Tratado 35 (II, 8) – Pourquoi les objets vus de loin paraissent-ils petits ? (Bréhier)

ENNÉADE II, 8 (35) – Pourquoi les objets vus de loin paraissent-ils petits ?

1. D’où vient que les objets éloignés paraissent plus petits et que, à une grande distance, ils paraissent être à un intervalle peu considérable, tandis que les objets voisins sont vus avec leur vraie grandeur et à leur vraie distance ? Les objets paraissent-ils plus petits parce que la lumière tend à se rassembler vers l’oeil et à s’ajuster à la grandeur de la pupille ?

Est-ce que, plus la matière de l’objet visible est éloignée, plus la forme arrive à l’ceil, isolée de la matière ? Et la grandeur, comme la qualité, est sans doute une forme ; mais la forme de la qualité arriverait seule jusqu’à l’oeil.

Ou bien y a-t-il une grandeur qui parcourt l’espace, et que nous percevons telle qu’elle est réellement à chacun des points où elle est ? Il faudrait alors que l’objet lui-même fût près de l’œil pour être connu avec sa vraie grandeur.

Est-ce parce que la grandeur est visible par accident, et parce que la couleur est le premier visible ? Alors un objet voisin est perçu comme une étendue colorée ; de loin, on perçoit bien qu’il est coloré ; mais ses parties, en se distinguant, ne permettent pas une appréciation exacte de la grandeur, parce que leurs couleurs n’arrivent qu’effacées…

(Est-il d’ailleurs étonnant que les grandeurs soient comme les sons, qui diminuent à mesure que leur forme s’efface, en se propageant ? L’ouïe, elle aussi, cherche sa forme propre, et ne perçoit la grandeur que par accident. – Mais est-il bien vrai qu’elle la perçoit par accident ? Comment perçoit-elle primitivement la grandeur du son ? Est-ce comme il semble qu’on touche une grandeur visible ? – Il est une grandeur qui ne consiste pas en une quantité étendue, mais dans les degrés de plus et de moins, et que l’ouïe ne perçoit pas par accident ; c’est l’intensité du son, comparable à l’intensité du doux que le goût ne perçoit pas non plus par accident. Quant à la grandeur proprement dite, c’est l’étendue de l’objet sonore ; or, elle la perçoit par accident, en prenant comme signe l’intensité du son. Mais cette perception n’est pas exacte ; car s’il est une intensité qui est la même pour chaque objet, il en est une autre qui va se multipliant et s’étendant dans tout le lieu occupé par l’objet sonore.)

… – Alors les couleurs ne se rapetissent pas, elles s’effacent, tandis que les grandeurs se rapetissent. – Mais il y a dans les couleurs et les formes un caractère commun, c’est l’amoindrissement qui, pour les couleurs, est effacement, et, pour les grandeurs, diminution ; et la grandeur diminue en proportion de l’effacement de la couleur. C’est ce qui devient plus clair dans un panorama varié ; voyez une colline qui porte des maisons, des jardins, d’autres choses encore ; si chacun de ces objets est vu distinctement, l’on peut mesurer l’étendue de l’ensemble ; mais quand chaque objet ne présente pas un aspect distinct, on devient incapable de mesurer détail par détail et de connaître ainsi la grandeur totale de la colline. Et même, des objets voisins de nous et fort variés, sur qui l’on jette un coup d’œil d’ensemble, sans regarder tous leurs détails, paraissent d’autant plus petits que chacun d’eux s’est dérobé plus vite à nos regards ; lorsqu’on en voit le détail, on les mesure exactement, et l’on connaît leur grandeur totale. Si l’on regarde des objets de même aspect et de teinte uniforme, l’on se trompe en estimant leur grandeur, parce que la vue ne peut les mesurer partie par partie ; elle glisse sur eux, sans trouver aucune différence d’aspect qui lui permette de s’arrêter à chacun d’eux. C’est pourquoi un objet éloigné peut nous paraître voisin ; l’étendue qui est entre nous et cet objet se contracte. Et c’est pourquoi nous percevons exactement la grandeur des objets voisins. Mais dès que l’oeil ne peut saisir le détail des qualités d’un objet éloigné, il ne peut pas dire davantage quelle est sa grandeur.

2. La diminution des objets vient-elle de la diminution des angles sous lesquels on les voit ? Non, nous l’avons dit ailleurs. Ajoutons encore ici que, tout en attribuant la diminution de l’objet à celle de l’angle visuel, l’on admet que le reste de l’oeil perçoit des objets qui ne tombent pas sous cet angle, au moins des objets tels que l’atmosphère. Mais supposons un très grand objet, une montagne, qui occupe l’ceil entier ; elle est égale au champ visuel, et ne permet de rien voir en dehors d’elle, parce que la dimension de l’oeil lui correspond, ou même que l’objet dépasse des deux côtés ce que le regard peut embrasser ; qu’aurait-on à dire en ce cas, puisque l’objet apparaît bien plus petit qu’il n’est et pourtant occupe tout le champ de la vision ? On comprendra, sans contestation possible, ce que je veux dire, en regardant le ciel. On ne peut voir d’un seul regard un hémisphère tout entier ; la vue ne saurait s’étendre en un si grand espace ; pourtant, admettons-le, si l’on veut, la vue embrasse donc l’hémisphère entier ; la grandeur de cet hémisphère, dans la voûte céleste, est égale à un grand nombre de fois sa grandeur apparente ; comment donc expliquer par une diminution de l’angle visuel que la grandeur apparente soit considérablement inférieure à la grandeur réelle ?

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