Mais de quelle manière ? Tous doivent-ils procéder de la même manière, ou chacun d’eux, d’une manière différente ? Il y a deux voies pour ceux qui montent et s’élèvent ; la première part d’en bas ; la seconde est la voie de ceux qui sont déjà parvenus dans le monde intelligible et y ont en quelque sorte pris pied ; ils doivent s’y avancer jusqu’à ce qu’ils arrivent à la limite supérieure de ce monde ; ce qui marque la fin du voyage, c’est le moment où ils arrivent au sommet de l’intelligible. Laissons de côté la seconde de ces voies, et essayons de parler de l’ascension jusqu’au monde intelligible2. Distinguons d’abord les divers hommes dont nous venons de parler ; et, commençant par le musicien, disons quelle est sa nature. Il est ému et transporté par la beauté ; incapable de s’émouvoir de lui-même, il se prête à l’influence des premières impressions venues. Comme un homme craintif et sensible au moindre bruit, il est sensible à tous les sens et à leur beauté ; dans les chants, il évite toute discordance et tout désaccord ; dans les rythmes, il recherche la mesure et la convenance. Après les sonorités, les rythmes et les figures perceptibles aux sens, il doit séparer la matière en laquelle se réalisent les accords et les proportions, et arriver à saisir la beauté de ces rapports en eux-mêmes ; il doit apprendre que les choses qui le transportaient de JOIE sont des êtres intelligibles, à savoir l’harmonie intelligible, la beauté qui est en elle et, d’une manière absolue, la beauté et non pas telle beauté particulière ; et il lui faut employer des arguments philosophiques qui l’amènent à croire à des réalités qu’il avait en lui sans le savoir. Nous verrons plus tard quels sont ces arguments. ENNÉADES – Bréhier: I, 3 (20) – De la dialectique 1
Mais on demande quels sont les plaisirs d’une telle existence. – On jugera que l’on n’y trouve ni les plaisirs de l’intempérance ni les plaisirs du corps (ces plaisirs ne peuvent être dans cette vie et ils font disparaître tout bonheur), ni même les excès de JOIE (à quoi bon en effet ?) ; mais on y voit les plaisirs liés à la présence du bien. Ces plaisirs ne sont pas en mouvement ni en devenir ; car les biens sont déjà là tout entiers, puisque le sage est présent à lui-même ; son plaisir est donc stable. Ce plaisir stable, c’est la sérénité. Le sage est toujours serein ; il jouit d’un calme et d’une satisfaction que n’ébranle aucun des prétendus maux, parce qu’il est sage. Et si l’on cherche un autre genre de plaisir dans la vie du sage, c’est qu’il n’est plus question de cette vie. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 12
– Le souvenir des choses passées persistant dans le présent est, dit-on, un avantage pour celui qui est resté plus longtemps heureux. – Que veut dire ce mot : souvenir ? Est-ce le souvenir de la sagesse acquise antérieurement ? On peut dire qu’il en est plus sage, mais on ne reste pas dans la question. Est-ce le souvenir du plaisir ? L’homme heureux a-t-il donc besoin d’un excès de JOIE, et ne se contente-t-il pas de la JOIE présente ? Et en quoi le souvenir du plaisir est-il agréable ? Qu’y a-t-il d’agréable à se rappeler que, hier, on a pris plaisir à bien dîner ? Et, au bout de dix ans, ne serait-ce pas encore plus ridicule ? Qu’y a-t-il d’agréable à me rappeler que j’étais un sage, l’an passé ? ENNÉADES – Bréhier: I, 5 (36) – Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? 8
Le beau se trouve surtout dans la vue ; il est aussi dans l’ouïe, dans la combinaison des paroles et la musique de tout genre ; car les mélodies et les rythmes sont beaux ; il y a aussi, en montant de la sensation vers un domaine supérieur, des occupations, des actions et des manières d’être qui sont belles ; il y a la beauté des sciences et des vertus. Y-a-t-il une beauté antérieure à celle-là ? C’est la discussion qui le montrera. Qu’est-ce donc qui fait que la vue se représente la beauté dans le corps, et que l’ouïe se prête à la beauté dans les sons ? Pourquoi tout ce qui se rattache immédiatement à l’âme est-il beau ? Est-ce d’une seule et même beauté que toutes les choses belles sont belles, ou bien y-a-t-il une beauté différente dans les corps et dans les autres êtres ? Et que sont ces beautés ou bien qu’est cette beauté ? Certains êtres, comme les corps, sont beaux en eux-mêmes, comme la vertu. Car il est manifeste que les mêmes corps sont tantôt beaux, tantôt sans beauté, comme si l’être du corps était différent de l’être de la beauté. Qu’est cette beauté présente dans les corps ? C’est là la première chose à rechercher. Qu’est ce donc qui tourne et attire les regards des spectateurs, et leur fait éprouver la JOIE dans la contemplation ? Si nous découvrons cette beauté de corps, peut-être pourrions-nous nous en servir comme d’un échelon pour contempler les autres beautés. Tout le monde, pour ainsi dire, affirme que la beauté visible est une symétrie des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l’ensemble ; à cette symétrie s’ajoutent de belles teintes ; la beauté dans les êtres comme d’ailleurs dans tout le reste, c’est leur symétrie et leur mesure ; l’être beau ne sera pas un être simple, mais seulement et nécessairement un être composé ; de plus le tout de cet être sera beau ; et ses parties ne seront pas belles chacun par elle-même, mais en se combinant pour que leur ensemble soit beau. Pourtant, si l’ensemble est beau, il faut bien que ses parties soient belles, elles aussi ; certainement, une belle chose n’est pas faite de parties laides, et tout ce qu’elle contient est beau. De plus des couleurs qui sont belles, comme la lumière solaire, seront, dans cette opinion, en dehors de la beauté, puisqu’elles sont simples et ne tirent pas leur beauté de la symétrie des parties. Et l’or, comment est-il beau ? Et l’éclair que l’on voit dans la nuit, qui fait qu’il est beau ? Il en est de même des sons ; la beauté d’un son simple s’évanouira ; et pourtant bien souvent, chacun des sons qui font partie d’un bel ensemble est beau à lui seul. Et lorsqu’on voit le même visage, avec des proportions qui restent identiques, tantôt beau et tantôt laid, comment ne pas dire que la beauté qui est dans ces proportions est autre chose qu’elles, et que c’est par autre chose que le visage bien proportionné est beau ? Et si, passant aux belles occupations et aux beaux discours, on veut voir encore dans la symétrie la cause de cette beauté, que vient-on parler de symétrie dans de belles occupations, dans des lois, dans les connaissances ou dans les sciences ? Les théorèmes sont symétriques les uns aux autres : qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’ils s’accordent ? Mais il y a aussi bien accord et concordance entre les opinions du méchant. Cette opinion : la tempérance est une sottise, est d’accord avec celle-ci : la justice est une naïveté généreuse ; il y a de l’une à l’autre une correspondance et une concordance. Donc voici la vertu qui est une beauté de l’âme et bien plus réellement une beauté que celles dont nous parlions : en quel sens y aurait-il des parties symétriques ? Il n’y a pas de partie symétriques, à la manière dont les grandeurs ou les nombres sont symétriques, quelque vrai qu’il soit que l’âme contient une multiplicité de parties. Car dans quel rapport se font la combinaison ou le mélange des parties de l’âme et des théorèmes scientifiques ? Et l’intelligence, qui est isolée, en quoi consistera sa beauté ? ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 1
Quant aux beautés plus élevées, qu’il n’est pas donné à la sensation de percevoir, à celle que l’âme voit et sur lesquelles elle prononce sans les organes des sens, il nous faut remonter plus haut et les contempler en abandonnant la sensation qui doit rester en bas. On ne peut se prononcer sur les beautés sensibles, sans les avoir vues et saisies comme belles, si l’on est, par exemple, aveugle-né ; de la même manière, on ne peut se prononcer sur la beauté des occupations, si l’on n’accueille avec amour cette beauté ainsi que celle des sciences et autres choses pareilles, si l’on ne se représente combien est belle la face de la justice et de la tempérance, si l’on ne sait que ni l’étoile du matin ni l’étoile du soir ne sont aussi belles. On les voit, quand on a une âme capable de les contempler ; et, en les voyant, on éprouve une JOIE, un étonnement et un effroi bien plus forts que dans le cas précédent, parce qu’on touche maintenant à des réalités. Car ce sont là les émotions qui doivent se produire à l’égard de ce qui est beau, la stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagnés de plaisir. Mais il est possible d’éprouver ces émotions (et l’âme les éprouve en fait) même à l’égard des choses invisibles ; toute âme, pour ainsi dire, les éprouve, mais surtout l’âme qui en est amoureuse. Il en est de même de la beauté des corps ; tous la voient, mais tous n’en sentent pas également l’aiguillon ; ceux qui le sentent le mieux sont ceux qu’on appelle les amoureux. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 4
– Si le ciel possède l’âme, en quelque situation qu’il soit, pourquoi doit-il tourner sur lui-même ?- C’est que l’âme n’est pas seulement dans le monde intelligible ; et si elle a une puissance qui tourne elle-même autour d’un centre, par cette raison aussi le ciel sera animé d’un mouvement circulaire. (Il ne faut pas entendre le terme centre quand on parle du corps de la même manière que quand on parle de l’âme ; en ce dernier cas, le centre est l’origine d’où vient l’âme ; dans le premier, il a un sens local. C’est par analogie qu’on emploie le mot centre ; dans l’âme comme dans le corps du monde, il faut qu’il y ait un centre qui, dans le corps, est seulement le centre de la sphère ; comme l’âme tourne sur elle-même, la sphère tourne aussi sur elle-même.) Si l’âme universelle circule donc autour de Dieu, elle l’environne de son amour, elle se fixe, autant qu’elle peut, autour de lui ; car tout dépend de lui ; ne pouvant être dirigée vers lui, elle se meut autour de lui. – Pourquoi chaque âme n’en faitelle pas autant ? – Chacune en fait autant, selon le lieu où elle est. – Pourquoi alors nos corps ne se meuvent-ils pas comme le ciel ? – Parce que des éléments à trajectoire rectiligne se fixent à eux ; parce que nos inclinations nous portent vers des objets sans cesse différents ; parce que l’élément sphérique qui est en nous est mal arrondi ; il est terrestre et n’a pas la subtilité et la mobilité qui accompagnent les choses célestes. Sinon, pourquoi s’arrêterait-il, dès que l’âme est agitée d’une émotion quelconque ? Pourtant, il y a peut-être aussi en nous un souffle qui tourne autour de l’âme. Car si Dieu est en toute chose, l’âme qui veut s’unir à lui doit tourner autour de lui, puisqu’il n’est pas ici ou là. Platon accorde aux astres (errants) non seulement le mouvement de rotation qui leur est commun avec le ciel, mais un mouvement particulier de révolution autour de leur propre centre4. Car chaque être, où qu’il soit, embrasse Dieu avec JOIE non par la réflexion, mais par une nécessité naturelle. ENNÉADES – Bréhier: II, 2 (14) – Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 2
Voici comment se produit ce mouvement. Il y a dans l’âme universelle une puissance dernière qui part de la terre et s’étend à travers l’univers ; puis, en montant, une autre puissance, qui possède par nature la sensation et qui est douée de la faculté de l’opinion ; elle se tient dans les sphères ; elle siège au-dessus de la première et elle lui communique son pouvoir pour la vivifier. La puissance inférieure est donc mue par la puissance supérieure qui l’embrasse circulairement et qui siège au-dessus de l’univers, pour autant du moins que cette puissance inférieure est remontée jusqu’aux sphères. Donc la puissance supérieure l’entoure en cercle ; la puissance inférieure tend vers la puissance supérieure, en se tournant vers elle, et cette conversion produit un mouvement de rotation dans le corps où elle est insérée. Car, si une partie quelconque d’une sphère se meut, au cas où cette partie se meut sans changer de lieu, elle ébranle la sphère dans laquelle elle est, et son mouvement se communique à la sphère. C’est ce qui arrive dans notre corps ; l’âme se meut d’un mouvement qui n’est pas un mouvement du corps, par exemple dans la JOIE ou dans la vision d’un bien ; et il se produit un mouvement du corps et un mouvement local. De même làbas, l’âme universelle, venue près du bien, le perçoit mieux, et elle anime le corps du mouvement local qui convient au ciel. La puissance sensitive, à son tour, qui reçoit son bien d’en haut et qui a ses jouissances propres, poursuit ce bien qui est partout et se porte partout. C’est là un mouvement comme celui de l’Intelligence, l’Intelligence se meut en restant immobile ; car elle tourne sur elle-même. C’est ainsi que l’univers, en se mouvant en cercle, reste pourtant à la même place. ENNÉADES – Bréhier: II, 2 (14) – Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 3
L’on a dit en quel sens il est autre que ce qu’il voit, en quel sens il est lui-même ce qu’il voit : il voit donc, qu’il soit différent de ce qu’il voit ou qu’il le soit lui-même : que fait-il connaître ? Il annonce qu’il voit un dieu qui engendre un fils d’une beauté suprême et qui engendre toutes choses en lui-même ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres enfants, il les garde tous en lui, dans la JOIE de sa splendeur et de leur splendeur; mais, tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors. D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. Ce n’est pas en vain qu’il affirme qu’il est venu du père, qu’il y a un autre monde que lui, qui a la beauté suprême, qu’il est lui-même une image de la beauté, et qu’il n’est pas permis qu’une belle image ne soit pas l’image de la beauté et de l’être. En toutes ses parties, il imite donc son modèle : il possède la vie ; de l’être, il a l’image, et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image ; comment serait-il possible que le Beau tantôt ait son image et tantôt ne l’ait pas, puisqu’il ne s’agit pas d’une image fabriquée par l’art ? car une image, qui existe par nature, dure autant que son modèle. Aussi l’on a tort de croire à la corruptibilité du monde, alors que l’intelligible persiste, et de dire qu’il s’engendre grâce à une volonté délibérée de son créateur ; on ne veut pas comprendre de quelle manière il est créé ; on ne sait pas que, tant que le Beau éclaire, tout le reste ne peut jamais manquer, que les autres choses existent depuis qu’il existe : or il a toujours été et toujours il sera (mots qu’il faut bien employer, s’il nous est nécessaire d’exprimer son éternité). ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 12