Recherchons encore le mode d’union de l’âme et du corps. Peut-être n’est-elle pas plus possible que, par exemple, celle d’une ligne et de la couleur blanche, c’est-à-dire de deux natures différentes. Est-ce un entrelacement ? L’entrelacement ne fait pas la sympathie ; des choses entrelacées peuvent ne rien éprouver les unes des autres ; l’âme, tout en étant répandue à travers le corps, pourrait n’en pas éprouver les passions et être comme la lumière, surtout si on peut la considérer comme entrelacée au milieu qu’elle traverse. L’âme n’éprouvera pas les passions du corps, du fait qu’elle y est entrelacée ; elle sera dans le corps comme la forme est dans la matière. Mais puisqu’elle est une SUBSTANCE, l’âme sera une forme séparée du corps, et il sera préférable de la considérer comme se servant du corps. Est-elle comme la forme que l’on donne au fer pour fabriquer une hache ? c’est alors la hache, couple du fer et de la forme, qui agit, c’est le fer doué d’une certaine forme ; et il agit selon cette forme. C’est alors plutôt au corps qu’il faudrait attribuer les passions qu’il partage avec l’âme, mais au corps vivant, j’entends le « corps naturel, organisé et possédant la vie en puissance ». (Aristote) dit bien en effet que s’il est absurde de prétendre que c’est l’âme qui tisse, il est aussi absurde de prétendre que c’est elle qui désire et qui souffre ; c’est bien plutôt l’animal. ENNÉADES – Bréhier: I, 1 (53) – Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 4
— Pourtant, c’est nous qui sentons. Comment est-ce possible ? — C’est que nous ne sommes point séparés de l’animal ainsi constitué, non plus que d’autres éléments plus précieux qui entrent en la SUBSTANCE totale de l’homme, qui est faite d’éléments nombreux. Quant à la puissance sensitive de l’âme, elle doit percevoir non pas les choses sensibles, mais les empreintes qui se produisent dans l’animal à la suite de la sensation ; et ces empreintes sont intelligibles. La sensation externe n’est que le reflet de cette sensation propre à l’âme ; celle-ci est plus vraie et plus réelle que celle-là ; et elle est une contemplation impassible des formes. De ces formes naissent les actes, dont l’âme reçoit le pouvoir directeur qu’elle a, seule, sur l’animal, à savoir la réflexion, l’opinion et les notions intellectuelles. C’est là surtout que nous sommes nous-mêmes ; sans doute, tout ce qui a lieu auparavant est à nous ; mais, ce qui a lieu à partir de ce point, constitue ce nous, qui d’en haut dirige l’animal. ENNÉADES – Bréhier: I, 1 (53) – Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 7
Et lorsqu’il perd la raison, sous le flot des maladies ou des artifices de la magie ? – Si (les Stoïciens) admettent que, dans ces conditions, il ne perd pas la sagesse, non plus que dans l’état de sommeil, qu’est-ce qui l’empêche de garder le bonheur ? Car (les Stoïciens) disent qu’il ne perd pas le bonheur pendant son sommeil ; ils ne déduisent pas la durée du sommeil du temps de son bonheur, puisqu’ils disent qu’il est heureux pendant toute la vie. – On dira qu’il est alors heureux mais non pas sage. – Mais l’on ne parle plus alors de la même question ; c’est dans la supposition où il reste sage que nous demandions s’il est heureux tant qu’il reste sage. – Soit, dit-on, il reste sage ; sans le sentiment de sa vertu et sans les actions vertueuses, comment pourrait-il être heureux ?- Si l’on ne sent pas son état de santé, on a pourtant la santé ; si l’on ne sent pas sa beauté, on n’en est pas moins beau ; si l’on n’a pas le sentiment de sa sagesse, en serait-on moins sage ? – Oui, dira-t-on ; car la sagesse implique nécessairement le sentiment et la conscience de soi ; c’est dans la sagesse qui agit que l’on trouve le bonheur. – Si la pensée et la sagesse étaient des qualités acquises, l’argument serait bon ; mais la sagesse est dans la SUBSTANCE d’un être, ou plutôt de l’être ; cet être ne disparaît pas quand le sage est dans l’état de sommeil ou dans un état inconscient quelconque ; l’acte de cet être est lui-même dans le sage et cet acte est une veille sans sommeil ; le sage comme tel agit donc, même dans cet état ; mais cette action lui échappe ; non pas, il est vrai, à lui tout entier, mais à une partie de lui-même. (L’activité végétative aussi existe en nous ; mais elle ne s’étend pas à tout l’homme ; nous ne percevons pas cette activité par la sensation ; si le moi était cette activité, c’est lui qui agirait alors. En réalité, il est non pas cette activité, mais une activité pensante ; donc quand la pensée agit, c’est nous qui agissons.) ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 9
La matière, qui est en puissance par rapport aux formes qu’elle reçoit, est-elle, à d’autres égards, un être en acte ou n’est-elle pas du tout un être en acte ? D’une manière générale, ceux des êtres en puissance qui persistent après avoir reçu une forme, deviennent-ils alors eux-mêmes des êtres en acte, ou bien être en acte se ditil seulement de la statue, si bien qu’il n’y a qu’opposition entre la statue en acte et la statue en puissance, et que être en acte ne se dit pas de la chose dont on disait qu’elle était statue en puissance ? S’il en est ainsi, il ne faut pas dire : l’être en puissance devient être en acte, mais : de l’être en puissance, qui est d’abord, est venu ensuite l’être en acte. Quant à l’être en acte, c’est le couple de matière et de forme, et non pas la matière ; c’est aussi la forme qui est en elle. C’est du moins le cas lorsque le nouvel être naît comme la statue naît de l’airain. Car la SUBSTANCE nouvelle, la statue, est le couple de matière et de forme. Mais dans le cas où l’être en puissance ne subsiste absolument pas dans l’être en acte, il est clair que l’être en puissance est complètement différent de l’être en acte. ENNÉADES – Bréhier: II, 5 (25) – Que veut dire en puissance et en acte ? 2
L’être est-il différent de la SUBSTANCE ? L’être est-il ce qui est sans plus, ce qui est isolé des autres choses ? La SUBSTANCE, est-ce l’être pris avec d’autres choses, avec le mouvement et le repos, l’identité et la différence ? Sont-ce là les éléments de la SUBSTANCE ? La SUBSTANCE est-elle un ensemble dont les parties sont l’être, le mouvement, etc. ? C’est donc par accident que le mouvement est un être ; mais est-il SUBSTANCE par accident, ou bien est-il un complément de la SUBSTANCE ? – Non, en lui-même, il est SUBSTANCE ; dans le monde intelligible, tout est SUBSTANCE. – Pourquoi n’en est est-il pas de même dans le monde sensible ? – Parce que, là-bas, tous les êtres n’en font qu’un ; mais ici, on ne voit que leurs images, séparées l’une de l’autre et formant chacune une chose différente. De même, dans la semence, toutes les parties sont réunies, et chacune y est toutes les autres ; la main et le pied n’y ont pas une existence distincte ; mais, dans le corps, ces parties sont séparées l’une de l’autre ; c’est qu’elles sont alors des reflets sans réalité. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
Dans le monde intelligible, les qualités sont-elles des différences de la SUBSTANCE situées dans la SUBSTANCE ou dans l’être, par lesquelles les SUBSTANCEs se distinguent les unes des autres, et même par lesquelles elles sont des SUBSTANCEs ? Cette définition est admissible, mais restreinte aux qualités du monde sensible ; parmi ces qualités, les unes sont bien en effet des différences de la SUBSTANCE, comme « bipède et quadrupède » ; mais les autres ne sont point des différences substantielles et ne sont que des qualités. – Pourtant la même chose peut être, dans un cas, une différence qui complète une SUBSTANCE, et, dans un autre cas, non pas une pareille différence, mais un simple accident. Par exemple, le blanc est un complément de la SUBSTANCE dans la neige ou dans la céruse ; et en toi, il est un accident. – Dans le premier cas, il est dans la raison (séminale) ; il est complément de la SUBSTANCE, mais il n’est pas vraiment une qualité. Dans le second cas il n’est qu’à la surface du corps et il est une qualité. À moins qu’il ne faille diviser les qualités en deux espèces : les qualités substantielles qui sont des propres de la SUBSTANCE, et les qualités qui sont seulement des qualités ; celles-ci qualifient la SUBSTANCE ; mais elles ne font pas la différence des SUBSTANCEs entre elles, et ne proviennent pas de la SUBSTANCE elle-même ; dans une SUBSTANCE déjà entièrement constituée, elles introduisent une manière d’être purement extérieure ; elles viennent après la SUBSTANCE de l’être et s’ajoutent à lui, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une âme ou d’un corps. Et si le blanc que l’on voit dans la céruse était le complément de sa SUBSTANCE, n’en est-il pas de même dans les cygnes, sans quoi ils pourraient ne pas être blancs. La chaleur est aussi le complément de la SUBSTANCE du feu (ne pourrait-on pas dire que c’est l’ignéité qui est la SUBSTANCE du feu, et son analogue la SUBSTANCE de la céruse ? Il n’en resterait pas moins que, dans le feu qui tombe sous les sens, l’ignéité, c’est la chaleur qui complète la SUBSTANCE du feu, et que, dans la céruse, son analogue est la blancheur). Donc les mêmes choses, lorsqu’elles complètent une SUBSTANCE, ne sont pas des qualités, et lorsqu’elles ne la complètent pas, sont des qualités ; mais il est absurde de dire qu’elles ne sont pas les mêmes dans les êtres où elles complètent la SUBSTANCE, et dans les êtres où elles ne la complètent pas ; car leur nature reste la même. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
Mais peut-être les raisons (séminales) qui produisent les qualités substantielles sont toutes substantielles ; mais les qualités substantielles produites sont, dans les êtres intelligibles, des quiddités et, dans les choses sensibles, des qualités. C’est pourquoi nous nous trompons toujours dans nos recherches sur la quiddité d’un être ; nous manquons la quiddité et nous nous contentons de la qualité. Par exemple le feu n’est pas ce que nous disons qu’il est, en considérant sa qualité seule ; le feu est une SUBSTANCE ; mais ce que nous en voyons et ce que nous faisons entrer dans la formule de sa définition, nous fait sortir de sa quiddité, et nous ne définissons que sa qualité. Dans le cas des choses sensibles, cette pratique est naturelle, car aucune d’elles n’est une SUBSTANCE, et, seules, les affections sont sensibles ; de là vient la question : comment une SUBSTANCE est-elle faite de choses qui ne sont pas des SUBSTANCEs ? On a déjà répondu que ce qui est fait de plusieurs choses n’est pas identique aux choses dont il est fait ; mais il faut répondre en outre que ce qui devient n’est pas du tout une SUBSTANCE. Mais dans le cas des intelligibles, comment pourrait-on dire que la SUBSTANCE est faite de choses qui ne sont pas des SUBSTANCEs ? Dans le monde intelligible, dirons-nous, l’être de la SUBSTANCE a un rôle plus grand et il est plus pur ; les différences de l’être ont aussi la substantialité ; ou plutôt une SUBSTANCE n’est telle que si ses actes s’ajoutent à sa nature. Tel paraît être l’intelligible dans sa perfection ; mais peut-être, cette addition des actes et cette composition l’amoindrissent, et il commence à s’éloigner de sa nature. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
Demandons-nous d’abord si une même chose peut être tantôt simple qualité, tantôt complément d’une SUBSTANCE, et (n’en soyons pas surpris) elle serait alors plutôt le complément d’une SUBSTANCE pourvue de qualités. Or, une SUBSTANCE pourvue de qualités doit être une SUBSTANCE et avoir une quiddité avant de posséder des qualités : par exemple, la SUBSTANCE du feu est antérieure à cette même SUBSTANCE pourvue de qualités. Mais qu’est donc cette SUBSTANCE ? Est-ce le corps ? Donc la catégorie de la SUBSTANCE, ce sera le corps ; or, le feu est un corps chaud ; donc l’ensemble corps et chaud n’est point une SUBSTANCE, et le chaud est dans le feu comme le camus dans le nez ; mais, si on enlève du feu sa chaleur, sa lumière et sa légèreté, qui paraissent bien être des qualités, il ne reste qu’une étendue résistante à trois dimensions ; la SUBSTANCE, c’est alors la matière. Mais cela ne semble pas vrai ; car « c’est plutôt la forme qui est SUBSTANCE » ; or la forme est qualité. À moins qu’elle soit non pas qualité, mais raison. Mais qu’est la chose composée de cette raison et du substrat où elle est ? Est-ce, dans le feu, ce que l’on voit et ce qui brûle ? Non ; ce sont là des qualités. À moins qu’on ne dise que brûler est un acte dérivé de la raison (séminale) ; et l’on en dira autant de l’acte d’échauffer, de blanchir et des autres ; mais alors nous ne saurons plus du tout ce qui peut bien rester à la qualité. – C’est bien en effet qu’il ne faut pas appeler qualité tout ce qui est le complément d’une SUBSTANCE ; ce sont des activités issues des raisons (séminales) et des puissances qui sont dans les SUBSTANCEs. La vraie qualité, c’est ce qui est en dehors de la SUBSTANCE ; elle n’apparaît pas tantôt comme étant une qualité, tantôt comme ne l’étant pas ; c’est ce qui est en excès après la SUBSTANCE ; c’est par exemple la vertu et le vice, la beauté et la laideur, la santé, le fait d’avoir telle forme (la qualité, ce n’est pas la forme même, triangle ou carré, mais bien le fait d’avoir acquis la forme triangulaire, en tant que cette forme a été reçue ; ce n’est pas la triangularité qui est qualité, mais l’acquisition de cette forme) ; ce sont encore les arts et les aptitudes. La qualité est donc une disposition qui se trouve dans des SUBSTANCEs déjà existantes ; ou bien elle est acquise, ou bien elle appartient à la SUBSTANCE dès le principe ; mais la SUBSTANCE n’aurait rien de moins, si elle ne lui appartenait pas. Les qualités changent facilement ou non ; il y en a deux espèces, celles qui changent facilement et celles qui persistent. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 2
La blancheur qui est en toi n’est donc pas une qualité ; elle est évidemment un acte dérivé d’une puissance qui est celle de produire la blancheur. Dans le monde intelligible, les prétendues qualités sont aussi des actes ; nous les prenons faussement pour des qualités parce que chacune d’elles est le propre d’une SUBSTANCE, parce qu’elles possèdent, quant à elles, un caractère propre. – En quoi la qualité dans le monde intelligible diffère-t-elle donc de la qualité dans le monde sensible, puisque l’une et l’autre sont des actes ? – C’est que la qualité, dans le monde sensible, n’indique pas la quiddité d’une SUBSTANCE ; elle ne fait pas la différence des SUBSTANCEs entre elles ni leur caractère propre ; elle révèle seulement ce que nous appelons qualité et ce qui, dans le monde intelligible, est un acte. Donc lorsqu’une qualité constitue le propre d’une SUBSTANCE, il est évident par là qu’elle n’est pas véritablement une qualité ; mais lorsque, par la pensée, nous isolons cette propriété qui est en la SUBSTANCE (sans d’ailleurs rien enlever à la SUBSTANCE, et en nous bornant à concevoir et à engendrer une notion), nous engendrons cette autre chose qui est la qualité, en prenant dans la SUBSTANCE la partie la plus superficielle. S’il en est ainsi, rien n’empêche que la chaleur, quand elle est inhérente au feu, soit une forme ou un acte et non une qualité du feu, et que, d’autre part, elle soit une qualité, prise dans un autre sujet et isolée ; elle n’est plus désormais la forme d’une SUBSTANCE, mais une trace, une ombre ou une image qui a abandonné sa SUBSTANCE ; alors elle est qualité. Donc tous les accidents qui ne sont point des actes et des formes essentielles aux SUBSTANCEs sont des qualités ; telles sont les habitudes acquises et autres dispositions des sujets qu’il faut appeler des qualités ; mais leurs modèles intelligibles, où elles existent primitivement, sont des actes5. Il n’est pas vrai aussi qu’une même chose soit une qualité et ne soit pas une qualité ; la qualité, c’est ce qui est isolé de la SUBSTANCE ; ce qui lui est lié est une forme ou un acte ; une chose n’est pas la même, quand elle reste en ellemême et quand, placée en un sujet autre qu’elle, elle déchoit de son rang de forme et d’acte. Ce qui n’est jamais la forme, mais seulement l’accident d’un sujet est une pure qualité et n’est que cela. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 3
Il ne faut pas douter que d’une essence sort une hypostase ou essence, inférieure sans doute à l’essence génératrice, bien réelle pourtant. En effet l’âme divine est une essence dérivée de l’acte antérieur à elle ; elle est vivante, et sa vie dérive de l’essence des êtres, quand elle fixe fortement son regard sur l’essence première. Cette essence est, pour l’âme, le premier objet de sa vision, elle regarde vers elle comme vers son propre bien ; elle jouit de sa vision, et cette contemplation n’est point pour elle un acte accessoire. Alors, grâce à cette sorte de plaisir, à cet effort tendu vers son objet, à l’intensité de sa contemplation naît de l’âme un être digne d’elle et de l’objet qu’elle contemple. De cette âme qui tend son regard vers l’objet de sa vision et de ce qui émane de cet objet sont nés cet aeil plein de l’objet qu’il contemple, cette vision qui n’est jamais sans image, Eros, dont le nom vient peutêtre de ce qu’il doit son existence à la vision (orasis). (D’Éros tire son nom la manière d’être correspondante, aimer (érân), puisque la SUBSTANCE est antérieure à la manière d’être qui n’est pas SUBSTANCE, et puisque le mot aimer désigne une manière d’être. D’ailleurs, on a toujours l’amour de telle ou telle chose, le mot amour ne peut être pris absolument.) Tel est donc l’Éros de l’âme supérieure ; il voit et il reste en haut, parce qu’il est le suivant de cette âme, qu’il est né d’elle et advenu à elle, et qu’il trouve sa satisfaction à contempler les dieux. Or cette âme qui, la première, illumine le ciel, est séparée de la matière ; donc, Éros en est également séparé. (L’âme est séparée bien que nous disions, et en insistant, qu’elle est l’âme du ciel ; en nous aussi, nous disons que la partie la meilleure est séparée de la matière, et que pourtant elle est là.) Qu’Éros soit donc seulement là où réside l’âme pure. Mais il faut en outre une âme à l’univers sensible ; cette âme existe après l’âme céleste, et de son désir naît un autre Éros, qui est son regard. Cette seconde Aphrodité est l’âme du monde ; elle n’est plus l’âme seule et prise absolument ; l’Éros qu’elle engendre est l’Éros intérieur à notre monde, celui qui préside aux mariages. Pour autant qu’il s’attache au désir de l’intelligence, il émeut les âmes des jeunes gens et les fait remonter quand il s’unit à elles et quand elles ont d’elles-mêmes une disposition naturelle à se souvenir des intelligibles. Toute âme désire le bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 3
– Est-ce que toute âme a pareillement un Éros qui soit une SUBSTANCE et une hypostase ? – Pourquoi l’âme universelle et l’âme du monde auraient-elles un Eros existant comme hypostase, et non pas les nôtres, ni les âmes qui sont dans les bêtes ? Oui, cet Éros, c’est le démon qui, dit-on, accompagne chacun de nous” ; c’est lui qui est notre Éros. C’est lui qui produit nos désirs instinctifs ; chaque âme prend pour elle l’Éros qui correspond à sa nature, et engendre un Éros différent selon ses mérites et selon ce qu’elle est. L’âme universelle a l’Éros universel ; les âmes individuelles ont chacune le leur. Comme l’âme individuelle est à l’âme universelle (dont elle n’est pas séparée mais où elle est si bien contenue que toutes les âmes n’en font qu’une), ainsi l’Éros individuel est à l’Éros universel. L’Éros individuel est uni à l’âme individuelle, le grand Éros, à l’âme universelle, et l’Éros cosmique, au monde tout entier dans toutes ses parties ; cet Éros, qui est un, se multiplie et se montre partout où il veut dans l’univers ; il prend des formes particulières et apparaît quand il lui plaît. Nous devons penser qu’il y a dans l’univers beaucoup d’Aphrodités, êtres démoniaques qui naissent en lui, chacun accompagné d’un Éros ; ces nombreuses Aphrodités particulières, avec leurs Éros propres, dépendent de l’Aphrodité universelle ; car l’âme est mère d’Éros ; l’âme, c’est Aphrodité ; Éros, c’est l’acte de l’âme quand elle se penche vers le bien ; Éros conduit donc toute âme au bien ; mais l’Éros de l’âme d’en haut est un dieu qui l’unit éternellement au Bien ; celui de l’âme mélangée à la matière est un démon. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 4
On peut comparer le Premier à la lumière, l’être qui vient après lui au soleil, et le troisième à la lune qui reçoit sa lumière du soleil. L’âme a une intelligence d’emprunt qui l’éclaire à la surface, lorsqu’elle est intelligente. L’intelligence a en elle-même une lumière propre, bien qu’elle ne soit pas de la lumière pure, mais un être illuminé jusqu’au fond de sa SUBSTANCE. L’Un lui fournit la lumière ; il est lumière ; il est une lumière simple qui donne à l’intelligence le pouvoir d’être ce qu’elle est. Pourquoi donc aurait-il besoin de quoi que ce soit ! Car il n’est pas en lui-même une chose qui est en autre chose ; être en autre chose, c’est très différent d’exister par soi-même. ENNÉADES – Bréhier: V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 4
Là-bas, la vie est facile ; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur SUBSTANCE et leur aliment ; ils voient tout, non pas les choses sujettes à génération, mais les choses qui possèdent l’être, et eux-mêmes parmi elles ; tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne ; chacun est grand, puisque le petit même y est grand ; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bieh que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur ; car il a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès, puisque ce moteur n’est pas distinct de lui ; le repos n’y est lias dérangé par le mouvement, parce qu’il ne se mélange à rien d’instable ; le beau y est purement beau, parce qu’il n’est pas contenu en ce qui n’est pas beau. Ce n’est pas sur un sol étranger que chacun avance : l’endroit où il est, c’est cela même qu’il est ; l’endroit d’où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n’est pas vrai que autre il est lui-même, autre la région qu’il habite : car son sujet, c’est l’Intelligence et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naitre toute cette lumière qui vient de lui : seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière dilï’érente, et chacune est seulement une partie : là-bas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le iout ; on l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre ; car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos ; car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant ; l’on n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier, mal satisfait de ce qui appartient au second ; de plus il n’y a là-bas que des êtres sans usure. L’insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit : contemplant, on contemple toujours davantage ; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature. D’ailleurs la vie n’est une fatigue pour personne, lorsqu’elle est vie pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? Cette vie, c’est la sagesse, une sagesse qui ne s’acquiert pas par la réflexion, parce que toujours elle est là tout entière, sans une défaillance, qui seule exigerait la recherche réfléchie : elle est la sagesse première, qui ne vient pas d’une autre; c’est l’ctre même qui est la sagesse ; il n’y a pas d’abord l’être tout seul, et ensuite l’être sage. Aussi nulle sagesse n’est supérieure : la science en soi siège ici à côté de l’Intelligence, avec qui elle se révèle ; comme on dit symboliquement, Diké est parèdre de Zeus. Toutes les choses que l’on voit là-bas sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes, spectacles pour des êtres bienheureux. Cette sagesse, l’on en voit la grandeur et la puissance, puisqu’elle a avec elle et qu’elle a produit tous les êtres, que tous la suivent, qu’elle est elle-même les êtres et qu’ils sont nés avec elle, que les deux ne font qu’un, que, là-bas, l’être c’est la sagesse. Nous n’arrivons pas à le comprendre, parce que nous croyons que les sciences sont faites de théorèmes et d’un amas de propositions : ce qui n’est pas vrai, même dans les sciences d’ici-bas. Si quelqu’un de vous en doute, laissons ces sciences pour le moment : mais la science de là-bas, c’est celle dont Platon dit : « Elle n’est pas autre en un autre objet. » Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. Peut-être donc est-il mieux de commencer ainsi : ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 4