(§ I) Les définitions qu’ont données du bonheur les Péripatéticiens, les Stoïciens, les Cyrénaiques et les Épicuriens ne sauraient satisfaire la raison : car, si le bien-vivre consiste soit dans l’accomplissement de sa fin propre, soit dans une vie conforme à la nature, soit dans le bien-être, soit dans l’ataraxie (l’imperturbabilité), on est obligé d’admettre que les animaux, que les plantes mêmes peuvent bien vivre.
(II) Quand on distingue le bonheur de la vie en général, qu’on le regarde comme supérieur à la vie végétative et même à la vie sensitive, qu’on le place dans la vie raisonnable (comme le fait Aristote), il reste encore à dire pourquoi on accorde la prééminence à la vie raisonnable, à expliquer si on estime la raison pour elle-même ou seulement pour les objets qu’elle peut nous procurer afin de satisfaire les premiers besoins de la nature : car ce n’est pas dans la contemplation des objets sensibles que consistent l’essence et la perfection de la raison.
(III-IV) Le bonheur appartient à l’être vivant ; mais il n’appartient pas à tous les êtres vivants. Le bonheur consiste dans la vie parfaite, véritable et réelle, qui est la vie intellectuelle. Tout homme possède cette vie, soit en puissance, soit en acte. Dès qu’il la possède en acte, il est heureux: car il a son bien en lui-même ; il n’a plus rien à désirer ; aucune affliction ne peut atteindre la partie intérieure de son être, et la possession des objets propres à satisfaire les besoins du corps n’intéresse point l’homme véritable.
(V-VI) Il n’est point nécessaire (comme le croit Aristote) d’ajouter à la vie parfaite les biens extérieurs, la santé, la richesse, etc. Le bonheur consiste dans la possession du véritable bien, abstraction faite de ses accessoires. Les objets propres à satisfaire nos besoins, la santé, la richesse, etc., sont des choses nécessaires plutôt que des biens, et ils ne doivent pas être comptés au nombre des éléments de notre fin.
(VII-X) S’il arrive à l’homme vertueux quelque accident contre sa volonté, comme la perte d’un fils, la ruine de sa patrie, etc., son bonheur n’en est pas altéré. Un pareil homme ne se laisse pas affliger par les douleurs des autres, ni effrayer par la crainte de ce qui peut arriver. Quant à ses propres souffrances, il les supporte avec une âme inébranlable et impassible, ou bien il s’y soustrait par la mort. Dans quelque état qu’il se trouve, il est heureux tant qu’il continue d’être vertueux. La perte même de la raison n’anéantit pas le bonheur, si elle n’empêche pas de posséder la sagesse en acte, d’exercer l’activité du principe intellectuel. Cette activité peut s’exercer sans être sentie : la conscience implique la réflexion; mais la réflexion est si peu nécessaire à la pensée qu’elle semble au contraire en affaiblir l’énergie.
(XI-XIII) La volonté de l’homme vertueux a pour seul but la conversion de l’âme vers elle-même, abstraction faite des objets extérieurs. Son plaisir consiste dans une douce sérénité. Ses actions peuvent varier avec les vicissitudes de la fortune, mais ne sauraient être entravées par elle, parce que rien ne peut enlever à l’intelligence la contemplation du Bien.
(XIV-XV) Le bonheur est le privilège de l’âme raisonnable. Il est donc indépendant de toutes les choses qui n’agissent que sur le corps ou sur l’âme irraisonnable, qui ne se rapportent ni à la sagesse, ni à la vertu, ni à la contemplation du Bien. Le sage doit être impassible, sans cependant rester étranger à l’amitié.
(XVI) Le bonheur n’est donc point placé dans la vie du vulgaire. Pour devenir sage et heureux, il faut, comme le dit Platon, quitter la terre pour s’élever au Bien et tâcher de lui devenir semblable.