Que l’un ou l’autre soit vrai, il en résulte que Dieu possède des vertus, fussent-elles différentes des nôtres. Si donc on accorde que nous pouvons ressembler à Dieu, même par des vertus différentes des siennes (car s’il en est autrement dans les autres vertus, nous avons du moins des vertus qui ne sont pas semblables à celles de Dieu, à savoir les vertus civiles), rien n’empêche d’aller plus loin et de dire que nous devenons semblables à Dieu par nos vertus propres, même si Dieu, n’a pas de vertus. De quelle manière est-ce possible ? Le voici : si une chose est échauffée par la présence de la chaleur, il est nécessaire que l’objet d’où lui vient la chaleur soit également échauffé ; et si un objet est chaud grâce à la présence du FEU, est-il nécessaire que le FEU soit lui-même échauffé par la présence du FEU ? On peut répondre qu’il y a aussi dans le FEU une chaleur, mais une chaleur inhérente. En suivant l’analogie, l’on pose que la vertu est dans l’âme un caractère acquis, tandis qu’elle est inhérente à l’être que l’âme imite et de qui elle la tient. Mais on répondra à l’argument tiré du FEU ; il s’ensuit que cet être est la vertu elle-même (comme le FEU est la chaleur) ; or ne jugeons-nous pas qu’il était supérieur à la vertu ? Bon argument, si la vertu à laquelle l’âme participe était identique à l’être de qui elle la tient ; mais la vertu est différente de cet être. La maison sensible n’est pas la même que celle qui est dans la pensée (de l’architecte), bien qu’elle lui soit semblable ; la maison sensible présente ordre et proportion, tandis que, dans la pensée, il n’y a ni ordre, ni proportion, ni symétrie. De même nous tenons du monde intelligible l’ordre, la proportion et l’accord, qui constituent ici-bas la vertu ; mais les êtres intelligibles n’ont nullement besoin de cet accord, de cet ordre et de cette proportion, et la vertu ne leur est d’aucune utilité ; il n’en reste pas moins que la présence de la vertu nous rend semblables à eux. De ce que la vertu nous rend semblables à l’être intelligible, il ne s’ensuit donc pas nécessairement que la vertu réside en cet être. Il faut, maintenant, par notre développement, convaincre l’esprit et ne pas se contenter de le contraindre. ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 1
Mais la faculté de l’âme qui correspond à cette beauté la reconnaît ; car rien n’est plus propre que cette faculté à juger de ce qui leur appartient, même si le reste de l’âme contribue à ce jugement. Peut-être se prononce-t-elle, elle aussi, parce qu’elle s’ajuste à l’idée qui est en elle et qu’elle s’en sert pour juger, comme on se sert d’une règle pour juger ce qui est droit. Mais comment la beauté corporelle s’accorde-t-elle avec la beauté antérieure au corps ? C’est demander comment l’architecte, ayant ajusté la maison réelle à l’idée intérieure de la maison, prononce que sa maison est belle. C’est parce que l’être extérieur de la maison, si l’on fait abstraction des pierres, n’est que l’idée intérieure, divisée selon la masse extérieure de la matière et manifestant dans la multiplicité son être indivisible. Donc, lorsque l’on perçoit dans les corps une idée qui relie et domine la nature informe et contraire à l’idée, une forme qui se distingue en se subordonnant d’autres formes, on en saisit d’un seul coup la multiplicité éparse ; on la rapporte, on la ramène à l’unité intérieure et indivisible ; on lui confère l’accord, l’ajustement et la liaison intérieure avec cette unité intérieure. De même un homme de bien voit paraître la douceur chez un jeune homme, comme une trace de vertu en accord avec la vertu véritable et intérieure. La beauté d’une couleur simple lui vient d’une forme qui domine l’obscurité de la matière et de la présence d’une lumière incorporelle qui est raison et idée. D’où résulte que, entre tous les corps, le FEU est beau en lui-même ; parmi les autres éléments, il est au rang de l’idée ; il est le plus élevé par sa position, et le plus léger de tous les corps, parce qu’il est voisin de l’incorporel ; il est seule et n’accueille pas en lui les autres éléments, tandis que les autres l’accueillent en eux ; car ils peuvent s’échauffer, tandis que lui ne peut se refroidir. C’est lui qui primitivement possède les couleurs et, de lui, les autres choses reçoivent la forme et la couleur. Il éclaire et il brille, parce qu’il est une idée. Les choses inférieures à lui, effacées par l’éblouissement de sa lumière, cessent d’être belles, parce qu’elles ne participent pas à l’idée totale de la couleur. Ce sont des harmonies musicales imperceptibles aux sens qui font les les harmonies sensibles ; par celles-là l’âme devient capable d’en saisir la beauté, grâce à l’identité qu’elles introduisent en un sujet différent d’elle-même. Il s’ensuit que les harmonies sensibles sont mesurées par des nombres qui ne sont point en un rapport quelconque, mais dans un rapport subordonné à l’action souveraine de la forme. J’en ai assez dit sur les beautés sensibles, images et ombres, qui, s’échappant en quelque sorte, viennent dans la matière, l’ordonnent, et dont l’aspect nous frappe d’effroi. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 3
Pourquoi le ciel se meut-il d’un mouvement circulaire ? – Parce qu’il imite l’intelligence. – À quel sujet appartient ce mouvement ? Est-ce à l’âme du ciel ou à son corps ? – Et pourquoi ? Est-ce parce que l’âme est en elle-même, et parce qu’elle fait toujours effort pour aller vers elle-même ? Est-ce parce qu’elle est en elle-même, sans y être continuellement ? D’ailleurs, estce en se mouvant d’un mouvement local qu’elle meut le corps avec elle ? S’il en était ainsi, il faudrait qu’elle cessât de le transporter, et que ce transport arrivât à sa fin ; elle devrait rendre les sphères immobiles, et non pas les faire éternellement tourner. L’âme est immobile, ou du moins, si elle se meut, ce n’est pas d’un mouvement local. – Comment alors produit-elle le mouvement local, puisqu’elle est mue d’une autre espèce de mouvement ? – Mais peut-être le mouvement circulaire n’est-il pas un mouvement local. – S’il n’est un mouvement local que par accident, qu’est-il donc ? – C’est un mouvement qui revient sur lui-même, mouvement de la conscience, de la réflexion et de la vie ; jamais il ne sort de son cercle, et il n’y fait rien entrer d’ailleurs, pour cette raison aussi qu’il doit embrasser toutes choses ; la partie principale de l’animal universel (le ciel) embrasse toutes les choses et les unifie. Mais s’il restait immobile, il n’embrasserait pas toutes les choses à la manière d’un être vivant ; s’il a un corps, il ne maintiendrait pas ce qui est en ce corps ; car la vie d’un corps, c’est le mouvement. Si donc ce mouvement est aussi un mouvement local, le ciel aura le mouvement qu’il peut avoir, et il sera mû non seulement comme se meut une âme, mais comme se meuvent un corps animé et un être vivant. Le mouvement circulaire est donc composé du mouvement du corps et du mouvement de l’âme : le corps se meut par nature en ligne droite, et l’âme retient le corps ; des deux ensemble, du corps mobile et de l’âme immobile, vient le mouvement circulaire. Dit-on en effet que le mouvement circulaire ne vient que du corps ? Comment est-ce possible, puisque tous les corps, et même le FEU, se meuvent en ligne droite ? Il se meut en ligne droite jusqu’au lieu propre qui lui est assigné ; mais, arrivé à sa place, il semble qu’il est naturel qu’il s’arrête et qu’il se meuve seulement jusqu’au lieu où il est au rang qui lui convient. Pourquoi donc le FEU, arrivé là, ne reste-t-il pas immobile ? Est-ce parce que la nature du FEU est d’être toujours en mouvement ? Par conséquent, s’il n’était pas animé d’un mouvement circulaire, il se dissiperait par un mouvement rectiligne. Il doit donc être animé d’un mouvement circulaire. Mais c’est alors le résultat de la providence ; ce mouvement vient en lui de la providence ; le FEU, arrivé au ciel, doit se mouvoir de luimême d’un mouvement circulaire, à moins qu’on ne dise que le FEU, tendant toujours à se mouvoir en ligne droite, mais n’ayant plus de place où monter, glisse le long de la sphère, et se recourbe sur lui-même à l’endroit où il peut ; car il n’y a plus de région supérieure après lui ; la région du ciel est la dernière. Il circule dans la région qu’il occupe ; il est à lui-même son propre lieu, non pas pour y rester immobile, une fois arrivé, mais pour s’y mouvoir. ENNÉADES – Bréhier: II, 2 (14) – Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 1
Dans un cercle, le centre est naturellement immobile ; mais si la circonférence l’était aussi, elle ne serait qu’un centre immense. Il est mieux qu’elle tourne autour de son centre, si le corps est un corps vivant et organisé par la nature. De cette manière, elle tendra vers le centre, non pas en s’infléchissant vers lui, ce qui détruirait le cercle, mais, puisque cela est impossible, en tournant autour de lui. De cette manière seulement, elle satisfera son désir ; l’âme qui la fait tourner ne se fatiguera pas ; car cette âme ne l’entraîne pas, et il n’y a là rien de contraire à la nature, la nature n’étant que l’ordonnance de l’âme universelle. En outre l’âme est tout entière partout, sans division locale ; l’âme de l’univers permet aussi au ciel d’être partout, autant qu’il le peut, et partie par partie ; il le peut, en parcourant et en traversant successivement toutes les parties du lieu. Si l’âme était immobile en un lieu, le FEU resterait immobile, arrivé là-bas ; mais, comme le tout d’ellemême est partout, il désire aller partout. – Quoi donc ? Il ne l’atteindra jamais ? – Au contraire, il l’atteint toujours, ou plutôt l’âme le mène éternellement vers elle, et, en l’y amenant, elle le meut éternellement ; en le menant toujours vers elle, elle le maintient au même endroit ; en le menant non pas en ligne droite mais circulairement, elle lui permet de la posséder partout où il passe. Si l’âme était immobile, si elle était seulement dans cette région des intelligibles où tout est immobile, le ciel s’arrêterait. Si donc elle n’est pas seulement dans cette région ni dans un lieu défini, le ciel se meut à travers tout l’espace mais non pas en dehors de son cercle ; il se meut donc en cercle. ENNÉADES – Bréhier: II, 2 (14) – Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 1
Disons d’abord ce qu’est l’être en puissance. Le terme en puissance ne doit pas se prendre absolument ; on ne peut être en puissance de rien. Par exemple, l’airain est la statue en puissance ; si rien ne venait de lui ou en lui, s’il ne devait rien y avoir après lui, si rien ne pouvait venir de lui, l’airain serait simplement ce qu’il est ; or ce qu’il est existait déjà, et n’était pas à venir ; pourquoi serait-il en puissance, dès maintenant qu’il est là ? L’airain, pris absolument, n’est donc pas un être en puissance. Le terme en puissance doit se dire de l’être qui est déjà autre que lui-même, parce qu’un autre être peut venir après lui, soit que le premier continue à exister après avoir produit cet être différent, soit qu’il se détruise lui-même en se donnant à l’être qu’il est en puissance ; au premier sens, l’airain est statue en puissance ; au second sens, l’eau est neige en puissance et l’air est FEU en puissance. ENNÉADES – Bréhier: II, 5 (25) – Que veut dire en puissance et en acte ? 1
Dans le monde intelligible, les qualités sont-elles des différences de la substance situées dans la substance ou dans l’être, par lesquelles les substances se distinguent les unes des autres, et même par lesquelles elles sont des substances ? Cette définition est admissible, mais restreinte aux qualités du monde sensible ; parmi ces qualités, les unes sont bien en effet des différences de la substance, comme « bipède et quadrupède » ; mais les autres ne sont point des différences substantielles et ne sont que des qualités. – Pourtant la même chose peut être, dans un cas, une différence qui complète une substance, et, dans un autre cas, non pas une pareille différence, mais un simple accident. Par exemple, le blanc est un complément de la substance dans la neige ou dans la céruse ; et en toi, il est un accident. – Dans le premier cas, il est dans la raison (séminale) ; il est complément de la substance, mais il n’est pas vraiment une qualité. Dans le second cas il n’est qu’à la surface du corps et il est une qualité. À moins qu’il ne faille diviser les qualités en deux espèces : les qualités substantielles qui sont des propres de la substance, et les qualités qui sont seulement des qualités ; celles-ci qualifient la substance ; mais elles ne font pas la différence des substances entre elles, et ne proviennent pas de la substance elle-même ; dans une substance déjà entièrement constituée, elles introduisent une manière d’être purement extérieure ; elles viennent après la substance de l’être et s’ajoutent à lui, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une âme ou d’un corps. Et si le blanc que l’on voit dans la céruse était le complément de sa substance, n’en est-il pas de même dans les cygnes, sans quoi ils pourraient ne pas être blancs. La chaleur est aussi le complément de la substance du FEU (ne pourrait-on pas dire que c’est l’ignéité qui est la substance du FEU, et son analogue la substance de la céruse ? Il n’en resterait pas moins que, dans le FEU qui tombe sous les sens, l’ignéité, c’est la chaleur qui complète la substance du FEU, et que, dans la céruse, son analogue est la blancheur). Donc les mêmes choses, lorsqu’elles complètent une substance, ne sont pas des qualités, et lorsqu’elles ne la complètent pas, sont des qualités ; mais il est absurde de dire qu’elles ne sont pas les mêmes dans les êtres où elles complètent la substance, et dans les êtres où elles ne la complètent pas ; car leur nature reste la même. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
Mais peut-être les raisons (séminales) qui produisent les qualités substantielles sont toutes substantielles ; mais les qualités substantielles produites sont, dans les êtres intelligibles, des quiddités et, dans les choses sensibles, des qualités. C’est pourquoi nous nous trompons toujours dans nos recherches sur la quiddité d’un être ; nous manquons la quiddité et nous nous contentons de la qualité. Par exemple le FEU n’est pas ce que nous disons qu’il est, en considérant sa qualité seule ; le FEU est une substance ; mais ce que nous en voyons et ce que nous faisons entrer dans la formule de sa définition, nous fait sortir de sa quiddité, et nous ne définissons que sa qualité. Dans le cas des choses sensibles, cette pratique est naturelle, car aucune d’elles n’est une substance, et, seules, les affections sont sensibles ; de là vient la question : comment une substance est-elle faite de choses qui ne sont pas des substances ? On a déjà répondu que ce qui est fait de plusieurs choses n’est pas identique aux choses dont il est fait ; mais il faut répondre en outre que ce qui devient n’est pas du tout une substance. Mais dans le cas des intelligibles, comment pourrait-on dire que la substance est faite de choses qui ne sont pas des substances ? Dans le monde intelligible, dirons-nous, l’être de la substance a un rôle plus grand et il est plus pur ; les différences de l’être ont aussi la substantialité ; ou plutôt une substance n’est telle que si ses actes s’ajoutent à sa nature. Tel paraît être l’intelligible dans sa perfection ; mais peut-être, cette addition des actes et cette composition l’amoindrissent, et il commence à s’éloigner de sa nature. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
Demandons-nous d’abord si une même chose peut être tantôt simple qualité, tantôt complément d’une substance, et (n’en soyons pas surpris) elle serait alors plutôt le complément d’une substance pourvue de qualités. Or, une substance pourvue de qualités doit être une substance et avoir une quiddité avant de posséder des qualités : par exemple, la substance du FEU est antérieure à cette même substance pourvue de qualités. Mais qu’est donc cette substance ? Est-ce le corps ? Donc la catégorie de la substance, ce sera le corps ; or, le FEU est un corps chaud ; donc l’ensemble corps et chaud n’est point une substance, et le chaud est dans le FEU comme le camus dans le nez ; mais, si on enlève du FEU sa chaleur, sa lumière et sa légèreté, qui paraissent bien être des qualités, il ne reste qu’une étendue résistante à trois dimensions ; la substance, c’est alors la matière. Mais cela ne semble pas vrai ; car « c’est plutôt la forme qui est substance » ; or la forme est qualité. À moins qu’elle soit non pas qualité, mais raison. Mais qu’est la chose composée de cette raison et du substrat où elle est ? Est-ce, dans le FEU, ce que l’on voit et ce qui brûle ? Non ; ce sont là des qualités. À moins qu’on ne dise que brûler est un acte dérivé de la raison (séminale) ; et l’on en dira autant de l’acte d’échauffer, de blanchir et des autres ; mais alors nous ne saurons plus du tout ce qui peut bien rester à la qualité. – C’est bien en effet qu’il ne faut pas appeler qualité tout ce qui est le complément d’une substance ; ce sont des activités issues des raisons (séminales) et des puissances qui sont dans les substances. La vraie qualité, c’est ce qui est en dehors de la substance ; elle n’apparaît pas tantôt comme étant une qualité, tantôt comme ne l’étant pas ; c’est ce qui est en excès après la substance ; c’est par exemple la vertu et le vice, la beauté et la laideur, la santé, le fait d’avoir telle forme (la qualité, ce n’est pas la forme même, triangle ou carré, mais bien le fait d’avoir acquis la forme triangulaire, en tant que cette forme a été reçue ; ce n’est pas la triangularité qui est qualité, mais l’acquisition de cette forme) ; ce sont encore les arts et les aptitudes. La qualité est donc une disposition qui se trouve dans des substances déjà existantes ; ou bien elle est acquise, ou bien elle appartient à la substance dès le principe ; mais la substance n’aurait rien de moins, si elle ne lui appartenait pas. Les qualités changent facilement ou non ; il y en a deux espèces, celles qui changent facilement et celles qui persistent. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 2
La blancheur qui est en toi n’est donc pas une qualité ; elle est évidemment un acte dérivé d’une puissance qui est celle de produire la blancheur. Dans le monde intelligible, les prétendues qualités sont aussi des actes ; nous les prenons faussement pour des qualités parce que chacune d’elles est le propre d’une substance, parce qu’elles possèdent, quant à elles, un caractère propre. – En quoi la qualité dans le monde intelligible diffère-t-elle donc de la qualité dans le monde sensible, puisque l’une et l’autre sont des actes ? – C’est que la qualité, dans le monde sensible, n’indique pas la quiddité d’une substance ; elle ne fait pas la différence des substances entre elles ni leur caractère propre ; elle révèle seulement ce que nous appelons qualité et ce qui, dans le monde intelligible, est un acte. Donc lorsqu’une qualité constitue le propre d’une substance, il est évident par là qu’elle n’est pas véritablement une qualité ; mais lorsque, par la pensée, nous isolons cette propriété qui est en la substance (sans d’ailleurs rien enlever à la substance, et en nous bornant à concevoir et à engendrer une notion), nous engendrons cette autre chose qui est la qualité, en prenant dans la substance la partie la plus superficielle. S’il en est ainsi, rien n’empêche que la chaleur, quand elle est inhérente au FEU, soit une forme ou un acte et non une qualité du FEU, et que, d’autre part, elle soit une qualité, prise dans un autre sujet et isolée ; elle n’est plus désormais la forme d’une substance, mais une trace, une ombre ou une image qui a abandonné sa substance ; alors elle est qualité. Donc tous les accidents qui ne sont point des actes et des formes essentielles aux substances sont des qualités ; telles sont les habitudes acquises et autres dispositions des sujets qu’il faut appeler des qualités ; mais leurs modèles intelligibles, où elles existent primitivement, sont des actes5. Il n’est pas vrai aussi qu’une même chose soit une qualité et ne soit pas une qualité ; la qualité, c’est ce qui est isolé de la substance ; ce qui lui est lié est une forme ou un acte ; une chose n’est pas la même, quand elle reste en ellemême et quand, placée en un sujet autre qu’elle, elle déchoit de son rang de forme et d’acte. Ce qui n’est jamais la forme, mais seulement l’accident d’un sujet est une pure qualité et n’est que cela. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 3
Reste à considérer la thèse d’un principe unique qui relie et enchaîne toutes choses les unes avec les autres, qui confère à chacune sa manière d’être, et par qui tout s’accomplit suivant des raisons séminales. Cette opinion est voisine de celle qui fait venir toutes les dispositions et tous les mouvements (les nôtres et ceux de l’univers), de l’âme de l’univers, bien que cette seconde opinion ait l’intention de nous faire à chacun une concession, en admettant des choses qui dépendent de nous. Elle comporte la nécessité de toutes choses : si l’on prend toutes les causes de chaque événement, il est impossible que cet événement n’ait pas lieu ; car il n’y a plus rien pour l’empêcher ou pour faire qu’il ait lieu autrement, si toutes les causes sont bien prises dans le destin. Mais, telles qu’elles sont, issues d’un principe unique, elles ne nous laisseront rien à faire, qu’à être portés où elles nous pousseront. Les représentations seront l’effet de leurs antécédents, et les tendances seront conformes aux représentations ; la liberté ne sera donc qu’un mot1z ; car. que c’est nous qui avons la tendance, cela ne fait rien de plus, puisqu’elle est le résultat de ces causes ; elle n’est pas plus en notre pouvoir que celles des animaux, des nouveau-nés dirigés par des instincts aveugles, ou même des fous ; car les fous aussi ont des tendances ; et par Zeus, le FEU aussi a ses tendances, comme toutes les choses qui sont assujetties à leur propre constitution et s’y conforment dans leurs mouvements. Tout le monde le voit, personne ne le conteste ; mais on cherche pour cette tendance d’autres causes ; et on ne s’en tient pas à elle comme à un principe. ENNÉADES – Bréhier: III, 1 (3) – Du destin 7
Que penser de ces questions ? – C’est que la raison universelle contient tout, les maux comme les biens, et que les maux eux-mêmes sont des parties de cette raison. Non pas que la raison les produise : mais elle les a avec elle. Les raisons sont l’acte d’une âme, qui est l’âme universelle ; les parties de ces raisons sont l’acte des parties de cette âme ; et comme cette âme, toute une qu’elle est, a des parties, les raisons ont aussi des parties, si bien que les ouvrages de ces raisons, qui sont leurs productions dernières, en ont également. Mais comme les âmes sont en harmonie les unes avec les autres, leurs œuvres le sont également ; cette harmonie consiste en ce qu’elles forment une unité, fussent-elles contraires les unes aux autres. Tout part d’une unité, et tout s’y ramène par une nécessité naturelle : aussi des choses différentes et même contraires sont pourtant entraînées à former un ordre unique, si elles dérivent d’une unité. Il en est ainsi en chaque espèce animale ; des chevaux ont beau se battre, se mordre et lutter jusqu’à la fureur, ils forment, comme les autres animaux pris espèce par espèce, une seule espèce. Il en est de même des hommes. Il faut rattacher à leur tour toutes ces espèces à un genre unique, celui des animaux, puis distinguer par espèces les êtres qui ne sont pas des animaux, et remonter à un genre unique, celui de non-animal, puis de ces deux genres pris ensemble remonter à l’être, et enfin à ce qui produit l’être. Après avoir tout lié dans ce principe, on descend par un mouvement inverse de division ; on voit l’un se fragmenter, parce qu’il s’étend à toutes choses et parce qu’il contient tout à la fois en un ordre unique ; l’un, ayant achevé de se diviser, est un animal multiple ; chacune des parties qu’il contient agit selon sa propre nature, bien qu’elle reste dans l’univers ; par exemple le FEU brûle, le cheval accomplit ses fonctions de cheval ; les hommes ont leur office propre, chacun selon sa nature, et leurs actes sont aussi différents qu’eux-mêmes. Cette vie conforme à leur nature et à leurs fonctions a pour conséquence le bien ou le mal. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (48) – De la Providence, livre deuxième 1
Mais d’abord pourquoi les démons ne sont-ils pas tous des Éros ? De plus, pourquoi ne sont-ils pas, eux non plus, purs de toute matière ? – C’est que l’âme engendre un Éros quand elle désire le bien et le beau (et il n’y a point d’âmes dans le monde sensible qui n’engendrent ce démon), tandis que l’âme de l’univers est seule à engendrer les autres démons, et elle les engendre par des puissances très différentes ; ils amènent chaque être à sa fin et le gouvernent dans l’intérêt de l’univers. Si l’âme de l’univers suffit à cet univers, c’est qu’elle engendre des puissances démoniaques, qui correspondent à son action d’ensemble. – Mais pourquoi ces démons participent-ils à la matière ? Et à quelle matière ? – Ce n’est pas à la matière des corps ; car, alors, ils seraient des êtres vivants perceptibles aux sens. Si même ils revêtent des corps d’air ou de FEU, leur nature doit être d’abord différente de ces corps, pour avoir part au corps ; un être pur ne s’unit pas immédiatement et complètement à un corps, bien que le démon comme tel soit, selon une opinion répandue, inséparable d’un corps d’air ou de FEU. – En réalité les uns sont unis à un corps, les autres ne le sont pas. Pourquoi en serait-il ainsi, s’il n’y avait une cause à cette union ? Quelle est donc cette cause ? – Il nous faut supposer que c’est une matière intelligible ; un être uni à la matière intelligible arrive, par son intermédiaire, à s’unir à la matière des corps. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 6
L’être en acte est tout être passé de la puissance à l’acte, qui reste toujours identique à lui-même tant qu’il existe ; en ce sens, la perfection existe même dans le corps, par exemple dans le FEU. Mais des êtres de ce genre ne peuvent pas exister éternellement, parce qu’ils sont liés à la matière ; seul, l’être sans composition, qui est en acte, existe toujours. D’ailleurs la même chose peut être en acte sous un rapport, et en puissance sous un autre. ENNÉADES – Bréhier: III, 9 (13) – Considérations diverses 8
Donc s’il y a un être après le Premier, ce n’est plus un être simple ; c’est une unité multiple. D’où vient-elle ? Du Premier ; car s’il y avait rencontre de hasard (entre les termes multiples), il ne serait pas le principe de toutes choses. Comment donc vient-elle du Premier ? Si le Premier est un être parfait et le plus parfait de tous, s’il en est de même de la puissance première, il doit être le plus puissant de tous les êtres, et les autres puissances doivent l’imiter autant qu’elles peuvent. Or, dès qu’un être arrive à son point de perfection, nous voyons qu’il engendre ; il ne supporte pas de rester en lui-même : mais il produit un autre être ; et ceci est vrai non seulement des êtres qui ont une volonté réfléchie, mais encore de ceux qui végètent sans volonté, ou des êtres inanimés qui communiquent tout ce qu’ils peuvent de leur être. Par exemple le FEU réchauffe ; la neige refroidit ; le poison agit sur un autre être ; enfin toutes les choses, autant qu’elles peuvent, imitent le principe en éternité et en bonté. Comment donc l’être le plus parfait et le Bien premier resterait-il immobile en lui-même ? Serait-ce par envie ? Serait-ce par impuissance, lui qui est la puissance de toutes choses ? Et comment alors serait-il encore le principe ? Il faut donc que quelque chose vienne de lui, puisque les êtres tiennent de lui le pouvoir d’en faire exister d’autres (car c’est nécessairement de lui qu’ils le tiennent). Le principe générateur doit être le plus vénérable ; mais l’être engendré immédiatement après lui est supérieur à tous les autres. ENNÉADES – Bréhier: V, 4 (7) – Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 1
Mais comment l’Intelligence vient-elle de l’intelligible ? De la manière suivante : L’intelligible reste en lui-même et n’a besoin de rien ; il n’en est pas de même de l’être qui voit et qui pense (car je disque l’ètre pensant est dans le besoin, eu égard à l’intelligible) ; mais l’Un n’est pas en quelque sorte privé de sentiment ; tout lui appartient ; tout est en lui et avec lui ; il a un total discernement de lui-même; la vie est en lui et tout est en lui ; la conception qu’il a de luimême, par une sorte de conscience, conception qui est luimême, consiste en un repos éternel et une pensée différente de la pensée de l’Intelligence. Si donc il reste en lui-même et si un être se produit, cet être vient de lui, alors qu’il est au plus haut point ce qu’il est. C’est quand il reste dans son propre caractère qu’un produit naît de lui ; c’est grâce à sa permanence qu’il y a un devenir. Puisqu’il persiste comme objet de pensée, ce qui naît de lui est une pensée, et cette pensée, en pensant au générateur dont elle est née (car elle n’a pas d’autre objet), devient une intelligence ; elle est différente de l’intelligible, mais semblable à lui. Elle en est une mitation et une image. – Mais comment, s’il reste en lui-même, se produit-il un acte ? – Il y a deux sortes d’actes : l’acte de l’essence, et l’acte qui résulte de l’essence ; l’acte de l’essence, c’est l’objet lui-même en acte; l’acte qui en résulte, c’est l’acte qui en suit nécessairement, mais qui est différent de l’objet lui-même Ainsi dans le FEU, il y a une chaleur qui constitue son essence, et une autre chaleur qui vient de la première, lorsqu’il exerce l’activité inhérente à son essence, tout en restant en lui-même. Il en est ainsi du principe suprême ; il se maintient bien plus encore dans son propre caractère ; mais de la perfection et de l’acte qui sont en lui vient un acte engendré qui dérivant d’une grande puissance et même de la plus grande de toutes va jusqu’à l’être et à l’essence. Car le principe est au delà de l’essence. – Il est puissance de toutes choses, tout être est son effet ; mais si tout être est son effet, il est au-delà de tout ; donc il est au delà de l’essence. De plus, si tout être est son effet, l’Un est avant tout être et n’est pas égal à tout être ; pour cette raison aussi, il est au delà de l’essence. Mais l’Intelligence est une essence ; il est donc au delà de l’Intelligence. Car l’être n’est point un cadavre privé de vie et de pensée. L’être est identique à l’Intelligence. L’Intelligence n’est pas à ses objets comme la sensation aux choses sensibles qui existent avant elle ; l’intelligence est identique à ses objets, s’il est vrai que leurs espèces ne lui soient pas apportées d’ailleurs ; car d’où viendraient-elles ? Elle est ici avec ses objets et ne fait qu’un avec eux ; et en général la science des êtres immatériels est identique à ses objets. ENNÉADES – Bréhier: V, 4 (7) – Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 2
Imaginez le monde sensible, avec chacune de ses parties restant ce qu’elle est sans aucune confusion, et cependant toutes ensemble en une unité, autant que possible, si bien que l’apparition de l’une quelconque d’entre elles, par exemple de la sphère extérieure du ciel, soit immédiatement liée à l’imaae du soleil et, à la fois, des autres astres, et que l’on voie la terre, la mer, et tous les animaux, comme en une sphère transparente, en laquelle l’on pourrait réellement tout voir. Ayez dans l’esprit l’image lumineuse d’une sphère, image qui contienne tout en elle, les êtres qui sont en mouvement ou en repos, ceux qui ne sont qu’en mouvement, et ceux qui ne sont qu’en repos. Gardez bien cette image en vous, et supprimez-en la masse; supprimez-en encore l’étendue et la matière que vous avez dans l’imagination : n’essayez pas d’imaginer une autre sphère de masse plus petite ; mais invoquez le dieu qui a produit la sphère dont vous avez l’image, et priez-le, pour qu’il vienne jusqu’à vous. Le voici qui vient apportant son propre monde avec tous les dieux qui sont eti lui: il est unique et il est tous; chacun est tous ; tous sont en un ; tous sont différents par leurs puissances ; mais tous font un par l’unité de leur multiple puissance ; ou plutôt un est tous ; car il ne perd rien, quand naissent tous ceux-là ; tous sont ensemble ; chacun à part est en repos en un pointt indivisible, puisqu’il n’a pas de forme sensible ; sinon l’un seraift ici, l’autre ailleurs, et chacun ne serait pas, en soi, le total ; il ne contient pas de parties qui seraient différentes l’une de l’autre pour les autres ou pour lui-même, et sa totalité n’est pas celle d’une puissance qui se fragmente autant de fois qu’il y a de parties tombant sous la mesure. Cette totalité est puissance totale qui va à l’infini, qui s’exerce à l’infini ; et il est si grand que ses parties mêmes sont infinies. Où peut-on dire qu’il n’atteint pas ? Grand certes est notre monde avec toutes les puissances qu’il renferme à la fois : il serait plus grand encore, d’une grandeur telle qu’on ne pourrait le dire, s’il ne s’y unissait point une puissance corporelle, qui est petite ; on dira pourtant que grandes sont les puissances du FEU et des autres corps : dès à présent, dans l’ignorance de ce qu’est la véritable puissance, on les imagine brûlant, anéantissant, écrasant, servant à la naissance des êtres vivants. Mais si elles font périr, c’est qu’elles-mêmes périssent ; si elles engendrent, c’est qu’elles-mêmes sont engendrées : là-bas, la puissance possède seulement l’être, seulement la beauté ; car où serait le beau privé de l’être? où serait l’être privé de la beauté? Perdre de la beauté, c’est aussi manquer d’être. Et c’est pourquoi l’être est objet de désir, parce qu’il est identique au beau, et le beau est aimable, parce qu’il est l’être. A quoi bon chercher lequel est cause de l’autre, puisqu’il n’y a là qu’une seule nature ? Ici c’est un être mensonger à qui il faut une beauté empruntée, un simulacre, pour paraître beau et même pour être ; il n’est qu’autant qu’il participe à la beauté de la forme, et il est d’autant plus parfait qu’il en a pris davantage : la belle essence est alors plus proche de lui. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 9