Bréhier: Tratado 37 (II, 7) – Du mélange total

ENNÉADE II, 7 [37] – Du mélange total

1. Examinons ce qu’on appelle le « mélange total » des corps. Est-il possible, si l’on mélange un liquide à un autre, que chacun d’eux pénètre tout entier à travers l’autre, ou bien le premier à travers le second ? Il n’y a d’ailleurs aucune différence entre ces deux hypothèses.

Laissons de côté ceux qui attribuent le mélange à la juxtaposition de particules ; ce serait alors moins un mélange qu’une simple réunion, puisque, dans un mélange, tout doit être homogène, et chaque partie, si petite qu’elle soit, doit être faite des éléments du mélange.

Certains admettent que les qualités seules se mélangent ; selon eux la matière de chacun des deux corps est juxtaposée à celle de l’autre ; mais les qualités qui viennent de chacun des deux s’introduisent dans l’autre. Ils peuvent sembler avoir raison dans leur critique du mélange total ; il en résulterait, disent-ils, que les grandeurs des masses se subdiviseraient en fragments, s’il ne restait, dans le mixte, aucun intervalle rempli par un seul des deux corps, et si la division se poursuivait continuellement jusqu’à ce que chacun des deux traversât l’autre tout entier. De plus, les corps mélangés occupent parfois un volume plus grand que l’un des deux pris séparément, et un volume aussi grand que s’ils étaient simplement juxtaposés ; pourtant s’il y avait une pénétration totale, il faudrait que le volume du corps où l’autre a été projeté restât le même. Quant au cas où le volume du mixte n’est pas plus grand que celui d’un des deux corps, la raison en est que ce corps contenait de l’air qui en est sorti, et à la place duquel l’autre corps a pénétré. Comment, d’ailleurs, un petit corps pourrait-il s’étendre en un grand pour le contenir tout entier ? Et ils donnent encore bien d’autres raisons.

Les partisans du mélange total pourraient répondre que les corps se divisent bien, mais sans se dissoudre en fragments, même dans le cas du mélange total ; la sueur, diront-ils, coule sans qu’il y ait des fentes ou des trous sur le corps. Dira-t-on que la nature a fait le corps de telle manière que la sueur puisse le traverser ? Mais on fabrique des lames minces et continues que l’on voit un liquide imprégner complètement et traverser d’une face à l’autre. Comment est-ce possible, dira-t-on, si ces lames sont des corps ? Il n’est certes pas facile de comprendre comment un corps en traverse un autre sans le diviser ; mais, s’ils se divisaient, il est clair qu’ils se détruiraient complètement l’un l’autre. De plus, lorsque leurs adversaires parlent des cas où il n’y a pas augmentation de volume dans le mélange, ils en donnent comme raison la sortie de l’air renfermé dans l’un des corps : mais, dans le cas où le volume augmente, qui empêche, malgré la difficulté de cette explication, de dire que cette augmentation est due à ce que chacun des deux corps apporte au mixte sa grandeur propre avec ses autres qualités ? Car la grandeur ne s’évanouit pas plus que les autres qualités ; et de même que le mixte a une qualité nouvelle formée du mélange des qualités des deux corps, il aurait une grandeur nouvelle produite par le mélange des grandeurs des deux corps. Mais alors, pourraient répondre les partisans de la première thèse, puisque la matière d’un corps se juxtapose à la matière de l’autre, et sa masse, à laquelle est liée la grandeur, à la masse de l’autre, c’est notre thèse même que vous soutenez ; mais, si la matière de l’un, avec la grandeur qui est primitivement en elle, pénétrait entièrement celle de l’autre, le phénomène ne serait pas comparable à la juxtaposition de deux lignes placées bout à bout et se touchant par leurs points extrêmes (cas où il y aurait accroissement de grandeur), mais à la coïncidence de deux lignes ; et alors il n’y aurait pas accroissement.

Restent les cas où le plus petit des corps, si petit qu’il soit, pénètre le plus grand, si grand qu’il soit, et où le mélange est apparent. Quand le mélange n’est pas apparent, l’on peut répondre que le petit corps ne s’étend pas de toutes parts dans le grand corps ; mais quand le mélange est apparent, c’est impossible ; on peut leur dire alors : vous parlez d’une extension de la masse du petit corps ; mais il est tout à fait invraisemblable qu’une masse si petite s’étende à tel point ; ce serait admettre que, sans changer de nature, les dimensions de cette masse augmentent autant que lorsque, d’eau, elle devient air.

2. [Mais voilà une question qu’il faut traiter pour elle-même ; qu’arrive-t-il lorsque la masse d’eau est devenue de l’air ? Comment s’agrandit-elle ?] Restons-en maintenant aux arguments indiqués, parmi bien d’autres, en faveur de chacune des deux thèses ; et examinons par nous-mêmes ce qu’il faut dire à ce sujet, quelle est l’opinion conforme aux arguments indiqués, et s’il ne s’en présentera pas une autre, différente des deux premières.

Lorsque de l’eau coule à travers de la laine, ou filtre goutte à goutte à travers un papier, pourquoi le corps liquide tout entier ne traverse-t-il pas la feuille ? Et lorsque l’eau ne coule plus, comment admettre que la matière de l’eau ne fasse que toucher à celle du papier et la masse de l’une à celle de l’autre, et que leurs qualités seules se mélangent ? Car la matière de l’eau n’est pas seulement juxtaposée de l’extérieur à celle du papier, et elle n’est pas davantage dans les intervalles du papier ; car la feuille est tout entière humide, et, en aucun point, sa matière n’est exempte de cette qualité ; et, puisque cette qualité est partout accompagnée de sa matière, il n’y a pas de point du papier où il n’y ait de l’eau. – Non pas de l’eau, dit-on, mais la qualité de l’eau. – Mais alors où est l’eau, et pour quoi la masse du papier n’est-elle pas restée la même ? – C’est l’eau qui, en s’ajoutant, a augmenté le papier ; il s’est accru des dimensions de l’eau qui s’y est introduite. S’il s’est accru, c’est qu’un volume d’eau s’est ajouté au sien ; s’il s’y est ajouté, c’est qu’il n’y a pas été absorbé. La matière de l’eau et celle du papier sont donc en des endroits différents. – Mais de même qu’un corps donne une qualité à un autre ou reçoit une qualité d’un autre, qui empêche que ce corps donne ou reçoive une grandeur ? [ – Le cas est différent ; car] si une qualité se joint à une autre, elle n’est plus ce qu’elle était ; jointe à l’autre, elle perd sa pureté, elle n’est plus elle-même, et elle s’affaiblit ; mais une grandeur, jointe à une autre grandeur, ne disparaît pas.

D’autre part, objecte-t-on, pourquoi dit-on qu’un corps, en pénétrant un autre corps, le fragmente, puisque nous admettons nous-mêmes que les qualités traversent un corps sans le diviser ? – Mais c’est que les qualités sont incorporelles. – La matière, elle aussi, est incorporelle ; puisqu’elle est aussi incorporelle que les qualités, si ces qualités sont en assez petit nombre, pourquoi ne traversent-elles pas aussi bien le corps avec leur matière ? Si elles ne traversent pas les corps solides, disentils, c’est que ces corps ont des qualités propres à empêcher les autres de passer au travers ou des qualités trop nombreuses. Ce n’est donc pas parce qu’il leur est impossible de traverser le corps avec leur matière. Si la contexture serrée des corps solides vient du grand nombre de leurs qualités, ce nombre est la cause de cet empêchement ; si cette contexture est une qualité qui leur est propre (celle qu’on appelle la corporéité), c’est leur qualité propre qui en est la cause. Ce ne sont donc pas les qualités comme telles qui admettent le mélange entre elles, mais des qualités d’une certaine nature ; et ce n’est pas la matière comme telle qui se refuse au mélange, mais la matière douée d’une certaine qualité. Cela est d’autant plus vrai que la matière n’a pas de grandeur propre, bien qu’elle ne soit jamais dépouillée de grandeur. En voilà assez sur ces questions.

3. Puisque nous avons fait mention de la corporéité, demandons-nous si elle est un composé résultant de toutes les propriétés d’un corps, ou bien si elle est une forme ou une raison qui produit le corps en venant dans la matière. Si le corps est fait de toutes les qualités plus la matière, la corporéité est bien une forme. Et si elle est une raison qui produit le corps en s’ajoutant au reste, il est évident que cette raison a, incluses en elle, toutes les qualités. Cette raison, si elle ne se réduit pas à une formule qui définit la quiddité d’un objet, mais si elle est raison productrice de l’objet, ne doit pas comprendre en elle la matière ; elle est une raison qui est dans la matière et qui produit le corps en venant en elle. Le corps, c’est la matière plus la raison qui est en elle ; mais cette raison est en elle-même une forme sans matière que l’on peut considérer isolément, même si elle n’est jamais en fait séparée de la matière. Il y a d’ailleurs, dans l’intelligence, une autre raison qui en est séparée ; elle est dans l’intelligence parce qu’elle est elle-même intelligence. Mais c’est là une question à traiter ailleurs.