Mais si on ne l’accorde pas aux plantes, sous prétexte qu’elles ne sentent pas, on risque de la refuser aussi à tous les êtres vivants. Définit-on en effet la sensation par la conscience d’une impression ? Il faut alors, si la sensation est un bien, que l’impression soit bonne en elle-même et avant d’être consciente ; il faut qu’elle soit conforme à la nature, même si elle est inconsciente ; il faut qu’elle corresponde à nos fonctions propres, même si nous l’ignorons ; et puisque cette impression est bonne et puisqu’elle existe, l’être qui la possède possède déjà le bien. Pourquoi donc ajouter qu’elle doit encore être sentie ? C’est sans doute parce que l’on place le bien non pas dans l’impression et l’état qui en résulte, mais dans la connaissance et la sensation. Mais alors il faudra dire que le bien est la sensation prise en elle même, qu’il est l’acte de l’âme sensitive, et cela, quel que soit l’objet de la sensation. – Dira-t-on que le bien est composé des deux choses, de la sensation et de l’état senti ? – D’abord, si chacune des deux est indifférente, comment peut-on dire que le bien est la combinaison des deux ? Et si l’on répond que l’impression, avec l’état de bien-être qui l’accompagne, n’est un bien que parce que nous connaissons la présence de ce bien en nous, nous demanderons si le bonheur suit immédiatement la connaissance de cette présence, ou s’il faut encore, après en avoir ressenti le plaisir, connaître que le plaisir est un bien. Mais cette dernière connaissance est l’oeuvre non plus de la sensation, mais d’une faculté supérieure à la sensation : dans ce cas donc, le bonheur appartient non pas à l’être qui sent le plaisir, mais à celui qui est capable de connaître que le plaisir est un bien ; et la cause du bonheur sera non pas le plaisir, mais la faculté de juger que le plaisir est un bien ; or ce jugement vaut mieux que l’impression ; il est raison et intelligence ; et jamais ce qui est sans raison ne vaut mieux que la raison. Comment donc la raison s’abandonnerait-elle au point de juger qu’une chose d’espèce contraire à la sienne lui est supérieure ? Il s’ensuit que ceux qui refusent le bonheur à la plante et ne l’accordent qu’à l’être sentant recherchent à leur insu un bien supérieur à la sensation, et le placent dans une vie plus claire. ENNÉADES: I, 4 (46) – Du bonheur 2
Pour ceux qui mettent le bonheur dans l’âme raisonnable, et non simplement dans l’âme, fût-elle sensitive, ils ont peut-être raison. Mais pourquoi ne donnent-ils le bonheur qu’à l’animal raisonnable ? Il faut le leur demander :« Ajoutez-vous cette condition parce que la raison, par son adresse, est capable de rechercher et de procurer facilement les objets qui satisfont nos besoins primordiaux ? L’ajouteriez-vous, si elle n’était pas capable de cette recherche et de ce succès ? Si vous l’estimez pour son pouvoir supérieur d’acquérir ces objets, le bonheur appartiendra aussi aux êtres sans raison : ils peuvent les atteindre sans elle et par instinct. La raison serait alors au service de nos besoins ; elle ne serait plus recherchée pour elle-même, même si elle devient cette raison parfaite qu’on appelle la vertu. Direz-vous que sa valeur ne lui vient pas de ce qu’elle satisfait nos besoins primordiaux, et qu’elle est aimable par elle-même ? Dites alors quelle autre fonction elle a, quelle est sa nature, et ce qui la rend parfaite. » Car sa perfection ne consiste pas à contempler les objets qui satisfont nos besoins ; elle a une autre perfection et une autre nature ; elle n’est pas du nombre des inclinations naturelles primitives, ni des objets qui satisfont ces inclinations ; elle n’appartient pas du tout à cette espèce d’êtres ; elle leur est bien supérieure ; ou alors je ne vois pas comment ils peuvent lui attribuer cette valeur. Eh bien ! jusqu’à ce qu’ils lui aient trouvé des objets supérieurs à ceux où ils s’arrêtent maintenant, laissons-les donc rester où ils veulent, à se demander comment on parvient au bonheur et quels êtres y parviennent. ENNÉADES: I, 4 (46) – Du bonheur 2
Pour nous, repartons du début et disons en quoi nous faisons consister le bonheur. C’est dans la vie que nous plaçons le bonheur : si nous faisions du mot vie un terme synonyme, nous accorderions à tous les êtres vivants l’aptitude au bonheur, et nous dirions : sont heureux en acte tous les êtres auxquels appartient ce caractère identique que tous les êtres vivants sont aptes à posséder par nature ; nous n’accorderions pas aux animaux raisonnables l’aptitude au bonheur, pour la refuser aux animaux sans raison ; car la vie désignerait un caractère commun qui donnerait à tous la même aptitude au bonheur, puisque le bonheur ne serait qu’une sorte de vie. Donc, à mon avis, ceux qui mettent le bonheur dans la vie raisonnable et non dans la vie en général ne se sont pas aperçus qu’ils cessaient de supposer que le bonheur est la vie ; car ils sont forcés de dire que le bonheur existe seulement dans la faculté de la raison qui est une qualité. Mais le sujet de cette qualité est, selon eux, la vie ou âme raisonnable ; et c’est en ce tout qu’est l’âme raisonnable que le bonheur existe ; il existe donc bien, malgré qu’ils en aient, dans une des espèces de la vie. (Je parle des espèces de la vie, non au sens où des espèces sont des subdivisions d’un même genre, mais au sens où nous disons qu’un terme est antérieur et l’autre postérieur.) ENNÉADES: I, 4 (46) – Du bonheur 3
– (Je réponds aux Péripatéticiens) : Si l’on avait raison d’admettre que le bonheur consistât à ne pas souffrir, à ne pas être malade, à éviter la malchance et les grandes infortunes, personne ne serait heureux, avec un sort contraire. Mais, si le bonheur est placé dans la possession du vrai bien, pourquoi l’oublier ? Pourquoi, sans le prendre en considération, juger que l’homme heureux recherche des choses qui ne sont pas des éléments du bonheur ? Un amas de biens véritables et d’objets nécessaires à la vie (et même non nécessaires) que vous appelez des biens, voilà le bien pour vous ; il faut alors chercher à se procurer toutes ces choses. Mais si la fin des biens est une, s’il ne doit pas y avoir plusieurs fins (en ce cas on ne rechercherait plus une fin mais des fins), il faut prendre pour seule fin, la fin dernière, la plus précieuse, celle que l’âme s’efforce d’embrasser en elle seule. L’effort et la volonté de l’âme ne tendent pas à ne pas l’atteindre. Quant à ces objets qui n’existent pas par nature, mais qui passent seulement, la pensée les fuit et les écarte de son domaine ; ou, si elle cherche à les retenir, son vrai désir tend à une réalité supérieure à l’âme et dont la présence la remplit et la calme. Voilà la vie qu’elle veut réellement ; et sa volonté n’est pas de posséder les objets nécessaires à la vie, si le mot volonté est pris en son sens propre et non en un sens abusif. Nous estimons sans doute à leur valeur la possession de ces objets ; en général, nous évitons les maux ; mais notre volonté propre n’est pas de les éviter ; elle est plutôt de n’avoir pas besoin de les éviter. La preuve ? Supposez que nous possédons ces prétendus biens, par exemple la santé et l’absence de souffrances ; qu’ont-ils alors d’attrayant ? On s’inquiète peu de la santé, tant qu’elle est là, ou dé l’absence de souffrances. Voilà donc des avantages qui, tant qu’on les possède, n’ont aucun attrait et n’ajoutent rien au bonheur. Ils s’en vont ? Leurs contraires arrivent avec leur cortège de peines ? Alors on les recherche. N’est-il donc pas raisonnable de dire qu’ils sont des choses nécessaires et non pas des biens ? Il ne faut pas les compter comme des éléments de la fin des biens ; même lorsqu’ils sont absents et que leurs contraires se présentent, il faut conserver cette fin sans la mélanger avec eux. ENNÉADES: I, 4 (46) – Du bonheur 6
Cette action lui échappe sans doute, parce qu’elle ne se rapporte pas à un objet sensible ; car ce n’est que par l’intermédiaire de la sensation qu’il peut rapporter son activité à des objets intellectuels. Mais pourquoi l’intelligence et l’âme intellectuelle n’agiraient-elles pas par elles-mêmes, puisqu’elles sont antérieures à la sensation et à l’impression qu’on en a ? Il faut bien alors qu’il y ait un acte antérieur à cette impression, puisque, pour l’intelligence, penser est la même chose qu’exister. L’impression en a lieu, semble-t-il, lorsque la pensée se replie sur elle-même et lorsque l’être en action dans la vie de l’âme est en quelque sorte renvoyé en sens inverse ; telle l’image dans un miroir, quand sa surface polie et brillante est immobile ; le miroir est là, une image se produit ; s’il n’y en a pas ou s’il n’est pas immobile, l’objet qui pourrait s’y refléter n’en est pas moins actuel. Il en est de même dans l’âme ; si cette partie de nous-même dans laquelle apparaissent les reflets de la raison et de l’intelligence n’est point agitée, ces reflets y sont visibles ; alors non seulement l’intelligence et la raison connaissent, mais en outre l’on a comme une connaissance sensible de cette action. Mais si ce miroir est en pièces à cause d’un trouble survenu dans l’harmonie du corps, la raison et l’intelligence agissent sans s’y refléter, et il y a alors une pensée sans image (d’ailleurs on ne pourrait concevoir que la pensée est accompagnée de l’image, si la pensée était elle-même une image). On peut trouver, même dans la veille, des activités, des méditations et des actions très belles que la conscience n’accompagne pas au moment même où nous méditons ou agissons : ainsi celui qui lit n’a pas nécessairement conscience qu’il lit, surtout s’il lit avec attention ; celui qui agit avec courage n’a pas conscience qu’il agit courageusement, tant qu’il exécute son acte ; et il y a mille autres faits du même genre. C’est à tel point que la conscience paraît affaiblir les actes qu’elle accompagne ; tout seuls, ces actes ont plus de pureté, de force et de vie ; oui, dans l’état d’inconscience, les êtres parvenus à la sagesse ont une vie plus intense ; cette vie ne se disperse pas dans les sensations et se rassemble en elle-même et au même point. ENNÉADES: I, 4 (46) – Du bonheur 10
Non ! L’être humain, et, en particulier, le sage, n’est pas double ; la preuve, c’est que l’âme se sépare du corps et méprise les prétendus biens corporels. Il est ridicule d’estimer le bonheur du sage à la mesure de celui d’un animal ; le bonheur consiste à bien vivre ; et, puisque bien vivre c’est agir, il n’existe que dans l’âme, et non pas même dans l’âme toute entière ; il n’existe pas dans l’âme végétative, de manière que, par elle, il atteignît le corps ; être heureux, ce n’est pas avoir un corps grand et robuste ; et il n’est pas non plus dans le bon état des sens, puisque les excès des sens alourdissent l’âme et risquent d’entraîner l’homme de leur côté. Il faut que, par une sorte de contrepoids qui le tire en sens inverse vers le bien, il diminue et affaiblisse son corps, afin de montrer que l’homme véritable est bien différent des choses extérieures. Que l’homme qui reste ici-bas soit beau et grand ; qu’il soit riche et commande à tous les hommes ; il est d’une région inférieure, et il ne faut pas lui envier les séductions trompeuses qu’il y trouve. Mais le sage, qui peut-être ne possède pas du tout ces avantages, les amoindrira s’ils viennent à lui, puisqu’il ne prend soin que de lui-même. Il amoindrira et laissera se flétrir, par sa négligence, les avantages du corps ; il déposera le pouvoir. Tout en veillant à sa santé, il ne voudra pas ignorer complètement la maladie ; il voudra même faire l’expérience des souffrances ; jeune, il ne les a pas subies ; il voudra les connaître. Mais, arrivé à la vieillesse, il ne voudra plus être troublé par les douleurs ou par les plaisirs, ni par aucun de ces états agréables ou pénibles que l’on sent ici-bas, pour ne pas diriger son attention vers le corps. A la souffrance il opposera le pouvoir qu’il a acquis pour lutter contre elle ; le plaisir, la santé et l’absence de peine n’ajouteront rien à son bonheur, et les états contraires ne lui retireront rien et ne l’amoindriront pas ; car, puisque les premiers de ces états ne lui ajoutent rien, comment les états contraires lui retireraient-ils quelque chose ? ENNÉADES: I, 4 (46) – Du bonheur 14