Bouillet: Tratado 43 (VI, 2) – DES GENRES DE L’ÊTRE II

(I) Après avoir critiqué les catégories d’Aristote et des Stoïciens dans le livre précédent, Plotin expose ici sa propre théorie, qu’il présente comme entièrement conforme aux idées de Platon.

DES GENRES DE L’ÊTRE INTELLIGIBLE

Pour rechercher quels sont les genres de l’être, il faut avant tout admettre que l’être n’est pas un, comme Platon l’a démontré avec d’autres philosophes. Il s’agit ici de l’être véritable; qu’il importe de ne pas confondre avec ce qui détient et qu’on nomme génération.

XXX (II-III) Puisque l’être est à la fois un et multiple, il renferme nécessairement plusieurs éléments constitutifs dont l’ensemble forme la substance du monde intelligible, substance que nous nommons l’être. Ces éléments constitutifs sont à la fois des principes, parce qu’ils constituent la totalité de l’être, et des genres, parce que chacun d’eux contient sous lui des espèces subordonnées les unes aux autres. La pluralité des éléments qui se trouvent dans l’être n’étant pas contingente, elle suppose l’Un absolu dont elle procède. Si les genres premiers se ramènent ainsi à l’Un, ce n’est pas que celui-ci s’affirme d’eux comme prédicat ; c’est que tous ensemble ils sont éléments intégrants d’une seule substance dans laquelle notre pensée établit des divisions.

(IV -V) Il est facile de comprendre comment, dans les corps, l’unité renferme une pluralité, d’y distinguer la qualité, la quantité, la substance. Mais en étudiant les genres et les principes de l’essence intelligible, il faut faire abstraction de toute quantité, de toute matière sensible, pour saisir la réalité et l’unité de l’être. Dans les corps, les principes sont séparés; ici ils ne sont que distincts. Il n’est donc pas aisé de comprendre comment la substance intelligible, qui est une, peut être à la fois une et multiple. Comme les corps renferment une pluralité et une diversité d’éléments très grande, ils ne reçoivent pas immédiatement de l’Un absolu l’unité qui tient leurs parties jointes et en fait un tout; ils sont formés par l’Ame. Celle-ci doit donc être une pluralité. Cette pluralité consiste dans les raisons séminales qui sont l’acte et l’essence de l’âme; elle résulte aussi de ce que l’essence de l’âme contient plusieurs puissances.

(VI) Dans l’âme, l’essence est le principe de tout ce qu’elle est, ou plutôt l’essence est tout ce qu’est l’âme; elle est par conséquent la vie. L’essence et la vie de l’âme forment une unité; mais cette unité se fait multiple relativement aux autres êtres, dès qu’elle développe ses puissances, et qu’elle essaie de se contempler.

(VIII) Puisqu’il y a dans l’âme essence et vie, que la vie consiste dans l’intelligence et implique mouvement, il y a là deux genres, l’Être et le Mouvement. Mais l’Être implique la Stabilité encore plus que le mouvement ; il faut donc faire d’elle un genre distinct.

(VIII) On découvre également ces genres en considérant l’Intelligence. Elle pense, voilà le Mouvement; elle pense ce qui est en elle, voilà l’Être. L’Être est le terme auquel aboutit la pensée, voilà la Stabilité. En distinguant ces trois genres par la pensée, on voit que chacun d’eux existe à part : c’est la Différence. En les considérant réunis en une seule existence, un les ramène à être une même chose : c’est l’Identité. Tels sont les cinq genres des choses intelligibles.

(IX-XI) Reste à prouver qu’il n’y a que ces cinq genres premiers.

L’Un n’est pas un genre premier. — L’un absolu, supérieur à l’Être et à l’Intelligence, ne forme pas un genre, parce qu’il ne s’affirme d’aucune chose, et que, par suite de sa simplicité, il ne renferme pas de différences qui puissent engendrer des espèces.

L’unité considérée dans l’Être n’est pas l’un premier, puisqu’il y a au-dessus d’elle l’Un absolu; elle ne peut donc être un genre premier. L’Un absolu est le principe de l’Être. L’unité, considérée comme attribut qui s’adjoint à l’Être, le XXXI rapproche de l’Un : car ce qui se tourne vers l’Un absolu est l’Être un ; ce qui est inférieur est l’Être un et multiple. L’unité dans l’Être est indivisible et simple; mais chaque être, chaque genre est multiple aussi bien qu’il est un. L’unité peut donc se trouver dans l’Être, comme le point dans la ligne en qualité de principe, mais elle n’est pas un genre. D’ailleurs, tout genre renferme des différences qui engendrent des espèces; or l’unité n’a ni différences ni espèces. Enfin, la réalité de l’être et l’unité ne se trouvent pas au même degré dans les choses sensibles et dans les choses intelligibles. Elles n’y sont pas non plus toujours en raison directe l’une de l’autre, tandis que l’unité est toujours en raison directe de la bonté. Tout ce qui participe de l’Un absolu participe du Bien au même degré. L’Un absolu est en effet le principe dont tout sort, la fin à laquelle tout aspire ; par conséquent, il est le Bien de l’univers.

Donc l’unité est une chose distincte de l’Être, et elle ne peut former un genre.

(Xlll) La Quantité n’est pas un genre premier. D’abord, le nombre est postérieur à l’Être, au Mouvement, etc. Ensuite, l’étendue est postérieure elle-même au nombre. En cherchant à quoi on doit rapporter la quantité discrète (le nombre) et la quantité continue, on trouve que le nombre consiste dans un certain mélange du mouvement et du repos, que l’étendue est produite par le mouvement qui, en s’avançant à l’infini, est arrêté et limité par le repos.

(XIV-XV) La Qualité n’est pas un genre premier. Elle est postérieure à l’essence et par conséquent lui est subordonnée comme espèce. Les propriétés constitutives de l’essence en sont de véritables actes, quoiqu’on les nomme improprement qualités. Les propriétés qui sont postérieures à l’essence et qui lui viennent du dehors sont des modifications passives et méritent seules le nom de qualités. D’après cette définition, le Mouvement, la Stabilité, l’Identité et la Différence sont des principes constitutifs et non des qualités de l’Être. Ce n’est qu’en descendant de l’Être premier aux choses sensibles qu’on rencontre la qualité et la quantité; elles sont alors des genres, mais non des genres premiers.

(XVI) La Relation, le Lieu, le Temps, la Situation, la Possession, la Passion et l’Action ne sont pas des genres premiers : car ces catégories indiquent des choses relatives et contingentes.

(XVII) Le Bien n’est pas un genre premier. Si, par ce mot, on entend le Bien même, ce principe est supérieur à l’essence, par conséquent aux genres de l’Être. Si l’on entend la Bonté, c’est une qualité. Les choses la possèdent à divers degrés parce qu’elles procèdent toutes de l’Un. Ainsi, le bien de l’Être premier consiste dans l’acte par lequel il aspire naturellement à l’Un, acte qui est sa vie et son mouvement.

(XVIII) La Beauté, la Science, l’Intelligence, la Vertu, se ramènent aux cinq genres premiers que nous avons déjà reconnus.

(XIX) Il ne reste qu’à déterminer le rapport de chacun des cinq genres premiers aux espèces qu’ils contiennent. Pour y parvenir, il faut étudier l’intelligence, parce qu’elle comprend tous les êtres.

(XX) Considérée en elle-même et dans son essence, l’Intelligence universelle est en acte toutes les intelligences ensemble, et en puissance chacune d’elles prise séparément. Au contraire, celles-ci sont en acte des intelligences XXXII particulières, et en puissance l’intelligence universelle. On voit par là que le genre, en tant que genre, est en puissance toutes les espèces qu’il contient, tandis que les espèces en tant qu’elles existent dans le genre qui les contient, sont ce genre en puissance.

(XXI) Si l’on examine comment l’Intelligence, tout en restant une, produit les choses particulières, on voit comment des genres premiers proviennent les genres inférieurs.

1° En se contemplant, l’Intelligence voit en elle toutes les choses qu’elle contient : elle a ainsi le Nombre, parce qu’elle est une et plusieurs. 2° Elle est plusieurs sous ce rapport qu’elle possède des puissances nombreuses, inaltérables, infinies : or l”infinité, c’est la Grandeur. 3° A l’aspect de cette grandeur, de la beauté de l’essence, on voit s’épanouir la Qualité. 4° L’union de la Qualité et de la Quantité nous découvre la Figure. 5° La division que la Différence introduit dans la Quantité et la Qualité engendre les différences des figures et les autres qualités. 6° L’Identité introduit l’égalité, et la Différence l’inégalité dans le nombre et dans la grandeur : d’où les nombres pairs et impairs, les cercles et les figures composées d’éléments inégaux. — Ainsi, par sa vie intellectuelle, l’Intelligence contient en elle-même et embrasse d’un seul regard toutes les essences, que découvre successivement et imparfaitement la raison discursive. Puisque l’Intelligence est l’unité où existent conciliées ensemble dans une synthèse universelle toutes les essences éternelles, toutes les choses vivantes et animées, elle est en elle-même un Animal parfait; et, pour l’être qu’elle engendre, elle est l’intelligible quand elle se découvre à lui.

(XXII) Cette doctrine est conforme à ce que Platon enseigne sur ce sujet dans le Timée et dans le Philèbe.