DIALECTIQUE PLATONICIENNE
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, TOME I: L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE
Mais la méthode analytique pose un grave problème, pressenti dans le Phédon et longuement traité dans la République. Dans cette méthode, en effet, l’hypothèse, après avoir servi à la démonstration, doit elle même être ramenée à une hypothèse plus haute ; mais dans cette régression vers les conditions, il faut bien s’arrêter à un terme qui « se suffit » (Phédon, 101d), qui n’est plus lui-même supposé (République, 511b [‘511b’]). Or ici les mathématiques nous abandonnent complètement : pour résoudre leurs problèmes, elles supposent des droites ou des courbes, des nombres pairs ou impairs ; mais ces suppositions restent des suppositions, dont pourra seule rendre raison une science supérieure, une dialectique qui arrive à l’inconditionné. Lorsque Platon désigne ce terme par les expressions Bien ou idée du Bien (508e), son intention est assez claire ; il veut dire que la seule explication définitive que l’on puisse donner d’une chose, c’est qu’elle est bonne ou qu’elle participe au Bien. D’après les dialogues postérieurs, on peut supposer que, dès l’époque où il écrivait la République, il raisonnait de la même manière que dans le Timée ; dans le Timée (29e-30a [‘29e’]) les rapports mathématiques ou les formes géométriques qui sont supposés par l’astronome pour expliquer les mouvements des astres ne sont à leur tour expliqués que parce qu’ils réalisent un plan du démiurge, plan qui dérive de sa bonté ; la bonté est ce que tout présuppose, sans rien présupposer du tout. Ce qu’Aristote appellera la cause finale est la cause véritable et absolue, qui donne l’explication dernière ; comme les vertus elles mêmes, la justice et la beauté ne valent rien, si on ne sait « par où elles sont bonnes » (506a). Le Bien est comme un soleil à la lumière duquel les autres choses sont connues dans leur raison d’être, et à la chaleur duquel elles existent. « Le Bien n’est donc pas un être ; il est au delà de l’être en dignité et en puissance » (506b).
On ne peut espérer comprendre ce passage énigmatique de la République sur l’idée du Bien que si l’on se rend bien compte du problème qu’elle est destinée à résoudre. Dans le Phédon, Platon avait appelé du nom général de réflexion (dianoia) la pensée qui procède par la découverte d’hypothèses ; mais à quoi reconnaître que la condition à laquelle on est remonté en allant d’hypothèse en hypothèse n’est plus elle même une hypothèse ? Non assurément au lien logique de dépendance que tout le reste a avec elle, ce qui ne la distinguerait pas d’une autre hypothèse ; on ne saurait le reconnaître que par une intuition intellectuelle directe (noésis) et une sorte de vision ; elle n’a à se justifier d’aucune autre manière (République, 511d).
De là découle le régime du philosophe, tel qu’il est dépeint au VIIe livre de la République, A la base de sa formation intellectuelle se trouvent les quatre sciences, qui emploient la « méthode par hypothèse » : arithmétique, géométrie, astronomie, musique ; Platon a le plus grand soin d’indiquer qu’il n’admet ces sciences que dans la mesure où elles emploient cette méthode ; il en élague tout ce qui pourrait s’y mêler d’observation sensible, tout ce qui n’est pas démonstratif ; l’arithmétique, par exemple, n’est pas l’art de compter qui sert au marchand ou au stratège, mais la science qui discerne les nombres en eux mêmes, indépendamment des choses sensibles (525e) ; de la même manière, la géométrie n’est point l’arpentage (526d) et Platon en trouve une preuve par le fait dans une partie nouvelle de cette science, à laquelle il n’a point cessé d’attacher de l’importance, la stéréométrie ou science des solides réguliers, qui n’est plus du tout une mesure des surfaces, intermédiaire entre la géométrie proprement dite et l’astronomie (528a). L’astronomie qui n’admet que des combinaisons de mouvements uniformes pour expliquer le mouvement des astres et des planètes est donc fort loin de l’observation des astres, qui ne présente directement à la vue que des mouvements irréguliers (530ad). Enfin le musicien qui accorde son instrument en tâtonnant n’est point le savant qui découvre les rapports numériques simples qui constituent les accords (531ab). Ces quatre sciences donc, en nous forçant à nous élever à des hypothèses par la pensée seule, en dehors des choses sensibles, nous attirent vers l’être, vers les réalités vraies (533ab).
Mais ce n’est là qu’une préparation ; à ces sciences se superpose la dialectique. Le véritable dialecticien est l’esprit « synoptique », celui qui ne garde pas les sciences à l’état d’éparpillement, mais voit leur parenté entre elles et avec l’être (537c) ; c’est en un mot celui qui rattache la diversité des hypothèses à leur racine unique, le Bien, et par la science du Bien, qui est la plus grande de toutes, les éclaire et en montre la réalité.