LA FIN DE LA NOUVELLE ACADÉMIE
La crise qui atteint toutes les écoles dans la première moitié du premier siècle touche aussi l’Académie : les deux scholarques qui succèdent à Clitomaque, Philon de Larisse (110 85) et Antiochus d’Ascalon (85 69), ne s’entendirent ni avec leurs prédécesseurs ni entre eux sur la signification à donner à la doctrine académicienne. Nous pouvons nous faire une idée de ce débat par les Académiques de Cicéron. Cicéron, qui connut Philon à Rome entre 88 et 85, qui fut élève d’Antiochus à Athènes en 79, écrivit en 46 un premier traité, les Premiers Académiques, dont le premier livre, perdu, le Catulus, contenait l’exposé de la théorie de Carnéade, et le second, conservé, le Lucullus, contient précisément l’exposé de la doctrine d’Antiochus par Lucullus, suivi de la réfutation qu’en donne Cicéron ; en se conformant à Philon de Larisse. L’année suivante il écrivit une seconde rédaction du même traité, en quatre livres, les Seconds Académiques ; le premier livre, seul conservé, contient un exposé de la doctrine d’Antiochus, mis dans la bouche de Varron.
Pour bien faire comprendre le sujet du débat, nous devancerons le temps et exposerons d’abord le contenu de ce premier livre des Seconds Académiques. Varron Antiochus y expose une thèse historique des plus étranges ; les véritables continuateurs de Platon et des Académiciens, ce ne sont point Arcésilas et Carnéade, ce sont les Stoïciens ; et c’est en reprenant le stoïcisme bien compris et purgé de ses inconséquences que l’on renouera la tradition académique. Zénon de Cittium, qui l’a reçue par Polémon, n’a fait que changer quelques noms ; en appelant préférables la richesse et la santé que Platon appelait des biens, il n’a rien changé aux règles de la conduite ; tout en rejetant l’incorporéité de l’âme, il a gardé l’essentiel de la physique platonicienne qui est la dualité d’un agent et d’un patient ; enfin, il admet comme Platon la certitude, tout en la plaçant dans les sens. Antiochus est ici le fondateur d’un dogmatisme syncrétiste qui efface toutes les nuances ; il collabore, à sa manière, à ce rapprochement du platonisme et du stoïcisme que l’on constate chez Panétius et Posidonius.
Or Cicéron raconte que, en 87 avant J. C., Lucullus, étant proquesteur à Alexandrie, avait parmi ses familiers Antiochus et son ami Héraclite de Tyr ; l’on avait apporté à Alexandrie deux livres de Philon ; Antiochus, les ayant lus, s’irrita et demanda à Héraclite s’il avait jamais ouï Philon ou un Académicien quelconque dire de telles choses ; c’est à ce moment qu’il écrivit contre son maître un livre intitulé le Sosus.
Ce qui cause l’irritation d’Antiochus ne peut être dû, semble-t il, qu’à la manière singulière qu’il a lui-même d’écrire l’histoire ; dans sa réponse à Lucullus et Varron, Cicéron, qui représente Philon, leur oppose une autre vérité historique, celle de la tradition sceptique, qui commence avec les physiciens Anaxagore et Empédocle, continue avec Socrate qu’Antiochus voudrait séparer de Platon, avec Platon lui-même et les Cyrénaïques . Quant à Philon, le néo platonicien Numénius raconte qu’il a changé d’avis et que, après avoir cultivé et exagéré les dogmes de Clitomaque, il devint lui-même dogmatique, « retourné par l’évidence qu’il trouvait dans les impressions passives et leur accord entre elles ». Philon était-il donc sur la pente qui menait au dogmatisme d’Antiochus ? Dans la même phrase, d’après Sextus , Philon dit que les choses sont incompréhensibles et qu’elles sont compréhensibles ; Cicéron le représente à la fois ruinant la définition zénonienne de la représentation compréhensive et refusant pourtant d’admettre que rien ne puisse être compris . Enfin, on le voit admettre à la fois des choses évidentes (perspicua) qui sont empreintes dans l’esprit, tout en n’accordant pas que ces choses soient perçues. Antiochus, qui le connaissait bien pour avoir été son élève pendant beaucoup plus de temps que personne autre, a t il tort de le taxer de contradiction ? La contradiction n’est peut être qu’apparente ; Philon a pu admettre des évidences irrésistibles, sans admettre le critère stoïcien ; et le texte de Sextus ne veut pas dire autre chose : si l’on veut user du critère stoïcien (c’est à dire une représentation non seulement correspondante à l’objet mais capable d’être distinguée de tout autre qui ne l’est pas), rien n’est compréhensible ; en se laissant aller à la spontanéité de la nature, il y a des choses compréhensibles ; ce sont les perspicua dont parle Cicéron. Philon est donc de ces philosophes dont le sceptique Énésidème dit qu’ils dogmatisent sur beaucoup de choses, mais ne veulent pas faire reposer leurs affirmations sur la représentation compréhensive. De fait Stobée nous a conservé sous son nom l’esquisse d’un véritable enseignement moral, dont le dessin n’est pas très différent de celui de l’enseignement stoïcien.
Telle est l’issue de la pensée académique qui tend à se durcir en dogmes.