Gusdorf: François Hemsterhuis

Sur la lignée méditative qui conduit de Pascal au romantisme, l’un des jalons est François Hemsterhuis (1721-1790), le Platon hollandais, qui fut, par princesse Gallitzin interposée, l’inspirateur du cercle de Munster, l’un des points d’affleurement de la conscience religieuse du romantisme à ses débuts. La Lettre sur l’homme et ses rapports (1772) esquisse une conception de l’homme spirituel et de sa présence au monde. Principe ontologique, l’âme doit entretenir des « rapports » avec la réalité humaine : « cette cause unique, uniforme et éternelle, cette âme ne sent son existence qu’au moment où elle acquiert des idées des choses qui sont hors d’elle (…). Tout ce qui est hors d’elle et dont elle a des idées, est le point d’appui d’où elle part pour arriver à la conviction de sa propre existence. (…) Ce sont ses désirs, sa faculté attractive qui l’avertissent qu’elle est. (…) Pour avoir des idées, pour penser, pour agir, elle a besoin d’organes… ».

Le domaine intérieur de l’homme comporte certains rapports au monde, grâce auxquels se réalise l’incarnation de l’âme dont ils sont les organes ; « tout ce qui est homogène à ces organes devient organe pour elle. Elle tient à toutes les faces de l’univers qu’elle connaît, elle agit sur toutes les faces, comme sur son propre corps, à proportion de l’intensité de l’action qui émane de sa velléité, vis-à-vis de la force des lois de la nature, qui dérivent des émanations de la velléité suprême ». L’âme et ses organes constituent une cosmologie de l’espace du dedans, en rapport d’analogie avec la structure de l’espace du dehors. Il y a en dehors de l’âme un « organe », intermédiaire de liaison entre le principe spirituel et l’environnement humain. Hemsterhuis se propose d’étudier « cet organe, qui jusqu’ici n’a pas de nom propre, et qu’on désigne communément par cœur, sentiment, conscience ; cet organe qui est tourné vers la face, sans comparaison, la plus riche et la plus belle de toutes celles que nous connaissons, et dans laquelle résident le bonheur, le malheur et presque tous nos plaisirs et toutes nos peines ; cet organe enfin qui nous fait sentir notre existence, puisqu’il nous fait sentir nos rapports aux choses qui sont hors de nous, tandis que nos autres organes ne nous font sentir que les rapports des choses hors de nous à nous… ».

« Cet organe (…) jusqu’ici n’a pas de nom propre », et pourtant, dans sa spécificité, semble régler le domaine entier des valeurs. « Comme l’œil, sans qu’il y eût de la lumière ou des choses visibles, serait totalement inutile, l’organe que j’appelle le cœur est parfaitement inutile à l’homme, s’il n’y a ni velléités agissantes, ni société avec de telles velléités par les signes communicatifs ». L’organe en question a pour domaine l’ordre des motifs et des désirs, l’existence morale dans son ensemble. « Une marque certaine que nous avons les sensations de l’amour, de la haine, de l’estime par le moyen d’un organe, c’est qu’aucun homme quelque peu cultivé qu’il puisse être, ne se trompe dans ses sensations, non plus que dans les idées d’un arbre, d’un astre, d’une tour ou dans celles du Ut, du Ré, du Mi ». Au XVIIIe siècle, l’abbé de Lignac avait développé, par opposition aux sens externes, objets de la prédilection des tenants du sensationnisme empiriste, l’idée d’un sens interne, témoignage à la conscience de l’état de l’organisme, et ensemble objet possible d’une aperception métaphysique. Chez Hemsterhuis, il s’agit de tout autre chose que de ce qu’on appellera bientôt coenesthésie ; le cœur, l’organe évoquent l’ordre des valeurs affectives et émotives en tant qu’attestations d’une transcendance ontologique. « Le plus grand bonheur auquel il paraît que l’homme puisse aspirer dans tous les temps réside dans l’accroissement de la perfection ou de la sensibilité de l’organe moral : ce qui le fera mieux jouir de lui-même et le rapprochera de Dieu ».

Hemsterhuis n’est pas un psychologue, qui se proposerait d’étudier seulement le fonctionnement de la conscience humaine ; il veut être un maître spirituel. La Lettre sur l’homme et ses rapports met en évidence les données immédiates du sens intime, non pas données de fait, mais données de valeur. La rencontre avec Dieu ne se réalise pas par les moyens de l’entendement ; elle s’offre à l’ « homme de désir », comme dit Saint-Martin. L’organe par la médiation duquel nous prenons conscience, en notre intimité, de l’amour, de la haine, de l’estime, adapté à la perception positive ou négative des valeurs, est le Gemüt. L’ontologie concrète du romantisme est une axiologie, chemin de l’immanence vers la transcendance. Mais l’ordre du sensible est enraciné dans l’empirisme anthropologique ou caractérologique des pulsions affectives ; le rire et les larmes, les plaisirs et les peines proposent le plus souvent l’affleurement à la conscience d’une physiologie mal dégrossie. Pour dégager dans ce contexte humain, trop humain, la présence des principes a priori, révélateurs de la transcendance et de la valeur, une critique préalable est indispensable. L’expérience immédiate est confuse, ambiguë ; les émotions, les sentiments sollicitent notre attention et faussent le discernement. Mais il existe aussi des illusions perceptives, et le témoignage des sens externes ne peut être admis que sous réserve de vérification. La critique d’authenticité s’impose dans les deux cas ; seulement nous sommes plus entraînés à l’exercer sur les témoignages relatifs à l’espace du dehors ; elle est plus délicate lorsqu’il s’agit de dégager la validité des données axiologiques concernant l’espace du dedans. Quoi qu’en dise Hemsterhuis, les « sensations de l’amour, de la haine, de l’estime » peuvent nous induire en erreur plus aisément que des sensations portant sur des objets du monde extérieur.

Hemsterhuis a guidé Novalis sur le chemin mystérieux qui mène vers le dedans. « Le monde extérieur est le monde des ombres, il jette son ombre dans le royaume de la lumière. » La conversion romantique affirme le primat de 1’« invidence » sur les évidences du monde extérieur ; « en nous ou nulle part se trouve l’éternité avec ses mondes, le passé et l’avenir ». Dans le domaine du Gemüt fait résidence en nous la vérité de toute vérité. L’ « organe » selon Hemsterhuis, « cœur, sentiment, conscience », ne se constitue pas dans un superbe isolement à l’égard du monde et des hommes ; il est le principe intime d’une renaissance au monde et aux hommes. En langage moderne, les perceptions de valeurs, donatrices de réalité, proposent des anticipations de la réalité humaine et même de la réalité du monde ; notre sensibilité est accordée par avance aux apports qui viendront des sens externes ; notre structure mentale est adaptée à un environnement matériel et moral dont elle porte l’empreinte en creux. Cette préadaptation de l’être individuel à la réalité totale dont il fait partie est un principe de la présence au monde romantique. Le sens interne ne s’oppose pas aux sens externes ; l’opposition du dedans et du dehors n’est qu’une illusion suscitée par la dégénérescence de la philosophie et le caractère de plus en plus matériel de la civilisation. La conversion spirituelle préconisée par Hemsterhuis, et Novalis après lui, ne répond pas à un désir de fuir le monde, de rompre avec lui, chose impossible. Il s’agit de retrouver la totalité, en son intégrité organique, qui affleure à la conscience de chacun d’entre nous.

« Notre corps est une partie du monde, écrit Novalis, ou pour mieux dire, un membre. Il exprime déjà l’autonomie, l’analogie avec le tout — bref la notion du microcosme. Il faut que ce membre corresponde à l’ensemble, il faut que tout corresponde à ce membre. Autant de sens, autant de modalités de l’univers : l’univers qui est entièrement une analogie de l’être humain en corps, âme et esprit. Celui-ci un raccourci, celui-là une extension de la même substance ». Tout ce qui peut être dit du corps est transposable au sens interne ; une même solidarité unitaire assemble en un seul organisme la totalité des éléments qui nous paraissent comme dispersés.

[GUSDORF, Georges. L’Homme romantique. Paris : Les Éditions Payot, 1984.]