Jusqu’où nous conduit la purification ? En résolvant cette question, nous verrons à qui la vertu nous rend semblables et à quel dieu elle nous rend identiques. Or c’est avant tout demander en quel sens la vertu purifie notre cmur, nos désirs et toutes nos autres affections, peines et passions analogues ; c’est demander jusqu’à quel point l’âme peut se séparer du corps. En se séparant du corps, sans doute, elle se recueille en elle-même avec toutes ses parties qui avaient un lieu distinct ; elle est tout à fait impassible ; elle ne sent plus que les plaisirs indispensables ; elle ne guérit et n’évite les peines qu’autant qu’il est nécessaire pour ne pas en être importunée ; elle ne sent plus les souffrances, ou bien, si cela ne lui est pas possible, elle les supporte sans aigreur et les amoindrit en ne les partageant pas ; autant qu’elle le peut, elle supprime les sentiments violents ; si elle ne le peut pas, elle ne permet pas à la colère de la gagner, mais laisse au corps l’agitation involontaire, qui devient rare et va s’affaiblissant ; elle est sans aucune crainte (car elle-même ne sent pas la crainte, bien qu’il y ait encore parfois une impulsion involontaire) ; elle est donc sans crainte, sauf dans le cas où la crainte sert à l’avertir d’un danger. Elle ne désire évidemment rien de honteux ; elle désire le boire et le manger pour satisfaire les besoins du corps, et non pour elle-même ; elle ne recherche pas les plaisirs de l’amour, ou du moins, elle recherche seulement ceux qu’exige la nature et qui la laissent maîtresse d’elle-même ; ou, tout au plus, elle s’abandonne à l’élan de son imagination. Mais, non seulement l’âme raisonnable sera en elle-même pure de toutes ces passions ; elle voudra encore en purifier la partie irrationnelle, pour l’empêcher de subir les chocs des impressions extérieures ou du moins pour rendre ces chocs peu intenses, rares et tout de suite émoussés par le voisinage de la raison ; la partie irrationnelle de l’âme sera comme un homme qui vit près d’un sage ; il profite de ce voisinage, et ou bien il devient semblable à lui, ou bien il aurait honte d’oser faire ce que l’homme de bien ne veut pas qu’il fasse. Donc pas de conflit ; il suffit que la raison soit là ; la partie inférieure de l’âme la respecte et, si elle est agitée d’un mouvement violent, c’est elle-même qui s’irrite de ne pas rester en repos quand son maître est là, et qui se reproche sa FAIBLESSE. ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 5
Et ses souffrances personnelles ? – Lorsqu’elles sont violentes, il les supportera tant qu’il pourra ; lorsqu’elles dépassent la mesure, elles l’emporteront. Il n’excitera pas la pitié par ses souffrances ; la flamme qui est en lui brille comme la lumière de la lanterne dans les tourbillons violents des vents et dans la tempête. – Et s’il perd conscience ? Et si la douleur se prolonge sans être pourtant assez forte pour l’anéantir ? – Si elle se prolonge, il décidera ce qu’il doit faire ; car son libre arbitre ne lui est pas enlevé. Il faut savoir que le sage n’envisage pas ces impressions de la même manière que les autres ; elles ne pénètrent pas dans l’intimité de lui-même ; et cela est aussi vrai des autres impressions que des douleurs, de ses propres souffrances ou des souffrances d’autrui ; car ce serait FAIBLESSE d’âme. La preuve ? C’est un avantage, pensonsnous, de ne pas voir ces malheurs ; c’est un avantage, s’ils arrivent, qu’ils n’arrivent qu’après notre mort ; et ainsi nous ne songeons pas à l’intérêt de ceux qui restent, mais au nôtre propre, qui est de ne pas souffrir. Voilà notre FAIBLESSE ; il faut l’extirper et ne pas nous laisser effrayer par les événements. – Mais, dit-on, c’est un penchant naturel de souffrir du malheur de ses proches. – Que l’on sache bien que tout le monde n’est pas ainsi, et que le rôle de la vertu est de conduire les instincts communs à tous à une forme meilleure et plus belle que chez le vulgaire ; et il est beau de ne pas céder aux événements que redoute notre instinct. Il ne faut pas ignorer l’art de la lutte ; il faut prendre ses dispositions comme un habile athlète, dans la lutte contre les coups du sort ; il faut savoir qu’ils sont insupportables pour certaines natures, mais qu’ils sont supportables pour la sienne ; ils ne sont pas terribles, et seuls des enfants les redoutent ! – Le sage les veut-il donc ? — Non pas ; mais la présence de la vertu rend son âme inébranlable et impassible, même dans les événements qu’il n’a pas voulus. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 8
Pourtant, s’il y a deux sages dont l’un possède tous les avantages que (les philosophes) appellent conformes à la nature, tandis que l’autre en est privé, dirons-nous qu’ils possèdent un bonheur égal ? – Oui, puisqu’ils sont également sages. Et si l’un d’eux a la beauté corporelle, s’il a tous ces avantages qui ne contribuent ni à la sagesse ni à la vertu ni à la contemplation du bien ni à la perfection, qu’est-ce que cela fait ? Luimême, qui les possède, ne se vantera pas d’être plus heureux que celui qui ne les possède pas. Ils ne servent même pas à apprendre la flûte, malgré leur abondance ! Mais nous voyons le bonheur du sage avec les yeux de notre propre FAIBLESSE ; nous estimons redoutable et terrible ce que l’homme heureux n’estime pas tel. Ou bien alors, il n’est pas encore sage, et il n’est pas encore heureux, s’il n’a pas transformé toutes les images qu’il s’en faisait, s’il n’est pas en quelque sorte devenu un autre homme, s’il ne fonde pas sur lui-même l’assurance qu’il ne sera jamais atteint par le mal ; alors seulement, il sera sans crainte ; si quelque chose l’intimide, il n’a pas la vertu parfaite, il ne l’a qu’à demi. Le sage parfait éprouve sans doute encore des craintes involontaires et irréfléchies, lorsque son esprit est ailleurs ; mais en s’y rendant attentif, il s’en débarrassera ; il apaisera son émotion comme on apaise les peines d’un enfant, par la menace ou par le raisonnement, mais par une menace sans colère, et comme un regard sévère suffit à intimider l’enfant. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 15