Bouillet: Tratado 39 (VI, 8) – DE LA LIBERTÉ ET DE LA VOLONTÉ DE L’UN

(I) Pour déterminer ce que sont en Dieu la liberté et la toute-puissance, il faut commencer par examiner en quoi consistent notre liberté et notre volonté.

On appelle volontaire ce que nous faisons sans contrainte, avec conscience de le faire; dépendant de nous, ce que nous sommes maîtres de faire ou de ne pas faire. Ces deux choses se trouvent le plus souvent réunies, quoiqu’elles diffèrent entre elles. Il est des cas où l’une des deux manque.

(II-III) On ne peut attribuer le libre-arbitre ou ce qui dépend de nous ni au désir, ni à la sensation, ni à l’imagination : car il faut s’affranchir de ces influences pour être libre. On doit rapporter le libre-arbitre à la volonté, et la volonté elle même à la droite raison, accompagnée de connaissance. La liberté n’appartient donc qu’à celui qui, indépendant des passions du corps, n’est déterminé dans ses actes que par l’intelligence.

(IV) Un être est libre quand il se porte au bien volontairement, en sachant que c’est le bien. Il est au contraire dans la servitude s’il n’est pas maître d’aller à son bien, s’il en est détourné par une puissance supérieure à laquelle il obéit. — L’intelligence possède donc la liberté et l’indépendance si elle agit conformément au bien.

(V) Si la liberté et l’indépendance se trouvent dans l’intelligence pure et en tant qu’elle pense, elles se trouvent aussi dans l’âme qui applique son activité contemplative à l’intelligence et son activité pratique à la vertu. L’exécution n’est pas toujours en notre pouvoir ; mais Ia volonté et la raison qui la précèdent échappent à toute contrainte. La liberté ne doit donc pas être cherchée dans l’activité pratique, mais dans l’intelligence qui est affranchie de l’action.

(VI) Puisque nous sommes libres quand une chose a ou n’a pas lieu selon notre volonté, que l’intelligence est maîtresse d’elle-même, que la vertu est libre et rend l’âme libre, c’est à elle qu’il faut rapporter notre indépendance et notre liberté. L’intelligence reste calme en elle-même. Quant à la vertu, si elle réprime les passions ou dirige des actions qui sont nécessaires, elle conserve son indépendance en ramenant tout à elle-même. La liberté se rapporte donc à l’activité intérieure, à la pensée, à la contemplation de la vertu. Elle appartient à l’intelligence parce qu’elle accomplit sa fonction propre tout en restant en elle-même, et que, se reposant dans le bien, elle vit selon sa volonté : car la volonté est une espèce de pensée, et son but est le bien.

(VII) L’âme est donc libre par la vertu de l’intelligence, quand elle se porte au bien sans obstacle. Quant à l’intelligence, elle est libre par elle-même.

DE LA LIBERTÉ DE L’UN

Le Bien absolu doit posséder aussi l’indépendance, mais d’une manière souverainement parfaite.

Supposer que le Bien est par hasard ce qu’il est, c’est détruire les notions de liberté et de volonté, en leur ôtant toute espèce de sens. Mais si l’on admet une distinction réelle entre servitude et liberté, il faut convenir que la liberté est le privilège des êtres éternels qui atteignent le bien sans obstacle. Quant au Bien, il doit posséder la liberté à un degré encore plus élevé, puisqu’il ne saurait chercher quelque chose de meilleur que lui, qu’il demeure en lui-même.

(VIII) En remontant des êtres inférieurs jusqu’au Bien, on voit qu’il est la Liberté même, l’Indépendance même : car on ne peut dire de lui qu’il est selon sa nature, ni qu’il est ainsi par accident; il n’est contingent ni pour lui-même ni pour les autres êtres.

(IX) Étant supérieures toutes les choses dont il est le principe, le Bien est supérieur à toute contingence : car il est déterminé, en ce sens qu’il est d’une manière unique. Nous ne devons dire de lui que ce qu’il nous apparaît quand il se révèle à nous, savoir qu’il est le vrai Roi, le vrai Principe, le vrai Bien. Il n’est contingent en rien : il est la Puissance universelle véritablement maîtresse d’elle-même, qui est ce qu’elle veut, ou plutôt qui a projeté sur les êtres ce qu’elle veut, mais qui est plus grande que toute volonté.

(X) Si le Premier était contingent, tout serait accidentel dans l’univers et dépendrait du hasard. Or, il n’y a pas de hasard dans l’univers, parce que le Premier donne à toutes choses une détermination, une limite, une forme. D’un autre côté, le Premier est ce qu’il est, non parce qu’il n’aurait pu être autrement, mais parce qu’étant ce qu’il est, il est excellent. Il n’est pas soumis à la Nécessité, mais il est pour les autres êtres la Nécessité et la Loi.

(XI) Quand on sait que le Premier est le principe de toutes choses, il faut s’arrêter là, sans essayer de déterminer ni son existence, ni son essence, ni sa qualité, ni sa raison d’être. Ces questions n’ont pas de sens quand on les pose an sujet de Celui qui est absolu et antérieur à tous les êtres.

(XII) L’âme renferme deux éléments, l’un général, l’autre particulier; par l’un, elle participe de l’Essence absolue; par l’autre, elle en diffère. Cette différence lui étant donnée par l’Essence absolue, elle n’est pas souverainement maîtresse de sa nature. C’est le privilège de l’Essence absolue seule d’être maîtresse d’elle-même. Mais comme le Premier est le principe de l’Essence, on ne doit pas dire qu’il est maître de lui dans le sens où on le dit de l’Essence.

(XIII) Si, dérogeant à la sévérité de langage qu’exige ici la raison, nous admettons dans le Premier des actes, alors ses actes, sa volonté et son essence sont identiques : il veut être ce qu’il est, et il est ce qu’il veut. Dans l’existence du Bien est nécessairement contenu l’acte de se choisir et de se vouloir soi-même.

(XIV) Les êtres sensibles sont contingents ; les êtres intelligibles, nécessaires : car ils ont en eux-mêmes leur raison d’être, laquelle est identique à leur essence. Le Premier est la source unique d’où ont découlé ensemble l’essence et la raison d’être, lesquelles n’ont rien de contingent. Il est donc, à plus forte raison, au-dessus de toute contingence, de tout hasard; il est cause de lui-même, il est par lui-même, il est Lui d’une manière suprême et transcendante.

(XV) Il est à la fois ce qui est aimable et l’amour; il est l’amour de lui-même, parce qu’il est beau par lui-même. Ici encore apparaît l’identité du désir et l’essence; par conséquent, c’est encore lui qui est l’auteur de lui-même et le maître de lui-même, parce qu’il s’isole et se pose comme pur de toutes choses. Nous en aurons une idée si nous nous élevons au-dessus de tout ce qui est contingent.

(XVI) Le Premier est encore exempt de contingence parce qu’il est partout et nulle part ; il est l’ubiquité même, et il en fait part aux choses inférieures. Il se porte en quelque sorte vers les profondeurs les plus intimes de lui-même, s’aimant lui-même, étant lui-même ce qu’il aime, se donnant l’existence à lui-même, parce qu’il est un acte immanent, et que ce qu’il y a de plus aimable en lui constitue une sorte d’intelligence. Il est l’auteur de lui-même, parce que son inclination vers lui-même et son immanence en lui-même le font être ce qu’il est. S’il consiste dans une action vigilante, identique à ce qui est vigilant, si de plus cette action vigilante est une supra-intellection éternelle, Dieu est ce qu’il se fait par son action vigilante.

(XVII) Le monde est ce qu’il serait s’il y avait eu dans son auteur une prévision basée sur le raisonnement. En effet, si le monde est ce qu’il est, c’est qu’il y a des raisons qui subsistent intellectuellement de toute éternité dans une parfaite coordination et au-dessus de toute prévision et de tout choix. Si l’on appelle Providence ce plan de l’univers, on ne saurait l’attribuer au hasard, mais seulement à l’Intelligence qui elle même est telle que le veut Dieu, c’est-à-dire la Raison une qui embrasse tout.

(XVIII) Dieu est le dehors, parce qu’il comprend toutes choses et qu’il en est la mesure; il est aussi le dedans, parce qu’il est la profondeur la plus intime de toutes choses. Il est le centre d’où rayonnent l’Être et l’Intelligence, image de sa clarté. Comme l’Intelligence ne renferme rien qui ne soit raison et cause, l’Un est la cause de la cause, la cause par excellence, contenant à la fois toutes les causes intellectuelles qui doivent naître de lui. Il est donc, comme le nomme Platon, le convenable et l’opportun.

(XIX-XX) En s’élevant à Dieu à l’aide de ces considérations, on conçoit qu’il est au-dessus de l’essence. Il tient son existence de lui-même, parce que son acte est son existence même, qu’il se produit lui -même par une génération éternelle.

(XXVI) Il ne pouvait se faire autre qu’il ne s’est fait, parce que le caractère de la Puissance suprême ne consiste pas à pouvoir les contraires, mais à se tenir toujours à ce qui est parfait. L’acte par lequel Dieu s’est créé et sa volonté ne font qu’un. Dieu est donc comme il l’a voulu et tel qu’il l’a voulu, par conséquent, il est souverainement libre.