Bouillet: Tratado 34 (VI, 6) – DES NOMBRES

(I) Lorsqu’on étudie la nature des nombres, une des premières questions qui se présentent à l’esprit est celle de savoir si la multitude consiste dans l’éloignement de l’unité, et si l’infinité est cet éloignement porté à ses dernières limites.

En examinant l’origine de la multitude et celle de la grandeur, on voit que l’être devient multitude quand il s’épanche et qu’il s’étend en se divisant; mais s’il y a encore quelque chose qui retienne ses parties unies entre elles, il devient grandeur. En devenant ainsi une multitude ou une grandeur, il perd de sa perfection et il a besoin de recevoir la forme de la beauté.

(II-III) Quant à l’infini, considéré comme l’absence de toute détermination, il ne saurait se trouver ni dans les nombres sensibles ni dans les nombres intelligibles. On le conçoit en faisant abstraction de toute forme. Alors il apparaît comme impliquant les contraires, comme étant à la fois grand et petit, etc.

(IV-V) On peut se demander si les nombres sont inhérents aux autres formes intelligibles (aux idées), ou s’ils sont de toute éternité les conséquences de l’existence de ces formes. — La première hypothèse est fausse: les nombres ont une existence substantielle, et la variété des objets sensibles rappelle seulement à l’âme la notion des nombres. — Quant à la seconde hypothèse, qui fait de chaque nombre un aspect d’une essence, elle n’est pas moins fausse que la première. Pour que le nombre existe dans un être à titre d’accident, il faut d’abord qu’il existe par lui-même.

(VI) Pour concevoir le mode d’existence qui est propre aux nombres intelligibles, il est nécessaire de bien se pénétrer de cette vérité que l’intelligible n’existe pas parce qu’il est pensé par l’intelligence, mais qu’il est pensé par l’intelligence seulement parce qu’il existe en elle, qu’il constitue en elle une certaine disposition, un acte d’une nature déterminée.

(VII-VIII) Il résulte de là que les intelligibles existent tous dans une Essence unique qui les embrasse. L’Intelligence divine les voit en elle-même, non parce qu’elle les considère, mais parce qu’elle les possède distincts en elle de toute éternité. Leur ensemble constitue l”Animal-même, qui est tout à la fois Être, Intelligence et Animal. C’est une puissance qui possède le plus haut degré de l’existence, de la pensée et de la vie. Or l’Être étant antérieur à l’Intelligence et à l’Animal, le Nombre en soi doit leur être également antérieur.

(IX) Sans doute si nous considérons l’ordre dans lequel se produisent nos conceptions, nous n’avons l’idée de deux, par exemple, qu’après avoir vu deux objets sensibles. Mais si nous examinons l’ordre de génération des choses, nous trouvons que l’Intelligence a dû penser les nombres avant d’engendrer les êtres. Le Nombre en soi est l’essence de l’Être ou son acte : il l’a divisé, et il lui a fait ainsi engendrer la multitude. On peut donc définir l’Être le nombre enveloppé; les êtres, le nombre développé; l’Intelligence, le nombre qui se meut en soi-même; l’Animal, le nombre qui contient. Voilà pourquoi les Pythagoriciens disaient que les idées sont des unités et des nombres. Le Nombre essentiel, dont le nombre composé d’unités n’est que l’image, est contemplé dans les formes intelligibles et concourt à les engendrer ; d’un autre côté, il existe primitivement dans l’Être, et avec l’Être, et avant les êtres. L’Être a pour principe l’Un qui n’a point d’autre fondement que lui-même.

(X) Ainsi, l’Être est devenu Nombre quand il est devenu multitude, parce qu’il avait déjà en lui une sorte de préformation et de représentation des êtres qu’il était prêt à produire, qu’il offrait en lui aux unités une sorte de lieu pour XLI les choses dont elles devaient être le fondement. C’est parce que le Nombre existe primitivement que les êtres produits sont tant; c’est parce que chacun d’eux participe à l’Un qu’il est un. C’est enfin parce que le Nombre existe d’une existence substantielle que la raison le conçoit et s’en sert pour nombrer les objets.

Comme le Nombre est antérieur aux êtres, l’Un absolu l’est à l’Être absolu. Car si tout être a pour principe l’Être absolu, l’Être absolu lui-même est un, et il n’est un que parce qu’il participe de l’Un absolu.

(XI) Si l’on admet que l’existence et l’affirmation du caractère de l’unité dans un grand nombre d’objets supposent l’existence de l’Un absolu, il faut admettre également que l’affirmation et l’existence du caractère de la décade dans les objets supposent aussi l’existence de la Décade absolue, etc. De la sorte chaque être correspond à un nombre ; sinon, ou les choses n’existeraient pas, ou elles seraient dénuées de proportion et de raison.

(XII-XIII) Il y a contradiction à admettre l’existence de l’être parce qu’il produit une notion dans notre âme, et à nier l’existence de l’unité, en disant qu’elle n’est qu’un attribut des objets et une conception de l’âme : car elle produit également une notion dans notre âme. Or l’idée d’unité n’est pas produite en nous par le néant, mais par la vue de la réalité ; elle est d’ailleurs antérieure à celles d’autre, de différent, de multitude. En outre, nous affirmons qu’une maison est plus une qu’une armée; puisqu’il y a plusieurs manières d’être un, il faut admettre aussi la réalité de l’unité, comme, si l’on accorde qu’il y a divers degrés dans l’être, on croit à sa réalité. Il est en effet impossible de rien penser, de rien énoncer sans admettre l’existence de l’unité et sans reconnaître qu’elle est nécessaire à celle de l’être : car point d’être qui ne soit un.

(XIV) L’unité n’est pas un relatif: car lorsqu’un corps cesse d’être un, il subit un changement réel, il est divisé sans perdre de sa masse. Sans doute, dans les choses sensibles, l’unité n’est qu’un accident; mais, dans les choses intelligibles, elle existe en elle-même. — Quand on dit : voici deux objets ; ils sont deux non par leur séparation, non par leur rapprochement, mais seulement par la présence de la dyade, comme ils sont blancs par la présence de la blancheur. — Du reste, le nombre existe à des degrés divers selon qu’on le considère : soit dans les quantités continues, soit dans les quantités discrètes, soit dans les intelligibles : c’est dans ceux-ci que l’on trouve les nombres véritables, qui existent en eux-mêmes.

(XV) L’Être universel est Être, Intelligence, Animal; il contient tous les cires, toutes les intelligences, tous les animaux; il renferme en acte toutes les essences qui dans l’âme ne sont qu’en puissance el qui dans les choses sensibles jouent le rôle d’attributs. Comme il possède primitivement l’unité avant de se développer en multitude, il sait en combien d’essences il doit se diviser ; il engendre ainsi le Nombre; qui subsiste en lui, et comme ce Nombre détermine la quantité des essences qui procèdent de l’Être, il en est la source el le principe. Voilà pourquoi, même ici-bas, des nombres déterminés président à la génération de chaque chose. — Quant aux nombres qui subsistent dans les autres choses, en tant qu’ils procèdent des nombres intelligibles, ils peuvent être XLII nombres; en tant qu’ils sont au-dessous d’eux, ils mesurent les autres choses, ils servent à nombrer et les nombres et les choses qui peuvent être nombrées.

(XVI) Le nombre employé par l’homme qui considère les objets sensibles et qui nombre appartient au genre de la quantité. Mais si l’on considère deux substances qui sont deux, et dont chacune est une, comme ici l’unité se trouve en deux choses avec ce caractère qu’elle complète l’essence de chacune d’elles, le nombre deux est un nombre essentiel. C’est ainsi que notre âme est un nombre et une harmonie, parce que l’essence de notre âme participe du nombre et de l’harmonie, comme le dit Platon.

(XVII) Le caractère de l’infinité ne convient pas au nombre. Dire que le nombre est infini, c’est exprimer seulement la possibilité de concevoir un nombre plus grand qu’un nombre donné. De même, une ligne infinie n’est à proprement parler qu’une ligne indéfinie ; elle a pour principe l’unité, puisqu’elle est décrite par un point et qu’elle n’a qu’une seule dimension. Si l’on dit que la ligne intelligible est infinie, c’est en ce sens que la conception d’une limite n’est pas impliquée dans son essence : car, de même que les nombres, les figures sont pensées par l’Intelligence divine avant d’être réalisées dans les choses sensibles.

(XVIII) Ainsi, le nombre qui existe substantiellement dans l’Intelligence divine comprend tous les nombres qui existent ; par conséquent, il est infini réellement par sa puissance, en ce sens qu’il n’est pas mesuré ; mais en même temps il est parfaitement déterminé puisqu’il sert de mesure à tout le reste. Il participe donc à toutes les perfections de l’Être universel, de l’Intelligence divine et de l’Animal premier.