ENNÉADE V, 8 (31) – De la beauté intelligible
1. Puisque, selon nous, celui qui est arrivé a la contemplation de l’intelligible et qui comprend la beauté de l’intelligence véritable est capable aussi de faire entrer dans sa pensée l’idée du père de l’intelligence, de celui qui est au delà d’elle, essayons de bien voir et de formuler pour nous, autant que pareille chose peut se formuler, comment on peut contempler l’intelligence et le monde intelligible. Prenons, si l’on veut, deux masses de pierre placées l’une à côté de l’autre ; l’une est brute et n’a pas été travaillée; l’autre a subi l’empreinte de l’artiste, et s’est changée en une statue de dieu ou d’homme, d’un dieu comme une Grâce ou une Muse, d’un homme qui est non pas le premier venu mais celui que l’art a créé en combinant tout ce qu’il a trouvé de beau ; il est clair que la pierre, en qui l’art a fait entrer la beauté d’une forme, est belle non parce qu’elle est pierre (car l’autre serait également belle), mais grâce à la forme que l’art y a introduite. Cette forme, la matière ne l’avait point, mais elle était dans la pensée de l’artiste, avant d’arriver dans la pierre ; et elle était dans l’artiste non parce qu’il a des yeux ou des mains, mais parce qu’il participe à l’art. Donc cette beauté était dans l’art, et de beaucoup supérieure ; car la beauté qui est passée dans la pierre n’est pas celle qui est dans l’art ; celle-ci reste immobile, et d’elle en vient une autre, inférieure à elle; et cette beauté inférieure n’est pas même restée intacte et telle qu’elle aspirait à être, sinon dans la mesure où la pierre a cédé à l’art. Si l’art rend son produit pareil à ce qu’il est et à ce qu’il possède (il le rend beau en le conformant à l’idée de ce qu’il veut créer), il est lui-méme d’une beauté bien supérieure et bien plus réelle ; il possède la beauté de l’art, beauté bien plus grande que toute celle qui est dans l’objet extérieur. Car plus elle va vers la matière en s’étendantdans l’espace, plus elle s’affaiblit,plus elle est au-dessous de celle qui reste dans l’unité : tout ce qui s’éparpille, s’écarte de soi-même, qu’il s’agisse de la vigueur physique, de la chaleur, de la force en général et aussi de la beauté; et le premier agent, pris en lui-même, doit toujours être supérieur au produit: ce n’est pas l’absence de musique, c’est la musique qui fait le musicien ; et la musique dans les choses sensibles est créée par une musique qui leur est antérieure. Mépriset-on les arts parce qu’ils ne créent que des images de la nature, disons d’abord que les choses naturelles, elles aussi, sont des images de choses différentes ; et sachons bien ensuite que les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel ; ajoutons qu’ils font bien des choses d’eux-mêmes : ils suppléent aux défauts des choses, parce qu’ils possèdent la beauté : Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards.
2. Mais laissons là les arts. Considérons des choses, dont, nous dit-on, leurs acuvres sont les images, les choses qui naissent naturellement et que l’on appelle des beautés naturelles, animaux raisonnables ou sans raison, tous en général et surtout ceux d’entre eux qui sont bien réussis, parce que celui qui les a façonnés et créés a dominé la matière et y a produit la forme qu’il voulait. Qu’est-ce donc que leur beauté ? Ce n’est certes pas leur sang ni leurs menstrues ; mais ce n’est pas non plus leur couleur, qui est différente pour chacun, ni leur forme extérieure ; ou bien cette beauté n’est rien, ou bien elle est une chose sans figure. Elle est une chose simple, qui enveloppe en quelque sorte l’objet comme sa matière. D’où vient l’éclat de la beauté de cette Hélène si disputée, ou de ces femmes comparables à Aphrodité ? D’où vient la beauté d’Aphrodité elle-même, ou bien de tous ceux qui sont parfaitement beaux dans la race humaine, ou bien des dieux qui se montrent à nos regards, ou qui, sans être venus jusqu’à nous, possèdent une beauté visible ? N’est-ce pas dans tous les cas une forme, venue du générateur à l’engendré, comme dans les arts, disions-nous, elle vient des arts à leurs produits ? Quoi ! les produits et la raison inhérente à la matière seraient beaux, mais la raison qui n’est plus dans la matière mais dans le producteur ne serait pas belle, elle qui est première, qui est immatérielle, qui se réduit à une unité indivisible I Pourtant, si c’était la masse matérielle qui était belle en tant que masse, il faudrait que la raison productrice ne fût pas belle, puisqu’elle n’est pas une masse. Mais si une même forme nous touche autant, qu’elle soit en un être de petite masse ou de grande taille, si elle a la force de créer des dispositions dans l’âme du spectateur, ce n’est pas à l’étendue de la masse qu’il faut attribuer la beauté. La preuve, c’est que nous ne percevons pas la beauté tant qu’elle nous reste extérieure; mais elle nous émeut, dès qu’elle nous devient intérieure ; or, à travers les yeux, seule passe la forme ; comment la masse passerait-elle par un si petit espace ? Mais la forme entraîne avec elle la grandeur, non pas la grandeur qui s’étend dans la masse, mais celle qui vient, en l’objet, de la forme. De plus le producteur de la beauté doit être ou laid, ou indifférent, ou beau. Laid, il n’aurait pu produire son contraire ; indifférent, pourquoi aurait-il produit le beau plutôt que le laid ? D’ailleurs la nature qui produit des choses si belles est belle bien avant elles; mais nous, qui ne sommes pas habitués à voir l’intérieur des choses, qui ne le connaissons pas, nous recherchons l’extérieur, et nous ignorons que c’est l’intérieur qui nous émeut; comme un homme qui, les yeux tournés vers sa propre image, chercherait à l’atteindre sans savoir d’où elle venait. Une autre preuve que c’est bien autre chose qu’on recherche. et que la beauté n’est pas dans la grandeur, c’est « la beauté qui est dans les sciences, celle qui est dans les occupations », en général, celle qui est dans les âmes ; oui, il n’y a pas de beauté plus réelle que la sagesse que l’on voit en quelqu’un, on l’aime sans égard à son visage, qui peut être laid ; on laisse là toute son apparence extérieure, et l’on recherche sa beauté intérieure. Si elle ne vous fait pas dire qu’il est beau, vous serez incapable, en regardant en vous, de vous apercevoir vous-niênre comme beau; et dans ces conditions, il serait vain de chercher cette beauté ; car c’est dans la laideur et dans l’impureté que vous la chercheriez. Aussi nos discours sur ce sujet ni, s’adressent pas à tous les hommes : si vous vous êtes aperçu vous-même comme beau, rappelez-vous.
3. Il y a donc dans la nature une raison, qui est le modèle de la beauté qui est dans les corps ; mais il y a dans l’âme une raison plus belle encore, d’où vient celle (lui est dans la nature. Elle se montre le plus distinctement dans l’âme sage où elle progresse en beauté ; elle orne l’âme, elle l’illumine, venue elle-même d’une lumière supérieure, qui est la beauté première ; étant dans l’âme, elle lui fait comprendre cc qu’est la raison qui est avant elle-même, celle (lui ne vient plus dans les choses, celle qui n’est pas en autre chose mais en elle-même. Ce n’est pas, ir vrai dire, une raison, c’est le créateur de la raison première, de la beauté qui est dans l’âme comme en une matière ; c’est l’Intelligence, l’lntelli,gcnce éternelle, non point l’intelligence qui ne pense (lue quelquefois : c’est qu’elle n’a pas à acquérir la pensée. Quelle image pourrait-on s’en faire, puisque toute image semble tirée d’une chose inférieure ? Mais il faut que son image soit tirée d’elle-mèmc, et qu’on ne la saisisse point par image : ainsi l’on prend un morceau comme échantillon de l’or en général, et si celui que l’on a pris a des impuretés, on le nettoie, montrant ainsi par le fait ou disant formellement que l’or, ce n’est pas tout ce morceau, et que ce morceau, c’est seulement un corps qui a du volume. De même ici partons de l’intelligence qui est en nous, après l’avoir purifiée, ou, si l’on veut, partons des dieux et de l’intelligence telle qu’elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense : mais qui fait donc qu’ils sont ainsi ? C’est l’intelligence, et c’est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible : ce n’est pas la beauté de leur corps (car, lorsqu’ils ont des corps, ce n’est pas par eux qu’ils ont la divinité), c’est par l’intelligence qu’ils sont des dieux. Certes, les dieux sont beaux; c’est qu’ils ne sont pas tantôt sages tantôt privés de sagesse ; toujours ils sont sages, dans l’impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence ; ils savent tout ; ils connaissent non pas les choses humaines, mais « tout ce qui les concerne n, et tout ce que contemple une intelligence. Les dieux qui sont au ciel, tout à loisir, contemplent éternellement et comme de loin les choses qui sont dans le ciel intelligible, parce qu’ils dépassent, de la tête, la voûte célesi.e : mais ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car, là-bas, tout est ciel ; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes ; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu’aucune des choses qui sont là-bas; c’estqu’elles sont là-bas; et c’est la contrée et la région intelligible tout entière qu’ils parcourent, dans un repos éternel.