Autrefois les dieux se partagèrent entre eux la terre entière, contrée par contrée et sans dispute ; car il ne serait pas raisonnable de croire que les dieux ignorent ce qui convient à chacun d’eux, ni que, sachant ce qui convient mieux aux uns, les autres essayent de s’en emparer à la faveur de la discorde . Ayant donc obtenu dans ce juste partage le lot qui leur convenait, ils peuplèrent chacun leur contrée, et, quand 109b-110c elle fut peuplée, ils nous élevèrent, nous, leurs ouailles et leurs nourrissons, comme les bergers leurs troupeaux, mais sans violenter nos corps, comme le font les bergers qui mènent paître leur bétail à coups de fouet ; mais, se plaçant pour ainsi dire à la poupe, d’où l’animal est le plus facile à diriger, ils le gouvernaient en usant de la persuasion comme gouvernail et maîtrisaient ainsi son âme selon leur propre dessein, et c’est ainsi qu’ils conduisaient et gouvernaient toute l’espèce mortelle.
Tandis que les autres dieux réglaient l’organisation des différents pays que le sort leur avait assignés, Héphaïstos et Athéna qui ont la même nature, et parce qu’ils sont enfants du même père, et parce qu’ils s’accordent dans le même amour de la sagesse et des arts, ayant reçu tous deux en commun notre pays, comme un lot qui leur était propre et naturellement approprié à la vertu et à la pensée, y firent naître de la terre des gens de bien et leur enseignèrent l’organisation politique. Leurs noms ont été conservés, mais leurs oeuvres ont péri par la destruction de leurs successeurs et l’éloignement des temps. Car l’espèce qui chaque fois survivait, c’était, comme je l’ai dit plus haut, celle des montagnards et des illettrés, qui ne connaissaient que les noms des maîtres du pays et savaient peu de chose de leurs actions. Ces noms, il les donnaient volontiers à leurs enfants ; mais des vertus et des lois de leurs devanciers ils ne connaissaient rien, à part quelques vagues on-dit sur chacun d’eux. Dans la disette des choses nécessaires, où ils restèrent, eux et leurs enfants, pendant plusieurs générations, ils ne s’occupaient que de leurs besoins, ne s’entretenaient que d’eux et ne s’inquiétaient pas de ce qui s’était passé avant eux et dans les temps anciens. Les récits légendaires et la recherche des antiquités apparaissent dans les cités en même temps que le loisir, lorsqu’ils voient que certains hommes sont pourvus des choses nécessaires à la vie, mais pas auparavant. Et voilà comment les noms des anciens hommes se sont conservés sans le souvenir de leurs hauts faits. Et la preuve de ce que j’avance, c’est que les noms de Cécrops, d’Erechthée, d’Erichthonios, d’Erysichthon et la plupart de ceux des héros antérieurs à Thésée dont on ait gardé la mémoire, sont précisément ceux dont se servaient, au rapport de Solon, les prêtres égyptiens, lorsqu’ils lui racontèrent la guerre de ce temps-là. Et il en est de même des noms des femmes. En outre, la tenue et l’image de la déesse, que les hommes de ce temps-là représentaient en armes conformément à la coutume de leur temps, où les occupations guerrières étaient communes aux femmes et aux enfants, signifient que, chez tous les êtres vivants, mâles et femelles, qui vivent en société, la nature a voulu qu’ils fussent les uns et les autres capables d’exercer en commun la vertu propre à chaque espèce.
110c-111c Notre pays était alors habité par les différentes classes de citoyens qui exerçaient des métiers et tiraient du sol leur subsistance. Mais celle des guerriers, séparée des autres dès le commencement par des hommes divins, habitait à part. Ils avaient tout le nécessaire pour la nourriture et l’éducation ; mais aucun d’eux ne possédait rien en propre ; ils pensaient que tout était commun entre eux tous ; mais ils n’exigeaient des autres citoyens rien au-delà de ce qui leur suffisait pour vivre, et ils exerçaient toutes les fonctions que nous avons décrites hier en parlant des gardiens que nous avons imaginés.
On disait aussi, en ce qui concerne le pays, et cette tradition est vraisemblable et véridique, tout d’abord, qu’il était borné par l’isthme et qu’il s’étendait jusqu’aux sommets du Cithéron et du Parnès , d’où la frontière descendait en enfermant l’Oropie sur la droite, et longeant l’Asopos à gauche, du côté de la mer ; qu’ensuite la qualité du sol y était sans égale dans le monde entier, en sorte que le pays pouvait nourrir une nombreuse armée exempte des travaux de la terre. Une forte preuve de la qualité de notre terre, c’est que ce qui en reste à présent peut rivaliser avec n’importe laquelle pour la diversité et la beauté de ses fruits et sa richesse en pâturages propres à toute espèce de bétail. Mais, en ce temps-là, à la qualité de ses produits se joignait une prodigieuse abondance. Quelle preuve en avons-nous et qu’est-ce qui reste du sol quelle qui justifie notre dire ? Le pays tout entier s’avance loin du continent dans la mer et s’y étend comme un promontoire, et il se trouve que le bassin de la mer qui l’enveloppe est d’une grande profondeur. Aussi, pendant les nombreuses et grandes inondations qui ont eu lieu pendant les neuf mille ans, car c’est là le nombre des ans qui se sont écoulés depuis ce temps-là jusqu’à nos jours, le sol qui s’écoule des hauteurs en ces temps de désastre ne dépose pas, comme dans les autres pays, de sédiment notable et, s’écoulant toujours sur le pourtour du pays, disparaît dans la profondeur des flots. Aussi comme il est arrivé dans les petites îles, ce qui reste à présent, comparé à ce qui existait alors, ressemble à un corps décharné par la maladie. Tout ce qu’il y avait de terre grasse et molle s’est écoulé et il ne reste plus que la carcasse nue du pays. Mais, en ce temps-là, le pays encore intact avait, au lieu de montagnes, de hautes collines ; les plaines qui portent aujourd’hui le nom de Phelleus étaient remplies de terre grasse ; il y avait sur les montagnes de grandes forêts, dont il reste encore aujourd’hui des témoignages visibles. Si, en effet, parmi les montagnes, il en est qui ne nourrissent plus que des abeilles, il n’y a pas bien longtemps qu’on y coupait des arbres propres à couvrir les plus vastes constructions, dont les poutres existent encore. Il y avait aussi beaucoup de grands arbres à fruits et le sol 111c-112d produisait du fourrage à l’infini pour le bétail. Il recueillait aussi les pluies annuelles de Zeus et ne perdait pas comme aujourd’hui l’eau qui s’écoule de la terre dénudée dans la mer, et, comme la terre était alors épaisse et recevait l’eau dans son sein et la tenait en réserve dans l’argile imperméable, elle laissait échapper dans les creux l’eau des hauteurs qu’elle avait absorbée et alimentait en tous lieux d’abondantes sources et de grosses rivières. Les sanctuaires qui subsistent encore aujourd’hui près des sources qui existaient autrefois portent témoignage de ce que j’avance à présent. Telle était la condition naturelle du pays. Il avait été mis en culture, comme on pouvait s’y attendre, par de vrais laboureurs, uniquement occupés à leur métier, amis du beau et doués d’un heureux naturel, disposant d’une terre excellente et d’une eau très abondante, et favorisés dans leur culture du sol par des saisons le plus heureusement tempérées.
Quant à la ville, voici comment elle était ordonnée en ce temps-là. D’abord l’acropole n’était pas alors dans l’état où elle est aujourd’hui. En une seule nuit, des pluies extraordinaires, diluant le sol qui la couvrait, la laissèrent dénudée. Des tremblements de terre s’étaient produits en même temps que cette chute d’eau prodigieuse, qui fut la troisième avant la destruction qui eut lieu au temps de Deucalion. Mais auparavant, à une autre époque, telle était la grandeur de l’acropole qu’elle s’étendait jusqu’à l’Eridan et à l’Ilissos et comprenait le Pnyx, et qu’elle avait pour borne le mont Lycabette du côté qui fait face au Pnyx 7. Elle était entièrement revêtue de terre et, sauf sur quelques points, elle formait une plaine à son sommet. En dehors de l’acropole, au pied même de ses pentes, étaient les habitations des artisans et des laboureurs qui cultivaient les champs voisins. Sur le sommet, la classe des guerriers demeurait seule autour du temple d’Athéna et d’Héphaïstos, après avoir entouré le plateau d’une seule enceinte, comme on fait le jardin d’une seule maison. Ils habitaient la partie nord de ce plateau, où ils avaient aménagé des logements communs et des réfectoires d’hiver, et ils avaient tout ce qui convenait à leur genre de vie en commun, soit en fait d’habitations, soit en fait de temples, à l’exception de l’or et de l’argent ; car ils ne faisaient aucun usage de ces métaux en aucun cas. Attentifs à garder le juste milieu entre le faste et la pauvreté servile, ils se faisaient bâtir des maisons décentes, où ils vieillissaient, eux et les enfants de leurs enfants, et qu’ils transmettaient toujours les mêmes à d’autres pareils à eux. Quant à la partie sud, lorsqu’ils abandonnaient en été, comme il est naturel, leurs jardins, leurs gymnases, leurs réfectoires, elle leur en tenait lieu. Sur l’emplacement de l’acropole actuelle, il y avait une source qui fut engorgée par les tremblements de terre et dont il reste les minces filets 112d-113d d’eau qui ruissellent du pourtour ; mais elle fournissait alors à toute la ville une eau abondante, également saine en hiver et en été. Tel était le genre de vie de ces hommes qui étaient à la fois les gardiens de leurs concitoyens et les chefs avoués des autres Grecs. Ils veillaient soigneusement à ce que leur nombre, tant d’hommes que de femmes, déjà en état ou encore en état de porter les armes, fût, autant que possible, constamment le même, c’est-à-dire environ vingt mille.
Voilà donc quels étaient ces hommes et voilà comment ils administraient invariablement, selon les règles de la justice, leur pays et la Grèce. Ils étaient renommés dans toute l’Europe et toute l’Asie pour la beauté de leurs corps et les vertus de toute sorte qui ornaient leurs âmes, et ils étaient les plus illustres de tous les hommes d’alors.