Beau (kalos / καλός)
* Le beau est probablement la notion platonicienne dont le champ d’extension est le plus vaste ; il existe de beaux discours, de beaux objets, de beaux corps, de belles pensées et de belles actions. Cette diversité d’usage tient au fait que le beau, objet de cette passion qu’on nomme amour (erôs), hisse l’âme du sensible à l’intelligible. C’est par amour que l’on désire et découvre des choses de plus en plus belles.
** Du point de vue de la sensation, l’adjectif kalon désigne tout ce qui est harmonieux (summetron), c’est-à-dire tout ce dont les parties ne sont pas associées de manière effrayante ou ridicule. On dira pour cette raison de l’objet de l’amour, un homme ou une femme par exemple, qu’il est beau. Ce qui est beau procure du plaisir à qui le regarde ou le touche, un plaisir esthétique ou érotique (Phi., 46b-47b).
Du point de vue éthique ou politique de la conduite, l’adjectif kalon est couramment employé pour désigner ce qui est moralement convenable, ce que la situation exige. Dans le Banquet, Pausanias remarque : « Prise en elle-même, une action n’est ni belle ni honteuse. Par exemple, ce que, pour l’heure, nous sommes en train de faire, boire, chanter, converser, rien de tout cela n’est en soi une belle action ; mais c’est dans la façon d’accomplir cette action que réside telle ou telle qualification. Lorsqu’elle est accomplie avec beauté (kalos) et rectitude (orthos), cette action devient belle (kalon), et lorsque la même action est accomplie sans rectitude, elle devient honteuse (aiskhron). » (181a) L’essentiel de la morale traditionnelle se retrouve dans ces deux phrases, où kalon, le beau se trouve opposé à aiskhron, qui signifie à la fois laid (physiquement) et honteux (moralement). C’est pourquoi la belle chose est aussi, indistinctement, la chose bonne, plaisante et avantageuse ; la beauté est une forme de bonté, elle est un bien avantageux pour celui qui la perçoit ou mieux, qui l’accomplit (Aie., 113c-114e). C’est ce qu’exposent le grand Hippias (285a-b) et le Gorgias (474d-475a), qui qualifient également de beaux un corps, une couleur, une forme, une voix, une occupation, des connaissances et des lois, dans la mesure où chacun d’eux procure un plaisir et un avantage. Et c’est pour cette raison, finalement, que l’on peut donc identifier les belles choses aux bonnes choses : le plaisir et l’avantage réel que produit la beauté contribuent plus que tout à la poursuite du bonheur.
La beauté n’est donc pas simplement une qualité de l’objet, mais elle peut qualifier la valeur morale d’un sujet qui aime ou fait de belles choses. Celui-ci devient « beau ». Ou plus exactement, son âme (qui est le véritable sujet de la perception et de la conduite) devient belle. La beauté de l’âme consistera en la contemplation des plus belles choses qui soient, les formes intelligibles, et en l’accomplissement des plus belles choses dont elle est capable (les belles pensées et les beaux discours ; Phè., 250d ; Par., 130b). Ainsi s’explique l’importance de l’amour comme moyen d’accès de l’âme à l’intelligible, en un mouvement de remontée dont on trouve la description dans le Banquet (201d-212c) et dans le Phèdre (249d-257a). La beauté du corps mène à celle de l’âme, et la beauté de l’âme se trouve orientée vers cette Beauté dont elle ne constitue qu’une image imparfaite. Par degrés, ce sentiment universel et si puissant permet à l’âme de remonter du sensible vers l’intelligible et d’entraîner dans cette remontée tous ceux qui partagent le même sentiment. La prêtresse Diotime dit ainsi : « Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de toujours s’élever, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des belles occupations vers les belles connaissances certaines, puis des belles connaissances certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau, dans le but de connaître finalement la beauté elle-même. » {Ban., 211b-c). Par l’intermédiaire de l’amour, l’âme passe de la connaissance du sensible à la connaissance de l’intelligible et change ainsi en quelque sorte de statut.
*** Si l’on ne peut soutenir que la forme du Beau et celle du Bien soient identiques, car ce sont deux Formes distinctes, on voit combien ces formes sont parentes et comment l’une conduit l’âme à l’autre. L’intervention de l’amour comme moyen d’accès au Beau présente un intérêt tout particulier dans le contexte de la philosophie platonicienne : il s’agit de la seule passion qui puisse avoir pour objet à la fois le sensible et l’intelligible, pour lequel elle constitue un moyen d’accès incomparable. Le philosophe y trouve de ce fait sa véritable définition : c’est un amoureux. [BP]