Chambry: La République IV 419a-427c — Felicidade – Educação – Estado

419 Alors Adimante prenant le relais : — Mais que répondras-tu pour ta défense, Socrate, dit-il, si l’on vient te rétorquer que tu ne rends pas ces hommes très heureux, et qu’ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes : car en vérité la cité est à eux, et eux cependant ne jouissent d’aucun des biens de la cité, à la différence d’autres, qui, placés dans la même position, possèdent des champs, se font construire de belles et grandes habitations, acquièrent un mobilier en conséquence, offrent aux dieux des sacrifices en leur nom propre, accueillent des hôtes, et qui, pour en venir en particulier à ce dont tu parlais à l’instant, possèdent or et argent et tout ce qu’habituellement on attribue à ceux qui doivent être bienheureux ? Ils apparaissent tout simplement, pourrait-on déclarer, comme des auxiliaires salariés installés 420 dans la cité, dont ils ne sont que la garnison.

— Oui, dis-je, et cela en étant seulement nourris et sans même recevoir de salaire en plus de leur nourriture, comme en reçoivent les autres salariés, si bien que s’ils désiraient voyager à l’étranger à leur propre compte, ils n’en auraient même pas la possibilité, ni celle de faire des cadeaux à des hétaïres, ou de dépenser en quelque autre lieu où ils désireraient le faire, comme le font ceux qu’on pense être des hommes heureux. Ces éléments-là, et une foule d’autres du même genre, tu les laisses en dehors de ton accusation. “- Eh bien, dit-il, incluons-les aussi dans l’accusation.

— Dès ]ors que répondrons-nous b pour notre défense, demandes-tu ?

— Oui.

— C’est en suivant toujours la même détnarche, dis-je, que nous trouverons, je crois, ce qu’il faut dire. Nous répondrons qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que même dans ces canditions ces hommes-là soient suprêmement heureux ; que d’ailleurs nous établissons la cité non pas en cherchant à obtenir qu’un groupe isolé soit chez nous exceptionnellement heureux, mais que soit heureuse, le plus qu’il est possible, la cité tout entière. En effet nous avons pensé que c’est dans une telle cité que nous aurions le plus de chances de trouver la justice, et à l’inverse l’injustice dans celle qui est gouvernée de la pire façon ; et qu’en les inspectant, c nous pourrions déterminer ce que nous recherchons depuis longtemps. Pour l’instant donc, à ce que nous croyons, nous devons modeler la cité heureuse non pas en prélevant en elle un petit nombre de gens pour les rendre tels, mais en la rendant telle tout entière, Tout de suite après nous examinerons celle qui est à l’opposé. C’est comme si quelqu’un, alors que nous mettons de la couleur sur une statue d’homme , s’approchait pour nous critiquer, parce que ce n’est pas sur les plus belles parties de l’être vivant que nous appliquerions les plus belles couleurs : ainsi les yeux, alors qu’ils sont ce qu’il y a de plus beau, n’auraient pas été peints en pourpre, mais en noir. Il me semble que notre défense d devant lui serait appropriée si nous lui disions: ” Homme étonnant, ne crois pas que nous ayons à peindre les yeux en les rendant si beaux qu’ils ne paraissent plus être des yeux, et ainsi de suite pour les autres parties du corps ; examine seulement si, en resti “tuant à chacune d’elles ce qui lui convient, nous rendons beau l’ensemble. Et dans ce cas-ci en particulier ne nous contrains pas à associer aux gardiens un bonheur tel qu’il fera d’eux tout autre chose que des gardiens. Nous savons e comment nous y prendre pour revêtir les agriculteurs eux aussi de robes de luxe, les couvrir d’or et les inviter à ne travailler la terre que selon leur bon plaisir ; placer les potiers sur des lits, allongés sur leur côté droit, buvant et festoyant devant le feu, en plaçant devant eux leur tour de potier pour le cas où ils désireraient faire une poterie ; et rendre tous les autres bienheureux, de la même façon, afin que ce soit sans aucun doute la cité tout entière qui soit heureuse. Eh bien non ! ne nous oriente pas dans ce sens-là, pour faire que, si nous te suivions, le cultivateur cesse d’être cultivateur et 421 le potier potier, personne en général n’occupant aucune de ces situations à partir desquelles naît une cité. À vrai dire, quand il s’agit du reste de la population, l’argument a moins de portée. En effet, si ce sont des savetiers qui deviennent médiocres, perdent leur qualité, et prétendent en jouer le rôle sans l’être réelIement, pour une cité cela n’a rien de grave ; tandis que des gardiens des lois et de la cité, qui font semblant de l’être sans l’être réellement, tu vois bien qu’ils détruisent complètement toute la cité ; et que réciproquement ils sont les seuls à détenir un élément décisif pour bien administrer une cité et la rendre heureuse. ” Alors si pendant que nous, nous faisons des gardiens qui en sont vraiment, c’est-à-dire qui sont les moins b susceptibles de faire du mal à la cité, notre interlocuteur en fait des sortes de cultivateurs dont le bonheur est de banqueter comme dans une fête publique, mais non dans une cité, il parle peut-être d’autre chose que d’une cité. Il faut donc examiner si nous voulons instituer les gardiens en visant le but suivant : que le plus grand bonheur possible leur échoie, à eux ; ou s’il faut envisager ce but pour la cité entière, et examiner si le bonheur lui advient à elle : dès lors “contraindre ces auxiliaires et les gardiens à réaliser ce but, c et les en persuader, pour en faire les meilleurs artisans possibles dans la fonction qui est la leur, eux et tous les autres pareillement, et, assurés que la cité tout entière, se développant ainsi, est bien administrée, laisser la nature restituer à chaque groupe ce qui lui revient comme part de bonheur.

— Eh bien oui, dit-il, à mon avis tu parles comme il faut.

— Alors, dis-je, est-ce qu’avec l’énoncé qui est le frère du précédent aussi, je te semblerai parler de façon adaptée !

— Quel énoncé exactement ?

— Considère à présent les autres artisans, pour savoir si ce d qui leur fait perdre leur qualité, jusqu’à les rendre mauvais, est bien ce que je dis.

— Qu’est-ce au juste ?

— La richesse, dis-je, et la pauvreté.

— Comment cela ?

— De la façon suivante : s’il s’enrichit, te semble-t-il qu’un fabricant de vases consentira encore à se soucier de son art ?

— Non, pas du tout, dit-il.

— Il deviendra alors paresseux et oisif, plus qu’il ne l’était ?

— Oui, bien plus.

— Il devient donc un moins bon fabricant de vases ?

— Mais oui, dit-il, bien moins bon.

— Et à coup sûr également, si la pauvreté l’empêche même de se procurer des outils ou quelque autre des choses utiles à son art, ses travaux e seront moins réussis ; et par ailleurs son enseignement fera de ses fils, et des autres qu’il se trouve former, de moins bons artisans.

— Inévitablement.

— Donc à cause de l’une comme de l’autre, pauvreté et richesse, les travaux des artisans sont moins bons, et moins bons les artisans eux-mêmes. “- C’est ce qui apparaît.

— Apparemment donc, concernant les gardiens, voilà d’autres choses dont nous avons découvert qu’il leur fallait prendre garde, par tous les moyens, qu’elles se glissent jamais dans la cité sans qu’ils s’en aperçoivent.

— Quelles sont-elles ?

— La richesse, dis-je, et la pauvreté. 422 L’une produisant goût du luxe, paresse, et goût du nouveau ; l’autre, perte du sens de la liberté et travail mal fait, en plus du goût du nouveau.

— Oui, exactement, dit-il. Cependant, Socrate, examine comment notre cité sera à même de faire la guerre, dès lors qu’elle ne possédera pas de richesses, surtout si elle est contrainte de faire la guerre contre une cité à la fois grande et riche.

— Il est visible, dis-je, que si c’est contre une seule cité, ce sera plus difficile, mais contre deux de ce genre, b plus facile.

— Qu’as-tu voulu dire ? répondit-il.

— Ceci pour commencer, dis-je : lorsqu’il leur faudra combattre, ne sera-ce pas contre des hommes riches qu’ils combattront, eux qui sont eux-mêmes en personne des athlètes de la guerre ? Mais si, dit-il.

— Eh bien, Adimante, dis-je, un pugiliste unique, pré- paré le mieux qu’il est possible pour cela, contre deux hommes qui ne sont pas des pugilistes, mais qui sont riches et gras, ne te semble-t-il pas que son combat sera facile ?

— Peut-être pas, dit-il, s’il doit les combattre sirnultané- ment.

— Même pas s’il lui était possible, dis-je, de recourir un peu à la fuite de façon à pouvoir, à chaque fois, se retourner pour frapper c le premier qui se porterait contre lui, et de faire cela plusieurs fois, sous le soleil et dans la chaleur ? Un homme qui aurait cette idée ne “l’emporterait-il pas même sur un nombre supérieur d’hommes comme eux ?

— À coup sûr, dit-il, il n’y aurait rien là d’étonnant.

— Mais ne crois-tu pas que les riches ont plus de part à la connaissance et à l’expérience de l’art pugilistique qu’ils n’en ont à celles de l’art de la guerre ?

— Si, je le crois, dit-il.

— Alors nos champions, à en juger d’après les apparences, pourront combattre facilement contre des hommes deux et même trois fois plus nombreux qu’ils ne le sont eux-mêmes.

— J’en tomberai d’accord avec toi, dit-il, car tu me sembles avoir raison. d — Mais voyons: s’ils envoyjaient une ambassade à l’une des deux cités, et lui disaient la vérité, à savoir ceci : ” Nous, nous ne faisons nul usage de l’or ni de l’argent ; cela ne nous est même pas permis ; à vous si. Par conséquent, si vous faites la guerre de notre côté, vous pourrez avoir les biens de nos adversaires ?” Crois-tu qu’il y aurait des hommes qui, ayant entendu cela, choisiraient de faire la guerre contre des chiens solides et minces, plutôt que, du côté des chiens, contre des moutons gras et tendres ?

— Non, pas à mon avis, Mais si c’est dans une seule cité, dit-il, que viennent s’accumuler les richesses des autres, prends garde que e cela ne présente un danger pour celle qui ne vit pas dans la richesse.

— Tu es heureux, dis-je, si tu crois qu’une autre mérite d’être appelée cité que celle que nous avons établie !

— Mais que veux-tu dire ? demanda-t-il.

— C’est un nom plus ample, dis-je, qu’il faut donner aux autres. Car chacune d’entre elles est un grand nombre de cités, et non une cité, selon l’expression des joueurs . Il y en a d’abord deux, quelle que soit la cité, en “guerre l’une contre l’autre : celle des pauvres, et celle des riches. D’autre part dans chacune 423 de ces deux-là il y en a un grand nombre ; si tu te comportais avec elles comme si elles n’étaient qu’une, tu te tromperais du tout au tout ; tandis qu’en les traitant comme des cités multiples, c’est-à-dire en livrant aux uns les biens des autres, et leurs pouvoirs, voire ces derniers eux-mêmes, tu auras toujours à ton service beaucoup d’alliés, et peu d’ennemis. Et tant que ta cité s’administrera de façon modéi ée, de la façon qui a été prescrite tout à l’heure, elle sera la plus grande, je ne veux pas dire par la bonne renommée, mais la plus grande véritablement, et même si elle n’a que mille hommes à faire la guerre pour elle ; car tu ne trouveras pas facilement une seule cité d’une si grande taille, ni chez b les Grecs ni chez les Barbares, même si tu en trouves beaucoup qui donnent l’impression d’être beaucoup plus grandes qu’une telle cité. Es-tu d’un autre avis ?

— Non, par Zeus, dit-il.

— Eh bien donc, dis-je, voilà ce que serait aussi la limite la plus convenable à considérer par nos dirigeants pour fixer la taille de la cité et déterminer, une fois donnée sa taille, le territoire qu’elle doit avoir, en abandonnant le reste de territoire. Quelle limite ? dit-il. Je crois, dis-je, que c’est la suivante : qu’elle s’accroisse tant que, en s’accroissant, elle persiste à être une, mais pas au-delà.

— Oui, c’est ce qu’il faut, c dit-il.

— Nous donnerons donc aux gardiens encore cette autre instruction, de prendre garde par tous les moyens à ce que la cité ne soit ni petite ni apparemment grande, mais qu’elle soit en quelque sorte suffisante et une.

— Peut-être, dit-il, est-ce une instruction d’importance médiocre que nous leur donnerons là. “- Alors la suivante, dis-je, sera encore plus médiocre : c’est celle que nous avions déjà mentionnée auparavant : qu’il faudrait, chaque fois que naîtrait chez les gardiens un rejeton de qualité médiocre, le renvoyer chez les autres habitants ; et chaque fois que chez d les autres naîtrait un rejeton de valeur non négligeable, le renvoyer chez les gardiens. Cela tendait à mettre en évidence que les autres citoyens eux aussi doivent se soucier de cette fonction pour laquelle chacun d’eux est naturellement doué, chacun l’étant pour une fonction unique ; ainsi chacun, s’appliquant à une fonction unique qui lui serait propre, serait un, et non plusieurs, et ainsi la cité tout entière croîtrait en étant une, et non plusieurs.

— En effet, dit-il, cela est encore plus du détail !

— Certes, dis-je, mon bon Adimante, ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, des instructions nombreuses et importantes que nous leur donnons là ; e toutes sont d’importance médiocre, l’essentiel étant qu’ils prennent garde à ce que j’appelle l’unique grande chose ou, plutôt que grande, suffisante.

— Laquelle ? dit-il,

— L’éducation des enfants, dis-je, et la façon de les élever. Car si on les éduque bien, et qu’ils deviennent des hommes modérés, ils sauront facilement distinguer tout cela, et à coup sûr tous les autres aspects qu’à présent nous laissons de côté, l’acquisition des épouses, les mariages et la procréation, à savoir 424 qu’il faut dans tout cela, comme dit le proverbe, appliquer le plus possible le principe : ” Entre amis , tout est commun. ”

— Oui, dit-il, on aurait tout à fait raison de procéder ainsi. “- Et sans doute, dis-je, un régime politique, une fois qu’il a pris un bon départ, va en s’accroissant comme un cercle, En effet, la façon honnête d’élever et d’éduquer les enfants, si elle est préservée, produit des natures bonnes ; et à leur tour des natures honnêtes, quand elles reçoivent une telle éducation, croissent en devenant encore meilleures que celles qui les ont précédées, en particulier pour la procréation des enfants, b comme cela est aussi le cas chez les autres êtres vivants.

— Oui, c’est normal, dit-il.

— Donc, pour le dire en peu de mots, ceux à qui revient de se soucier de la cité doivent s’attacher à ce que l’éducation ne perde pas sa qualité sans qu’ils s’en aperçoivent ; ils doivent prendre garde, envers et contre tout, que l’on n’innove pas en gymnastique et en musique en dehors de ce qui a été établi, mais qu’on les garde intactes le plus qu’il est possible, par crainte que lorsqu’on proclame que … les hommes estiment davantage le chant le plus nouveau qui se répand autour de ceux qui chantent… c on n’aille croire que le poète veut dire, non pas des chantsnouveaux, mais un modenouveau de chant, et qu’on n’aille faire l’éloge de cela. Or il ne faut ni faire l’éloge d’une telle innovation, ni comprendre ainsi les vers. Car il faut se garder de changer pour passer à une nouvelle forme de musique, comme on se garde de ce qui mettrait en péril l’ensemble. En effet, les modes de la musique ne sont nulle part ébranlés sans que le soient aussi les plus grandes lois politiques, à ce qu’affirme Damon, et moi je l’en crois. “- Moi aussi à coup sûr, dit Adimante, compte-moi parmi ceux qu’il en a convaincus.

d — Et donc le bâtiment de la garde, dis-je, c’est apparemment là qu’il faut le bâtir pour les gardiens, n’est-ce pas : dans la musique.

— Il est vrai que la transgression des lois, dit-il, s’y insinue facilement sans qu’on s’en aperçoive,

— Oui, dis-je, comme sur le mode du jeu, et en prétendant ne produire aucun effet nocif.

— Et d’ailleurs, dit-il, elle n’a pas d’autre effet que de s’installer peu à peu, sans bruit, et de s’infiltrer dans les mœurs et les façons de faire ; puis, de là, elle débouche avec plus de force dans les relations contractuelles entre les gens, et à partir des relations contractuelles, elle s’attaque aux e lois et aux régimes politiques avec une totale impudence, Socrate, jusqu’à finir par tout bouleverser, à la fois dans le domaine personnel, et dans le domaine public.

— Admettons ! dis-je ; est-ce ainsi qu’il en va ?

— Oui, à mon avis, dit-il.

— C’est donc, comme nous le disions depuis le début, qu’il faut tout de suite faire participer nos enfants à un type de jeu plus respectueux de la loi, dans l’idée que, quand le jeu devient irrespectueux de la loi, et les enfants aussi, il est impossible, à partir 425 d’eux, de faire se développer des hommes respectueux de la loi, et honnêtes ?

— Inévitablement, dit-il.

— Par conséquent, dès lors que, jouant dès le début à des jeux convenables, les enfants se verront inculquer le respect de la loi à travers la musique, tout à fait à l’opposé des précédents, ce respect les suivra en toutes choses, et s’accroîtra même, corrigeant ce qui, dans la cité, avait pu précédemment décliner.

— C’est à coup sûr vrai, dit-il.

— Et alors les règles qui semblent des règles de détail, “dis-je, ces hommes-là les découvrent, toutes celles que les hommes précédents avaient laissées se perdre.

— Lesquelles ?

— En gros celles-ci : la convenance qui veut que les plus jeunes, b en présence des plus âgés, restent silencieux ; la façon de s’asseoir et de se lever, et les soins dus aux parents ; la façon de se couper les cheveux, de s’habiller, de se chausser, l’ensemble de la présentation du corps, et tous les détails de ce genre. N’est-ce pas ton avis ?

— Si.

— Edicter des lois sur ces sujets, je crois que ce serait simplet. Car cela ne se fait nulle part et, ce qui serait ainsi édicté, par la parole aussi bien que par écrit, ne pourrait se maintenir.

— Comment serait-ce possible, en effet ?

— Il se peut donc bien, Adimante, que l’impulsion que l’on reçoit de l’éducation détermine c ce qui vient ensuite à aller dans le même sens. Ce qui est semblable n’appellet-il pas toujours le semblable ?

— Mais si.

— Et je crois que nous pourrions affirmer que cela finit par aboutir à quelque chose d’achevé et qui a la force de la jeunesse, soit en bien, soit aussi à l’opposé.

— Oui, bien sûr, dit-il.

— En ce qui me concerne, dis-je, c’est pour cela que je ne veux pas essayer d’édicter de lois sur de tels sujets.

— C’est bien naturel, dit-il.

— Mais que dire, au nom des dieux, dis-je, de ces affaires qu’on traite sur l’agora, des conventions que, sur l’agora, en matière de contrats, les uns et les autres concluent entre eux ? et, si d tu veux, des contrats concernant les travailleurs manuels, des insultes et des agressions, du dépôt des plaintes, de la désignation de juges, et de ce qui se passe au cas où il est nécessaire, pour les taxes, de les percevoir ou de les instituer sur les marchés ou sur les ports, ou bien encore plus généralement de tout ce qui “concerne la réglementation des marchés, celle des villes, ou celle des ports, et tous les détails de ce genre ? Aurons-nous l’audace, en ces matières, d’édicter des lois ?

— Non, dit-il, il ne vaut pas la peine de donner à des hommes de bien des instructions ; la plupart des détails qu’il faudrait fixer par la loi, e ils les découvriront facilement d’une façon ou d’une autre,

— Oui, mon ami, dis-je, si toutefois un dieu leur accorde de préserver les lois que précédemment nous avons exposées.

— Et sinon, dit-il, ils passeront de toute façon leur vie à constamment instituer un grand nombre de lois de ce genre et à les corriger, croyant pouvoir ainsi mettre la main sur ce qui est le mieux.

— Tu veux dire, repris-je, que de tels hommes vivront comme ceux qui sont malades et qui, par indiscipline, ne consentent pas à rompre avec un mauvais régime de vie.

— Oui, exactement.

— Sans nul doute 426 ces hommes-là passeront leur vie plaisamment : en se soumettant aux médecins, ils n’aboutissent qu’à diversifier et à aggraver leurs maux, tout en espérant, chaque fois qu’on leur recommande une drogue, retrouver la santé grâce à elle.

— Oui, dit-il, c’est tout à fait ce qui arrive aux malades de cette sorte.

— Mais dis-moi : n’y a-t-il pas chez eux ceci de plaisant, dis-je, qu’ils considèrent comme le plus odieux de tous celui qui leur dit le vrai, à savoir que tant qu’on ne cessera pas de s’enivrer, de se remplir le ventre, de se livrer aux plaisirs d’Aphrodite et de paresser, b ni drogues, ni cautérisations, ni incisions, ni non plus incantations ni breloques, ni aucun autre des moyens de ce genre ne vous profiteront en rien ?

— Ce n’est pas plaisant du tout, dit-il. En effet, il n’y a pas de plaisir à voir quelqu’un s’irriter contre qui parle bien, “- Tu n’es apparemment pas enclin, dis-je, à faire l’éloge de cette sorte d’hommes.

— Non, certes pas, par Zeus.

— Et même si c’était la cité entière, comme nous le disions tout à l’heure, qui agissait de la sorte, tu n’en ferais pas l’éloge non plus. Or ne te semble-t-il pas qu’elles agissent dans le même sens, toutes celles des cités qui, alors qu’elles ont un mauvais régime politique, c défendent à leurs citoyens d’ébranler la disposition générale de la cité, et annoncent que sera mis à mort quiconque l’entreprend ; alors que celui qui prend le plus agréablement soin des gens soumis à un tel régime, et leur fait des grâces, en les flattant et en prévenant leurs désirs, qu’il s’entend à satisfaire, celui-là sera au contraire pour eux un homme de bien, qui s’y connaît en choses importantes, un homme qu’ils honoreront ?

— Si, c’est bien dans le même sens qu’elles agissent, à mon avis, dit-il, et je ne les en loue nullement. d — Mais que dis-tu alors de ceux qui consentent à soigner ce genre de cités, et qui y mettent tout leur cœur ? N’admires-tu pas leur virilité, et leur obligeance ?

— Si, dit-il, à l’exception toutefois de ceux qui se laissent tromper par elles, et qui croient être véritablement des hommes politiques parce qu’ils sont loués par la masse.

— Que veux-tu dire ? Tu n’as pas d’indulgence pour ces hommes-là ? dis-je. Crois-tu qu’il soit possible, quand un homme ne sait pas mesurer, et que beaucoup d’autres hommes dans le même cas lui disent qu’il a quatre coudées, qu’il n’adopte pas e cette idée de lui-même?

— Non, je ne le crois pas, dit-il, dans ce cas-là du moins.

— Alors retiens ta colère. En effet de tels hommes sont d’une certaine façon les plus plaisants de tous : ils légifèrent sur les détails que nous avons énumérés tout à l’heure, et ne cessent d’apporter des corrections, persua “dés qu’ils vont trouver une limite aux méfaits commis dans les relations contractuelles et dans ce dont je parlais moi-même à l’instant, et méconnaissant qu’en réalité c’est comme s’ils sectionnaient les têtes d’une Hydre.

— Sans aucun doute, 427 dit-il, ils ne font rien d’autre.

— En ce qui me concerne, dis-je, pour ce genre de choses, dans le domaine des lois et du régime politique, j’ai tendance à croire que, ni dans une cité mal gouvernée ni dans une cité qui l’est bien, le vrai législateur ne doit s’en préoccuper : dans la première parce que c’est sans utilité et sans effet, dans la seconde parce que n’importe qui pourrait retrouver certaines de ces prescriptions, tandis que les autres découlent automatiquement des façons de faire acquises antérieurement. b — Alors, dit-il, quelle partie de la législation nous resterait encore à édicter ? Et moi je répondis : — À nous aucune, mais à l’Apollon qui est à Delphes , les plus importantes, les plus belles, et les premières des mesures législatives.

— Lesquelles ? dit-il.

— Celles qui touchent à l’érection des temples, aux sacrifices, et au culte à rendre aux dieux, aux êtres divins, et aux héros ; et lorsque les hommes ont fini leurs jours, les rites de l’ensevelissement, et tout ce qu’il faut assurer comme services à ceux de l’autre monde pour qu’ils soient aimablement disposés. En effet, ce genre de choses, nous ne les connaissons pas nous-mêmes, et quand il s’agit d’établir une cité, c nous ne ferons confiance à personne d’autre, si nous avons notre bon sens, et nous n’aurons recours à aucun autre interprète qu’à celui de nos ancêtres. Or c’est sans nul doute ce dieu qui, dans ces matières, interprète ancestral pour tous les hommes, “siégeant au centre de la terre sur l’ombilic’, se charge d’interpréter.

— Oui, dit-il, tu parles comme il faut. Et c’est bien ainsi qu’il faut procéder.