intellectuelle

Cette action lui échappe sans doute, parce qu’elle ne se rapporte pas à un objet sensible ; car ce n’est que par l’intermédiaire de la sensation qu’il peut rapporter son activité à des objets intellectuels. Mais pourquoi l’intelligence et l’âme INTELLECTUELLE n’agiraient-elles pas par elles-mêmes, puisqu’elles sont antérieures à la sensation et à l’impression qu’on en a ? Il faut bien alors qu’il y ait un acte antérieur à cette impression, puisque, pour l’intelligence, penser est la même chose qu’exister. L’impression en a lieu, semblet-il, lorsque la pensée se replie sur elle-même et lorsque l’être en action dans la vie de l’âme est en quelque sorte renvoyé en sens inverse ; telle l’image dans un miroir, quand sa surface polie et brillante est immobile ; le miroir est là, une image se produit ; s’il n’y en a pas ou s’il n’est pas immobile, l’objet qui pourrait s’y refléter n’en est pas moins actuel. Il en est de même dans l’âme ; si cette partie de nous-même dans laquelle apparaissent les reflets de la raison et de l’intelligence n’est point agitée, ces reflets y sont visibles ; alors non seulement l’intelligence et la raison connaissent, mais en outre l’on a comme une connaissance sensible de cette action. Mais si ce miroir est en pièces à cause d’un trouble survenu dans l’harmonie du corps, la raison et l’intelligence agissent sans s’y refléter, et il y a alors une pensée sans image (d’ailleurs on ne pourrait concevoir que la pensée est accompagnée de l’image, si la pensée était elle-même une image). On peut trouver, même dans la veille, des activités, des méditations et des actions très belles que la conscience n’accompagne pas au moment même où nous méditons ou agissons : ainsi celui qui lit n’a pas nécessairement conscience qu’il lit, surtout s’il lit avec attention ; celui qui agit avec courage n’a pas conscience qu’il agit courageusement, tant qu’il exécute son acte ; et il y a mille autres faits du même genre. C’est à tel point que la conscience paraît affaiblir les actes qu’elle accompagne ; tout seuls, ces actes ont plus de pureté, de force et de vie ; oui, dans l’état d’inconscience, les êtres parvenus à la sagesse ont une vie plus intense ; cette vie ne se disperse pas dans les sensations et se rassemble en elle-même et au même point. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 10

Le sage éprouve pourtant les sentiments d’amitié et de reconnaissance ; il les éprouve à son propre égard ; il se rend à lui-même tout ce qu’il se doit ; il témoigne aussi de l’amitié à ses amis, mais une amitié accompagnée, au plus haut point, de clairvoyance INTELLECTUELLE. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 15

Car suivant un vieux discours, la tempérance, le courage, toute vertu et la prudence elle-même sont des purifications. C’est pourquoi les mystères disent à mots couverts que l’être non purifié, même dans l’Hadès, sera placé dans un bourbier, parce que l’être impur aime les bourbiers, à cause de ses vices, comme s’y complaisent les porcs, dont le corps est impur. En quoi consisterait donc la véritable tempérance sinon à ne pas s’unir aux plaisirs du corps, mais à les fuir parce qu’ils sont impurs et ne sont pas ceux d’un être pur ? Le courage consiste à ne pas redouter la mort. Or la mort est la séparation de l’âme et du corps. Il ne redoutera pas cette séparation, celui qui aime à être isolé du corps. La grandeur d’âme est le mépris des choses d’ici-bas. La prudence et la pensée qui se détourne des choses d’en bas et conduit l’âme vers le haut. L’âme, une fois purifiée, devient donc une forme, une raison ; elle devient toute incorporelle, INTELLECTUELLE ; elle appartient tout entière au divin, où est la source de la Beauté, et d’où viennent toutes les choses du même genre. Donc l’âme réduite à l’intelligence est d’autant plus belle. Mais l’intelligence et ce qui en vient, c’est, pour l’âme, une beauté propre et non pas étrangère, parce que l’âme est alors réellement isolée. C’est pourquoi l’on dit avec raison que le bien et la beauté de l’âme consistent à se rendre semblable à Dieu, parce que de Dieu viennent le Beau et toute ce qui constitue le domaine de la réalité. Mais la beauté est une réalité vraie, et la laideur une nature différente de cette réalité. C’est la même chose qui, primitivement, est bonne et belle, ou qui est le bien et la beauté. Il faut donc rechercher, par des moyens analogues, le beau et le bien, le laid et le mal. Il faut poser d’abord que la beauté est aussi le bien ; de ce bien, l’intelligence tire immédiatement sa beauté ; et l’âme est belle par l’intelligence : les autres beautés, celles des actions et des occupations, viennent de ce que l’âme y imprime sa forme ; l’âme fait aussi tout ce qu’on appelle les corps ; et, étant un être divin et comme une part de la beauté, elle rend belles toutes les choses qu’elle touche et qu’elle domine, pour autant qu’il leur est possible de participer à la beauté. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 6

Ce célèbre traité est un de ceux qui font le mieux voir comment Plotin utilise les dialogues platoniciens, en introduisant entre eux un ordre systématique ; toute la série des questions sur le Beau, qui ouvrent le traité, provient de l’ Hippias majeur. D’après Plotin, ce sont les questions de l’ Hippias qui trouvent leur solution dans le Banquet et dans le Phèdre, comme il le fait voir à partir du chapitre IV. Mais, avant d’aborder cette solution, Plotin rencontre d’abord la théorie stoïcienne du Beau, qui, partant de la beauté plastique, de celle d’une statue, et définissant la beauté par la symétrie, assimilait complètement la beauté INTELLECTUELLE à la beauté sensible ; et il la critique, parce qu’elle refuse d’admettre, entre les divers ordres de beauté, cette hiérarchie ascendante qui fait le fond de la doctrine platonicienne. À partir du chapitre II, il prend pour guide le discours de Diotime dans le Banquet, passant de la beauté sensible à la beauté des âmes, et de celle-ci au Beau en soi. Mais, sur la beauté des corps, il ne trouve chez Platon que d’assez vagues indications ; sans doute il y voit que la beauté sensible vient de la participation à une idée, et que l’âme reconnaît et aime cette beauté parce qu’elle se souvient des idées ; mais la participation équivaut à l’information de la matière par la forme ; et c’est là le langage non plus de Platon, mais d’Aristote, par lequel Plotin, dans toute cette partie, est visiblement séduit comme dans tous les cas où un néoplatonicien a à traiter des choses sensibles. Quand il vient à parler des beautés non sensibles, il utilise le Phèdre et le Banquet. Encore faut-il remarquer qu’il y mélange intimement, comme on le voit au chapitre V et à la fin du chapitre IX, des idées morales empruntées au Phédon et au Théétète sur la vertu purification et sur l’évasion du monde sensible, idées qui, dans les dialogues platoniciens, sont loin d’être aussi intimement unies à la dialectique de l’amour. Enfin, dernière interprétation, étrangère au platonisme original : le Beau, terme de l’ascension de l’âme dans le Banquet, est identifié au monde des Idées ; de plus, il est subordonné au Bien, qui devient le terme dernier de l’amour. Tel est le résultat d’un long effort, commencé sans doute bien avant Plotin, pour introduire une cohérence doctrinale dans l’ensemble des dialogues de Platon. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 9

Si nous sommes incapables de nous voir nous-mêmes, mais si, une fois possédés du dieu, nous produisons en nous sa vision ; si, alors, nous nous représentons à nous-mêmes en voyant notre propre image embellie ; mais si, quittant cette image si belle qu’elle soit, nous nous unissons à nousmêmes, saris plus scinder davantage cette unité qui est tout, unis au dieu présent dans le silence ; si nous sommes unis à lui autant que nous le pouvons et autant que nous y aspirons ; puis si, par un mouvement inverse, nous revenons à nous dédoubler, nous sommes alors assez purifiés pour rester près de lui, si bien qu’il nous est à nouveau présent, dès que nous nous tournons vers lui ; mais de ce retour au dédoublement, nous tirons l’avantage suivant : noirs commençons à avoir conscience de nous-rnèmes, tant que nous sommes différents du dieu ; puis revenant en nous-mèmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du dieu ; nous retournons là-basnous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant : mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse, il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité; il nous faut, au lieu d’être un voyant, devenir un spectacle pour un autre qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. – Comment donc sommes-nous dans le beau, si nous ne le voyons pas ? – Le voir comme une chose différente de soi, ce n’est pas encore être dans le Beau ; devenir le Beau, voilà surtout ce qui est être dans le Beau. Si donc nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il ne faut point d’une pareille vision, à moins que nous ne sachions que nous sommes identiques à la chose vue; il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes, si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. Il faut songer que, chez les malades, les sensations produisent des chocs beaucoup plus forts, au point de diminuer la connaissance INTELLECTUELLE, en la heurtant; la maladie nous frappe et nous abat ; la santé, nous laissant au calme, permet bien plus la connaissance de son propre état ; c’est qu’elle préside à notre vie comme un état naturel et qu’elle s’unit à nous ; mais la maladie nous est une chose étrangère, non naturelle, et elle se fait connaître par là même qu’elle apparaît fort différente de nous. Or de ce qui est à nous, nous n’avons pas nous-mêmes sensation : et c’est alors et surtout que nous avons l’intelligence de nous-mêmes, que nous possédons la science de nous-mêmes, que nous nous unissons à nous-mèmes. Là-bas donc, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence, que nous croyons être dans l’ignorance: c’est que nous attendons l’impression sensible, qui, elle, affirme ne rien voir de tout cela : car elle ne voit point, elle ne peut voir pareilles choses : voilà donc ce qui doute de ces choses, c’est la sensation ; et c’est autre chose qu’elle qui est le voyant; et, pour ce voyant, douter de ces choses, ce serait douter de soi-même; car lui non plus, il n’est pas capable de se placer en dehors de lui-mème, pour se voir comme un être sensible, avec les yeux du corps. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 11