De l’état divin de l’amour témoigne, dans le texte platonicien restitué par Plotin, sa généalogie (« Amour fils d’Aphrodite » [Cf. Phèdre, 242d]). Né d’un Dieu, Eros l’est donc aussi. Plotin poursuit : « il lui assigne pour tâche d’être le patron des beaux garçons et d’éveiller les âmes à la beauté transcendante ou encore d’accroître l’élan, qui existe déjà dans l’âme, vers ce qui est transcendant ». Contentons-nous de demeurer dans ce que dit Plotin en laissant de côté le recours aux textes platoniciens ici allégués. Le caractère de la divinité serait de quatre registres. L’un d’entre eux ne concerne que l’objet d’amour (l’aimé), les deux suivants circonscrivent l’état de l’âme (l’amant), tandis que [182] le premier établit l’être divin (le lien protecteur). L’amour comme expérience est celle de la liaison, à impulsion divine, de l’amant à l’aimé. La structure est telle que l’amour, saisi dans la divinité devient l’enveloppe d’un processus propre à l’âme : une intériorité qui se développe. L’extériorité, en quoi consiste l’accroche divine, n’est, en ce cadre, que rapportée à l’intériorité-âme. Elle est ce qui la précède (le divin), mais aussi ce qui la prolonge (l’enveloppe terrestre) sous la forme de l’aimé. L’amour, comme patron des beaux garçons, selon la formule empruntée à Platon, préserve l’objet, ou encore le signifie tel.
L’être divin, en stimulant ainsi la liaison terre/ciel confère à l’être liant (l’âme) l’aval de l’extériorité. En cela, l’extériorité est à la fois le cadre et le stimulateur de l’âme. L’amour dès lors, en tant que stimulus divin, est ce qui met en mouvement l’âme, dans une liaison ciel/terre.
Le passage à l’être démon serait, dans cette perspective, un glissement dans l’extériorité, non pas tant dans son objet, qui demeure le même (l’incarnation protégée de la beauté), mais dans l’impulsion. L’être démon devient, plutôt que stimulateur proprement dit, illustration ou modèle d’une relation. C’est ainsi que si l’on conserve la notion d’impulsion, celle-ci serait plus d’imitation que de principe. La liaison dieu-humain caractéristique de l’amour sous l’axe Aphrodite–âme-beaux garçons, trouve dans l’être-démon sa matérialité expressive. Nous glissons vers une stimulation mimétique, alors que dans la conception de la divinité pure, elle est de principe. L’image, moteur de toute mimesis, se substitue dans l’être démon, au concept, propre à l’être divin. Or, rappelle Plotin, c’est bien là qu’il s’agit de philosopher. Comprendre, c’est bien là qu’est l’investigation proprement philosophique, dans l’étude du mouvement posé in abstracto, plutôt que sur la dérive mimétique. Le lieu de la philosophie est le concept et non pas l’image.
La nature du glissement est toute imprégnée de celle de sa localisation. Aphrodite est centrale : « soit qu’il affirme que l’amour a été engendré par elle, soit qu’il affirme qu’il été engendré en même temps qu’elle, le discours sur l’amour semble [183] donc exiger que nous disions quelque chose au sujet d’Aphrodite ». Le glissement, avons-nous dit, réside soit dans la succession (fils de) soit dans la concomitance. Aphrodite serait, dans ces temporalités, repère. Elle s’imposerait comme objet central de tout discours sur l’amour. Ce ne serait qu’avec prudence, retranché derrière une obligation logique, que Plotin aborderait le champ du mythe (« semble donc exiger que nous disions quelque chose »). Le philosopher aurait à subir les exigences de son objet. En cela il ne s’impose pas à lui, mais c’est bien au contraire lui qui le dirigerait. Du mythe sans doute faudrait-il parler avec précautions ; l’exigence n’imposerait-elle pas débord ?
Méthode, ici encore. Plotin ponctue ses rappels. Celui-ci comme excuse d’aller là où le philosophe ne saurait s’avancer qu’avec prudence : le règne de l’image. Prudence donc ; protection, la mainmise de la question. Si c’est par elle qu’on en vient à l’image, par elle faudrait-il en sortir : « tout d’abord, qui est donc Aphrodite ? Ensuite comment l’Amour est-il engendré ? Par elle ou en même temps qu’elle ? Ou bien de quelle manière les deux reviennent au même : c’est-à-dire au fait d’être engendré à la fois par elle et en même temps qu’elle ? ». La question opposée à l’image tenterait de lui imposer relief. Il s’agirait de traquer le glissement ; or la question viserait à l’effacer. Succession et concomitance pourraient bien se ramener au même. L’image piégerait-elle ? Serions-nous pris dans sa séduction ? A l’aborder, par le biais de la question — qui est-elle et comment Eros est-il généré ? —, nous en arriverions à glisser sur le glissement. Succession et concomitance seraient saisies dans la sphère de l’image, ici Aphrodite. Ou encore l’image gommerait, ou précéderait, les distinctions propres au concept. La sphère est première ; c’est énoncer que l’image se joue des distinctions que nous lui opposerions dans le concept.
Image : Aphrodite. La sphère contient les développements. Dieu ou démon ; ça serait, dans ce registre même. Ou du moins comment l’image le gère-t-elle ? Aphrodite est double. Y aurait-il du démon dans l’une ? Ça glisse encore : « nous dirons qu’Aphrodite est double : la première, c’est l’Aphrodite que nous [184] appelons Ouranienne, puisque nous disons qu’elle est descendante d’Ouranos, la seconde, c’est l’Aphrodite née de Zeus et de Dioné, l’Aphrodite qui se rapporte aux mariages ici-bas, puisqu’elle en est la patronne ». Les axes du glissement sont là. D’un côté l’Aphrodite ouranienne : stimulation donc ; de l’autre la pandémienne : illustration (née d’un mariage elle en est le modèle). L’enjeu, disions-nous, le destin de la troisième voie : fusion dans la divinité (par le biais de l’Ouranienne), assimilation à l’usage (par celui de la Pandémienne). Subsiste, nous le verrons, que si non seulement Plotin n’utilise pas le terme de pandémien, il n’en abordera pas plus la signification ; le saut sera fait de l’ouranienne à l’être démon.
La référence est explicite ; il faut s’en retourner vers le Banquet, et plus précisément vers l’éloge de Pausanias : « puisqu’il y a deux Aphrodites, nécessairement il y a aussi deux Amours. Or, comment pour la déesse nier cette dualité ? Il y en a eu une, la plus ancienne je crois bien, qui, sans avoir de mère, est la fille d’Uranus, du ciel, celle qu’aussi nous surnommons précisément Uranienne, la céleste ; il y en a une autre qui est plus jeune, fille de Zeus et de Diôné, que précisément nous appelons la Pandémienne, la populaire » [Banquet, 180 d,e].
Retenons de la dualité d’Aphrodite qu’il y a deux amours. La distinction est centrale pour Pausanias. En effet, la règle du jeu du Banquet commande de louanger l’amour ; distinguer permet d’évacuer ce qui ne serait pas digne de louange. Subsiste l’énigmatique interrogation sur soi-même renvoyée à la déesse : « comment pour la déesse nier cette dualité ? (Πως δ ου δυο τω θεα) », comme si, quoiqu’on puisse développer — faudrait-il dire quoique Pausanias développe ; Platon corrige ? — dans la distinction c’est le double qui demeure et s’impose. Or, ce double c’est face à l’élévation de l’ouranienne, l’inscription, terriblement humaine, dans ces fameuses histoires d’amour. La dualité d’Aphrodite viendrait comme pour briser toute velléité d’inscrire l’amour exclusivement dans la sphère divine, ou celle de [185] l’usage. Nous dirons que la dualité constitue l’être-même de la troisième voie. Question donc, faudrait-il voir ici temporisation de Platon aux velléités d’exclusive ? — ce que le mythe d’Éros démon reprend — . Subsiste que Plotin glisse ; s’il aborde bien la dualité, il ne la pose pas fondamentale (Πως δ ου δυο τω θεα), mais comme de niveau. Reprenant la classification de Pausanias, l’Aphrodite Ouranienne prime sur l’Aphrodite Pandémienne. Entre elles-deux, il y aurait, selon Pausanias, une séparation temporelle, l’Ouranienne précède la Pandémienne. Le pur viendrait avant le mêlé. D’autre part, la distinction vient, par-delà cette temporalité que peut-être elle explique, de l’origine. Demeure que parler d’Aphrodite, que l’on soit chez Platon ou Plotin passe par la dualité qui a source dans l’origine. Platon : l’Aphrodite Ouranienne est fille d’Ouranos, elle n’a pas de mère. L’Aphrodite Pandémienne est fille de Zeus et Diôné. Plotin reprend textuellement l’ascendance de cette dernière et précise pour l’Ouranienne qu’« elle est sans mère et (qu’)elle est au-dessus de ces mariages parce qu’il n’y a pas de mariages dans le ciel (Ouranos) » et que, d’autre part « elle vient de Kronos, l’Esprit qui est fils d’Ouranos ». Il n’est pas question ici de se risquer dans l’exégèse mythologique et sans doute pourra-t-on s’arrêter à noter qu’il y aurait plus de pureté à venir d’un seul que de deux. Sans doute encore est-il évident qu’entrer dans les filiations Olympiennes et pré-Olympiennes est de l’ordre du casse-tête. Il n’est pas jusqu’à Lacan qui laisse la main : « l’une ne participe en rien de la femme, elle n’a pas de mère, elle est née de la projection sur la terre de la pluie engendrée par la castration primordiale d’Uranus par Chronos. C’est de là que naît l’Aphrodite Uranienne, qui ne doit rien à la duplicité des sexes. L’autre Aphrodite est née peu après, de l’union de Zeus avec Diôné. Je vous rappelle que toute l’histoire de l’avènement de celui qui gouverne le monde présent, Zeus, est liée — je vous renvoie à Hésiode — à ses rapports avec les Titans, qui sont ses ennemis, et Diôné est une Titanesse. Je n’insiste pas. L’Aphrodite née de l’homme et de la femme est dite Pandémienne » [Séminaire, VIII, Paris, Seuil, 1991, p. 70].