Cousin: Axiochos 365c-369e — O medo que inspira a morte é sem razão

AXIOCHUS.

Cela est vrai, Socrate, et je pense comme toi ; mais je ne sais pourquoi, à l’approche du moment fatal, ces excellentes et généreuses leçons tombent dans l’oubli et n’ont plus d’influence sur moi. Il ne me reste, pour me tourmenter de différentes manières, que la peur de perdre cette lumière et les biens de la vie. Je me vois avec horreur gisant sous terre, difforme, privé de sentiment, devenant pourriture et vers.

SOCRATE.

C’est que contre toute raison, mon cher Axiochus, tu joins la sensibilité et l’insensibilité, et tu te contredis toi-même en action et en parole, ne réfléchissant pas que tu déplores l’insensibilité en même temps que tu te plains de la putréfaction et de la privation des plaisirs de la vie, comme si tu mourais pour vivre encore et comme si tu ne passais pas à l’état d’insensibilité parfaite, ainsi qu’avant ta naissance. Sous le gouvernement de Dracon et de Clisthènes, tu ne souffrais aucun mal, car tu n’existais pas encore : tu n’en souffriras pas davantage après la mort, parce que tu n’existeras plus. Laisse donc ces enfantillages et réfléchis qu’une fois les liens de la vie rompus, quand l’âme est allée au séjour qui lui est destiné, ce qui reste, ce corps de terre et privé de sentiment, tout cela n’est pas l’homme. L’homme c’est l’âme, et être immortel enferme dans une prison mortelle. La nature nous a donne cette enveloppe pour notre malheur ; car les plaisirs qui y sont attachés sont superficiels, passagers et suivis d’un cortège de maux ; tandis que ses peines sont profondes, durables, et sans mélange de plaisirs. Les maladies et inflammations des organes, avec les maux intérieurs, tourmentent nécessairement l’âme répandue par toutes les voies du corps, lui inspirent le regret et le désir de l’Ether dont elle partage la nature, et la soif de la vie et des choeurs célestes. Sortir de cette vie, c’est donc passer d’un mal à un bien.

AXIOCHUS.

Si la vie est un mal, Socrate, pourquoi ne la quittes-tu pas, toi surtout penseur profond et d’une intelligence supérieure à celle du commun des hommes ?

SOCRATE.

Axiochus, tu me donnes là un éloge que je ne mérite guère ; tu crois, comme la plupart des Athéniens, que je possède la vérité, parce que je la cherche. Je suis si éloigné d’être plus savant que les autres, que je me croirais heureux de savoir ce que tout le monde sait. Ici je ne fais que répéter les paroles du sage Prodicus ; je les lui ai achetées en partie une demi-drachme, en partie deux et même quatre drachmes ; car un homme comme lui n’enseigne rien pour rien. Il a toujours à la bouche ce mot d’Epicharme : une main lave l’autre ; donne et tu recevras[1293]. Dernièrement encore, dans une séance chez Callias, fils d’Hipponique, il a si bien parlé contre la vie, que j’étais sur le point d’en finir avec la mienne et que depuis ce moment, Axiochus, mon âme n’aspire qu’à mourir.

AXIOCHUS.

Qu’a-t-il donc dit ?

SOCRATE.

Je vais le répéter ce que je me rappelle. Quel âge, dit-il, est exempt de maux ? A peine le nouveau-né a-t-il ouvert les yeux qu’il verse des larmes ; et c’est par la douleur qu’il apprend à connaître cette vie. Nulle peine ne lui manque, la faim, le froid, le chaud, les coups ; et s’il ne peut exprimer ce qu’il éprouve, il a des cris lamentables, seule voix de son malaise. Après bien des épreuves pénibles, il arrive à sa septième année, et les pédagogues, les grammairiens, les maitres d’exercices, le tyrannisent. Plus tard, les critiques, les géomètres, les tacticiens, viennent grossir la foule de ses despotes. Quand il est inscrit au nombre des adolescents, à l’âge où la contrainte est plus insupportable encore, viennent le lycée, l’académie, les maitres de gymnastique, avec leur cortège de verges et de peines de toutes sortes. Tout le temps de la jeunesse s’écoule sous des gouverneurs et sous la surveillance de l’aréopage[1294]. Ces ennuis passés, d’autres arrivent : il faut songer à choisir une carrière ; et auprès des chagrins qui les attendent alors, ceux dont nous parlions ne paraissent plus que des jeux et des épouvantails de petits enfants. Des campagnes, des blessures, des combats continuels. Puis insensiblement survient la vieillesse qui réunit toutes les faiblesses et toutes les misères de l’humanité. Tardez-vous un peu à payer votre dette à la nature, comme une usurière impatiente, elle prend en gage à l’un la vue, à l’autre l’ouïe, souvent tous les deux ensemble. Si vous vous obstinez, elle vous paralyse, vous estropie, vous ôte l’usage de votre corps. Quelques-uns se soutiennent jusque dans un âge très avance, mais leur esprit retombe dans l’enfance. Aussi les dieux, qui connaissent nos misères, ne prolongent point la vie de ceux qu’ils protègent. Agamède et Trophonius, âpres avoir élevé un temple à Apollon Pythien, demandèrent le plus grand bien possible, et après s’être endormis ils ne se réveillèrent plus. La prêtresse d’Argos avait demandé à Junon de donner à ses fils ce qui pouvait leur arriver de plus heureux, parce qu’un jour que ses chevaux n’arrivaient point ils s’étaient eux-mêmes attelés au char de leur mère et l’avaient conduite jusqu’au temple : tous deux moururent dans la nuit. Il serait trop long de réciter les passages des poètes, qui, dans leurs chants les plus divins, peignent les malheurs de la vie. Je ne citerai que les vers du plus célèbre d’entre eux:

Car les dieux, ont file aux malheureux mortel

Une vie de douleur.

Et :

L’homme est le plus misérable des êtres

Qui respirent ou rampent sur la terre.

Que dit-il au sujet d’Araphiaraus ?

Celui qui est cher à Jupiter et à Apollon

Ne parvient pas au seuil de la vieillesse.

Et le poète qui dit :

Plaignons le nouveau-né des maux dans lesquels il va entrer,

que veut-il dire ? Mais c’est assez ; je n’en cite pas d’autres. Je te l’ai promis et je ne veux pas être long. Connais-tu un seul homme qui soit content et ne se plaigne pas de l’occupation ou du métier qu’il a choisi ? Allons chez les ouvriers et les forgerons, qui travaillent jour et nuit et gagnent à peine de quoi suffire aux premiers besoins de la vie ? ne se plaignent-ils pas aussi, et ne remplissent-ils pas leurs veilles de larmes et de lamentations ? Nous adresserons-nous au marin qui traverse tant de périls, et, comme dit Bias, n’est ni parmi les morts ni parmi les vivants ? Car l’homme, né pour la terre, s’est jeté à la mer comme un animal amphibie, en se livrant à la merci de la fortune. Mais l’agriculture est plus agréable ? Oui, en apparence ; mais, comme dit le proverbe, toute chose n’a-t-elle pas son mauvais côté ? On se plaint tantôt de la sécheresse, tantôt de la pluie, de l’adustion ou de la rouille, de la chaleur ou du froid. Et la politique si vantée, je passe sous silence bien d’autres carrières, à quels dangers nous expose-t-elle ! Elle a des joies enivrantes et des saillies de bonheur semblables aux accès de la fièvre ; mais ses revers sont cruels et pires que mille morts. Quel plaisir de vivre pour le peuple, tantôt hué, tantôt applaudi, ballotté par la foule, comme un vain jouet, sifflé, puni, tué, regretté ! C’est à toi que je le demande, Axiochus, à toi, homme d’État : où sont morts Miltiade, Thémistocle, Ephialtes, et les dix généraux qui ne sont plus ? Quand ceux-ci furent accusés, je refusai de recueillir les suffrages parce que je trouvais indigne de moi de me joindre à une populace en délire ; mais Théramène et Callixène, ayant le lendemain corrompu les présidents de l’assemblée, les firent condamner à mort sans jugement. Tu es le seul avec Eriptolème qui ayez pris leur défense dans une assemblée de trente mille hommes.

AXIOCHUS.

C’est vrai, Socrate ; et depuis lors je suis dégoûté de la tribune, et rien ne me semble plus pénible que la politique. Tous ceux qui ont mis la main à l’œuvre le savent. Tu en parles, toi, comme un spectateur éloigné ; mais nous savons bien à quoi nous en tenir, nous qui en avons fait l’expérience. Le peuple, mon cher Socrate, est un être ingrat, changeant, cruel, envieux, indomptable, composé d’une foule ramassée au hasard et d’imbéciles furieux. Celui qui s’attache à lui faire sa cour est le plus malheureux des hommes.

SOCRATE.

Eh bien, je te le demande, Axiochus, si tu regardes la carrière la plus libérale comme celle qu’on doit le moins rechercher, que penserons-nous des autres ? Ne faut-il pas les fuir ? J’ai encore entendu dire un jour à Prodicus que la mort n’existe ni pour les morts ni pour les vivants.

AXIOCHUS.

Comment cela, Socrate ?

SOCRATE.

C’est qu’elle n’existe pas pour les vivants, et que les morts n’existent pas. Ainsi, elle n’est pas pour toi puisque tu n’es pas mort ; et si tu mourais, elle ne serait pas davantage pour toi, puisque tu ne serais plus. C’est donc une vaine frayeur, et Axiochus se plaint d’un mal qui n’est point et qui ne sera jamais pour lui. C’est comme s’il redoutait Scylla ou un centaure qui n’existent pas à présent et qui n’existeront pas non plus après sa mort. Ce qui est redoutable ne l’est que pour ceux qui existent ; comment le serait-il pour ceux qui ne sont pas ?

AXIOCHUS.

C’est le bavardage à la mode qui t’inspire ces belles choses ; c’est la source de tous ces merveilleux discours qu’on compose pour la jeunesse. Mais ce qui me chagrine, c’est d’être privé des biens de cette vie ; et j’ai besoin, Socrate, que tu me donnes des raisons un peu plus persuasives. Mon esprit ne se laisse point entrainer à l’élégance de tes paroles, et tout cela ne me touche même pas l’épiderme. II y a de la pompe, de l’éclat dans tes périodes, mais pas un mot de vrai. La souffrance ne se laisse pas désarmer par le sophisme ; il lui faut des choses qui pénètrent jusqu’à l’âme.

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