Meunier : I. — SOCRATE ET ALCIBIADE

Ainsi donc, Socrate se cultiva, d’une part, en fréquentant les sophistes, et de l’autre, en étudiant de très près les théories des anciens philosophes. Toutefois l’activité de son esprit ne paraît pas s’être exclusivement cantonnée dans le domaine des sciences philosophiques. Désireux de ne rester étranger à aucune des connaissances de son temps, non seulement il apprit l’art de discuter et de bien dire, la géométrie, l’astronomie et la musique, mais il voulut encore se rendre compte de tout ce que l’on savait autour de lui en matière d’économie domestique et d’institution politique. S’étant ainsi rendu apte à discuter sur tout, il se servait de tout pour enseigner la vraie science de l’homme et la connaissance de l’âme. Pour conquérir les humbles, son enseignement devint comme une prédication familière. Il ne faisait point, dit Plutarque, apporter des bancs ; il ne montait point en chaire; il n’observait point de temps pour lire en public; il n’assignait point à ses amis certaines heures pour la causerie ou pour la promenade ; mais il exerçait sa philosophie en buvant, en mangeant, en se divertissant, tant dans la vie des camps que dans les assemblées de la ville. Le premier de tous, il fit voir que la philosophie n’était point une science inutile, mais un moyen pratique de se conduire avec intelligence, et d’embellir son âme, à toute heure et en toute occasion, d’un céleste reflet de la beauté divine. »

Tout à la joie d’accomplir sa mission d’éducateur des âmes, Socrate, malgré sa pauvreté, refusa toujours de prostituer la science en exigeant un salaire pour rémunérer ses leçons.

— Je ne conçois pas, se plaisait-il à répéter, qu’un homme qui fait profession d’enseigner la vertu puisse sxmger à exiger un payement. S’acquérir un honnête homme, se faire un bon ami de son disciple, n’est-ce pas le plus riche avantage et le gain le plus solide qu’on puisse retirer d’une telle application? »

A l’inverse des sophistes et des rhéteurs qui passaient leur vie à voyager de ville en ville, Socrate, si ce n’est pour les camps, ne quitta guère Athènes. Rarement il en passait les portes; et quand il se trouvait en dehors des remparts, il ressemblait alors à un étranger que l’on guide. Quel besoin d’ailleurs de s’éloigner de cette ville admirable? Sa cité natale n’était-elle point le centre où affluaient tous les talents, où se rencontraient, sans qu’il fût nécessaire d’aller au loin les chercher, tous ceux dont il pouvait apprendre quelque chose ? En peu de temps, dès lors, et malgré sa condition modeste, cet inlassable chasseur d’hommes fut en rapport avec la plupart des intelligences marquantes de son illustre époque. La surprenante vivacité de son esprit lui avait gagné la faveur des plus hauts personnages et ouvert les portes des plus riches demeures.

Entre tous les fils de famille que son génie sut s’attacher, le plus fameux fut sans contredit Alcibiade. Fils de Clinias et pupille de Périclès, Alcibiade, le plus beau de tous les Grecs, prétendait descendre d’Ajax et possédait l’un des plus vastes patrimoines d’Athènes. Cette antique noblesse, que servait encore une immense fortune, cette grâce native qu’embellissait une élégance d’attitude et de mise avide de beaux gestes et de somptuosité, firent de lui l’enfant gâté de sa ville natale. Parasites et flatteurs se pressaient sur ses pas et applaudissaient à ses plus folles audaces. Assuré d’une large impunité, Alcibiade ne craignit pas de donner libre jeu à son esprit d’aventures et à la fougue de toutes ses passions. Son ardeur, dit-on, était si véhémente qu’il tombait amoureux rien qu’à entendre le simple portrait qu’on lui faisait d’une femme. Aussi, dès son adolescence, il se crut tout permis. Son caractère violent et emporté se porta sans retenue, mais avec une allure qui attirait l’indulgence, à tous les caprices d’une imagination qui, pour étonner et faire feu de toutes ses fantaisies, ne reculait devant rien. Prodigue et fastueux, il fit à Olympie courir sept chars à la fois, éclipsant ainsi la magnificence des rois de Syracuse et de Cyrène. Amoureux effréné de la popularité, il acheta un jour un chien superbe et de grand prix. Quand toute la ville eut admiré cette magnifique bête, il lui coupa la queue. Ce qu’il attendait arriva :

— Tant que les Athéniens, dit-il, s’occuperont de mon chien, ils ne diront rien de pis sur mon compte. »

Malgré sa turbulence, ce beau jeune homme se signalait par une intelligence déliée et pénétrante, et par un goût très vif pour la culture de l’esprit. Il se rendit un jour dans la maison d’un pédagogue, fouilla dans ses livres et n’y trouvant point l’Iliade d’Homère : — Comment se fait-il, lui dit alors Alcibiade, que tu oses enseigner sans même avoir chez toi ce glorieux poème? Voici donc, ignare et prétentieux, tout ce que tu mérites. »

Et, tout en parlant, il le souffleta.

Il se fit élever une somptueuse demeure. Puis, quand il fallut la décorer, l’artiste qui s’en était chargé, froissé des exigences d’un maître qui ne supportait pas qu’on pût le contredire, refusa de travailler. Furieux, Alci-biade l’enferma et le retint prisonnier jusqu’à ce que la décoration qu’il avait projetée fût achevée et conduite selon son propre goût. Quand tout fut terminé, le fils de Clinias congédia le peintre et le combla de présents.

Dès que Socrate eut aperçu Alcibiade, il fut séduit. Quelle belle âme, pensa-t-il aussitôt, nous promet ce beau corps ! Exalté par le trouble divin qui s’empara de lui, le fils de Sophronisque conçut alors un grand rêve : ajouter à la beauté du corps de cet éphèbe la beauté infiniment plus importante et plus précieuse de l’âme, éduquer une si ardente promesse en lui apprenant à transposer ses passions et à les faire servir au plus grand bien de son intelligence et à la sage conduite des affaires de l’État. De si brillantes qualités, en effet, se faisaient jour à travers tant de défauts, que Socrate, en poursuivant la réalisation de son rêve, espérait concourir au salut de l’Hellade. En s’appliquant ainsi à instruire et à former la jeunesse, en choisissant de préférence, comme devant être les meilleurs, ceux que la nature avait ornés des grâces corporelles, et surtout en jetant son dévolu sur Alcibiade, Socrate, uniquement préoccupé de rendre ses concitoyens plus justes et plus heureux, se proposait de créer une aristocratie intellectuelle qui pût prendre en mains les affaires de l’État. Persuadé que tous les maux d’Athènes venaient de l’incapacité de ses chefs, il voulait substituer à la politique de hasard une politique basée sur la science de l’homme et de la raison des choses, et donner à l’élite une sage direction.

Réprouvant tout ce que ne ratifie point la conscience, et convaincu que les hommes ne se peuvent améliorer que par un effort strictement personnel, ce grand sage détestait autant la tyrannie d’un seul que celle de la multitude.

— La tyrannie engendre tous les crimes, pensait-il, et un ordre, de quelque part qu’il vienne, qu’il soit écrit ou qu’il ne le soit pas, dès qu’il n’est fondé que sur la force et non point sur l’assentiment éclairé de ceux dont le devoir est de l’exécuter, cet ordre n’est pas une loi, mais un acte de violence répréhensible et nuisible. »

Toutefois, comme les hommes ne sont pas tous capables de se gouverner par eux-mêmes, et qu’une foule sans maître est un aveugle sans chien, Socrate n’entrevoyait le salut d’un État que dans le choix éclairé d’un bon chef. Or, pensait-il, les rois et les chefs ne sont pas ceux qui portent un sceptre, ceux que le sort ou l’élection de la multitude, que la violence ou la force ont favorisés, mais ceux-là seuls qui savent commander. Cette science du commandement, ce n’est point le résultat d’un vote qui peut la donner à celui qui ne l’a point et qui ne fait rien pour l’avoir. Difficile, en effet, délicat et complexe est l’art de gouverner les hommes et les choses. Peu nombreux sont ceux qui le possèdent, et les impudences des gouvernants sans sagesse, s’ils font le malheur de tous les gouvernés, n’arrivent point cependant à convaincre ceux qui parviennent au pouvoir à leur suite de la nécessité de s’appliquer à étudier les hommes avant de pouvoir efficacement s’employer à les gouverner, ce qui est proprement les conduire au bonheur.

— Je m’étonne, disait un jour Socrate, que ceux qui veulent jouer de la cithare ou de la flûte, monter à cheval ou posséder quelque autre talent semblable, ne prétendent pas être habiles sur-le-champ et uniquement par leurs propres efforts. Je les vois tous cher-ce cher les maîtres les plus célèbres, se confier entièrement à eux et se comporter comme s’il n’y avait pas d’autre moyen d’acquérir habileté et renom. Par contre, ceux qui se proposent de devenir de grands orateurs, de grands hommes d’État, croient pouvoir par eux-mêmes, sans préparation, sans étude, acquérir d’un seul coup le talent et la science qu’il faut pour éduquer et gouverner les hommes. Ne faut-il pas être fou pour croire que, sans apprentissage et sans maître, on ne puisse se rendre habile dans les arts mécaniques, et que la plus délicate et la plus importante des sciences, celle de conduire un État, s’apprenne sans rien faire et sans rien étudier? Un ignorant qui brigue le pouvoir est semblable à un autre ignorant qui dirait : Athéniens, je n’ai jamais étudié la médecine; jamais je ne me suis mis à l’école d’un maître. Non seulement j’ai évité d’apprendre, mais encore j’ai tout fait pour ne point être soupçonné même d’avoir appris. Cependant, accordez-moi votre confiance; prenez-moi comme médecin. Je tâcherai de m’instruire en faisant des expériences sur vous. »

C’était donc dans l’espoir de donner un bon chef à la démocratie athénienne que Socrate projeta de former Alcibiader. Le fils de Clinias, en effet, n’était pas seulement le prince de la jeunesse. Neveu de Périclès, il semblait aussi destiné à recueillir l’héritage de la gloire et du génie de son oncle. La dictature intelligente et souple de ce grand homme n’était pas éternelle; ses fils paraissaient incapables de lui succéder, et les yeux d’Athènes se tournaient volontiers vers ce jeune homme de haute et belle naissance qui, tout en étant à même de protéger comme son oncle les lettres et les arts, se plaisait en outre aux faveurs de la foule, était prisé par elle, et paraissait, par l’ascendant qu’il avait conquis, être apte à la conduire et à en être écouté.