligence n’intervient nullement, et qu’Anaxagore a recours à l’air, à l’éther, à l’eau ; il expliquerait que Socrate est assis dans sa prison, non parce qu’il a refusé de s’évader, mais parce que son organisme a telle ou telle propriété. C’est alors que Socrate se décide, pour résoudre les problèmes physiques, à laisser entièrement de côté les réalités données par la vue ou les autres sensations, et à tenter, dans une « seconde traversée », d’employer la méthode, déjà indiquée dans le Ménon, c’est à-dire de « poser par hypothèse la formule que je jugerais être la plus solide, puis de poser comme vrai ce qui s’accordera avec cette formule, comme non vrai ce qui ne s’accordera pas avec elle ». Dans le problème de l’explication des choses, cette formule est celle qui affirme les idées ; « on supposera qu’il existe un beau en soi, un bon en soi, un grand en soi, et ainsi du reste » ; et si une chose est belle sans être le beau en soi, on l’expliquera en disant qu’elle « participe » au beau en soi. L’intention de Platon devient très claire lorsqu’il compare son mode d’explication à celui des physiciens. Soit à expliquer comment deux choses forment un couple ; le physicien nous dit soit que deux choses, primitivement éloignées se sont rapprochées, soit qu’une même chose s’est divisée en deux ; il nous donne donc deux explications contradictoires du même fait, ou plutôt il ne l’explique pas ; aucune opération physique ne peut expliquer la genèse de la dyade ; car la dyade existe en soi, indépendamment de toutes les opérations physiques, comme objet de la mathématique ; et c’est par participation à cette dyade en soi que naît tout couple de deux choses .

On voit comment la théorie des idées est liée à la méthode analytique ou méthode de l’hypothèse. La méthode est bien plus vaste et large que la théorie des idées qui n’en est qu’une application particulière. C’est là tout l’esprit du platonisme auquel s’opposeront si manifestement les dogmatismes qui vont suivre. L’élan de pensée reste, pour Platon comme pour Socrate, plus important que la réussite.