ENNÉADE I, 4 [46] – Du bonheur
5. Mais les souffrances ? Les maladies ? Et tous les autres obstacles qui empêchent d’agir ? Et la perte de conscience qui peut être l’effet des philtres et de certaines maladies ? Comment le sage atteint de tous ces maux, pourra-t-il bien vivre et être heureux, sans parler encore de la pauvreté et de l’obscurité ? Voilà bien des objections, dès que l’on envisage ces maux, et, en particulier, les fameuses infortunes de Priam. — Le sage, dit-on, les supporte et les supporte facilement ? — Oui, mais il ne les a pas voulus ; or tout doit être voulu dans la vie heureuse ; il est faux que notre sage soit une âme et que son corps ne compte pas dans son être. — Oui, pourrait-on dire, l’homme est tout disposé à prendre le corps pour une partie de lui-même, mais seulement tant que les impressions du corps montent jusqu’à lui, et, inversement, tant qu’il recherche les objets ou les fuit dans l’intérêt du corps. — Mais si le plaisir est un élément du bonheur, comment un être, qui souffre d’infortunes et de chagrins, pourrait-il être heureux, si sage qu’il soit ? Sans doute, pour les dieux, l’état dont on parle est un bonheur qui se suffit à lui-même ; mais chez l’homme, à la raison s’ajoute une partie inférieure ; et c’est dans tout l’homme que doit résider le bonheur et non pas seulement dans sa partie supérieure ; car, le mal d’une partie arrête nécessairement l’autre dans son activité propre, parce que la première ne fonctionne pas bien. Ou bien alors, il faut rompre tout lien avec le corps et la sensation du corps et chercher ainsi à se suffire à soi-même pour être heureux.
6. — [Je réponds aux Péripatéticiens] : Si l’on avait raison d’admettre que le bonheur consistât à ne pas souffrir, à ne pas être malade, à éviter la malchance et les grandes infortunes, personne ne serait heureux, avec un sort contraire. Mais, si le bonheur est placé dans la possession du vrai bien, pourquoi l’oublier ? Pourquoi, sans le prendre en considération, juger que l’homme heureux recherche des choses qui ne sont pas des éléments du bonheur ? Un amas de biens véritables et d’objets nécessaires à la vie (et même non nécessaires) que vous appelez des biens, voilà le bien pour vous ; il faut alors chercher à se procurer toutes ces choses. Mais si la fin des biens est une, s’il ne doit pas y avoir plusieurs fins (en ce cas on ne rechercherait plus une fin mais des fins), il faut prendre pour seule fin, la fin dernière, la plus précieuse, celle que l’âme s’efforce d’embrasser en elle seule. L’effort et la volonté de l’âme ne tendent pas à ne pas l’atteindre. Quant à ces objets qui n’existent pas par nature, mais qui passent seulement, la pensée les fuit et les écarte de son domaine ; ou, si elle cherche à les retenir, son vrai désir tend à une réalité supérieure à l’âme et dont la présence la remplit et la calme. Voilà la vie qu’elle veut réellement ; et sa volonté n’est pas de posséder les objets nécessaires à la vie, si le mot volonté est pris en son sens propre et non en un sens abusif. Nous estimons sans doute à leur valeur la possession de ces objets ; en général, nous évitons les maux ; mais notre volonté propre n’est pas de les éviter ; elle est plutôt de n’avoir pas besoin de les éviter. La preuve ? Supposez que nous possédons ces prétendus biens, par exemple la santé et l’absence de souffrances ; qu’ont-ils alors d’attrayant ? On s’inquiète peu de la santé, tant qu’elle est là, ou dé l’absence de souffrances. Voilà donc des avantages qui, tant qu’on les possède, n’ont aucun attrait et n’ajoutent rien au bonheur. Ils s’en vont ? Leurs contraires arrivent avec leur cortège de peines ? Alors on les recherche. N’est-il donc pas raisonnable de dire qu’ils sont des choses nécessaires et non pas des biens ? Il ne faut pas les compter comme des éléments de la fin des biens ; même lorsqu’ils sont absents et que leurs contraires se présentent, il faut conserver cette fin sans la mélanger avec eux.
7. — Alors, pourquoi l’homme heureux veut-il les garder et repousse-t-il leurs contraires ? — Nous dirons qu’ils apportent leur part non pas au bonheur, mais à l’existence ; les incommodités contraires tendent à lui faire perdre l’existence, ou font obstacle au bonheur qui est notre fin ; non qu’elles le suppriment ; mais celui qui possède la chose la meilleure veut la posséder seule et sans rien d’autre ; or les incommodités, si elles ne suppriment pas le bonheur par leur présence, existent pourtant à côté de lui. Mais si l’homme heureux éprouve un désavantage qu’il n’a pas voulu, rien ne lui est enlevé de son bonheur ; sinon, chaque jour, avec tous les changements qu’il éprouve, il déchoirait de son bonheur ! Par exemple, il peut perdre son enfant ou sa fortune ; il peut arriver mille accidents contraires à sa volonté ; mais ces accidents n’ébranlent pas la fin qu’il a atteinte. — Oui, dit-on, les accidents vulgaires, mais non les grands malheurs. — Qu’y-a-t-il d’assez grand dans les choses humaines pour ne pas être dédaigné par celui qui les a surmontées et n’a plus d’attache aux choses d’en bas ? Et s’il estime que l’heureuse fortune, si haute qu’elle soit, n’est pas une grande chose, même celle d’un roi, d’un souverain de cités et de peuples, d’un fondateur de colonies et de cités (cette fortune fût-elle la sienne), pourquoi considérera-t-il comme une grande chose la chute d’un empire et le bouleversement de sa cité ? Et s’il estimait que c’est un grand mal ou même un mal, il aurait une opinion ridicule et ne serait plus un sage. Voilà de grandes choses ! Du bois, de la pierre, et, par Zeus, la mort d’êtres mortels ; et c’est lui, disons-nous, qui devrait avoir cette doctrine que la mort vaut mieux que la vie avec le corps ! S’il sert de victime, regarde-t-il la mort comme un mal pour lui, parce qu’il est mort près des autels ? S’il n’est pas enterré, son corps pourrira aussi bien sur terre que sous terre. S’il est enterré sans luxe et sans épitaphe, si on ne l’a pas jugé digne d’un tombeau élevé, c’est de la petitesse d’esprit d’en souffrir. Est-il emmené comme prisonnier de guerre ? Il a une voie pour s’en aller, s’il ne lui est plus possible d’être heureux. Mais ce sont ses proches qui sont faits prisonniers, par exemple ses brus ou ses filles… (Quoi donc ! dirons-nous ; s’il meurt sans avoir vu choses pareilles, va-t-il croire, en s’en allant, qu’elles étaient impossibles ? Ce serait bien absurde ; il croira plutôt qu’il était possible que les siens tombent en de tels malheurs. Et parce qu’il croit que ces malheurs arriveront, en sera-t-il moins heureux ? Certainement, malgré cette croyance, il est heureux ; il est donc aussi heureux quand ils arrivent. Il réfléchit que la nature de ce monde est telle qu’il faut supporter ces accidents et s’y prêterla.) Bien des prisonniers de guerre sont plus heureux qu’auparavant ; et si leurs maux leur pèsent, il dépend d’eux de quitter la vie ; s’ils restent, ou bien ils ont raison, et leur sort n’a rien de redoutable, ou bien ils n’ont pas raison, ils restent, alors qu’il faut partir, et ils sont cause de leur malheur. Et pour la sottise d’autrui et même de ses proches, le sage ne se rendra pas lui-même malheureux ; il ne liera pas son sort à la bonne chance ou à la malchance des autres.
8. Et ses souffrances personnelles ? — Lorsqu’elles sont violentes, il les supportera tant qu’il pourra ; lorsqu’elles dépassent la mesure, elles l’emporteront. Il n’excitera pas la pitié par ses souffrances ; la flamme qui est en lui brille comme la lumière de la lanterne dans les tourbillons violents des vents et dans la tempête. — Et s’il perd conscience ? Et si la douleur se prolonge sans être pourtant assez forte pour l’anéantir ? — Si elle se prolonge, il décidera ce qu’il doit faire ; car son libre arbitre ne lui est pas enlevé. Il faut savoir que le sage n’envisage pas ces impressions de la même manière que les autres ; elles ne pénètrent pas dans l’intimité de lui-même ; et cela est aussi vrai des autres impressions que des douleurs, de ses propres souffrances ou des souffrances d’autrui ; car ce serait faiblesse d’âme. La preuve ? C’est un avantage, pensonsnous, de ne pas voir ces malheurs ; c’est un avantage, s’ils arrivent, qu’ils n’arrivent qu’après notre mort ; et ainsi nous ne songeons pas à l’intérêt de ceux qui restent, mais au nôtre propre, qui est de ne pas souffrir. Voilà notre faiblesse ; il faut l’extirper et ne pas nous laisser effrayer par les événements. — Mais, dit-on, c’est un penchant naturel de souffrir du malheur de ses proches. — Que l’on sache bien que tout le monde n’est pas ainsi, et que le rôle de la vertu est de conduire les instincts communs à tous à une forme meilleure et plus belle que chez le vulgaire ; et il est beau de ne pas céder aux événements que redoute notre instinct. Il ne faut pas ignorer l’art de la lutte ; il faut prendre ses dispositions comme un habile athlète, dans la lutte contre les coups du sort ; il faut savoir qu’ils sont insupportables pour certaines natures, mais qu’ils sont supportables pour la sienne ; ils ne sont pas terribles, et seuls des enfants les redoutent ! — Le sage les veut-il donc ? — Non pas ; mais la présence de la vertu rend son âme inébranlable et impassible, même dans les événements qu’il n’a pas voulus.
9. Et lorsqu’il perd la raison, sous le flot des maladies ou des artifices de la magie ? — Si [les Stoïciens] admettent que, dans ces conditions, il ne perd pas la sagesse, non plus que dans l’état de sommeil, qu’est-ce qui l’empêche de garder le bonheur ? Car [les Stoïciens] disent qu’il ne perd pas le bonheur pendant son sommeil ; ils ne déduisent pas la durée du sommeil du temps de son bonheur, puisqu’ils disent qu’il est heureux pendant toute la vie. — On dira qu’il est alors heureux mais non pas sage. — Mais l’on ne parle plus alors de la même question ; c’est dans la supposition où il reste sage que nous demandions s’il est heureux tant qu’il reste sage. — Soit, dit-on, il reste sage ; sans le sentiment de sa vertu et sans les actions vertueuses, comment pourrait-il être heureux ?- Si l’on ne sent pas son état de santé, on a pourtant la santé ; si l’on ne sent pas sa beauté, on n’en est pas moins beau ; si l’on n’a pas le sentiment de sa sagesse, en serait-on moins sage ? — Oui, dira-t-on ; car la sagesse implique nécessairement le sentiment et la conscience de soi ; c’est dans la sagesse qui agit que l’on trouve le bonheur. — Si la pensée et la sagesse étaient des qualités acquises, l’argument serait bon ; mais la sagesse est dans la substance d’un être, ou plutôt de l’être ; cet être ne disparaît pas quand le sage est dans l’état de sommeil ou dans un état inconscient quelconque ; l’acte de cet être est lui-même dans le sage et cet acte est une veille sans sommeil ; le sage comme tel agit donc, même dans cet état ; mais cette action lui échappe ; non pas, il est vrai, à lui tout entier, mais à une partie de lui-même. (L’activité végétative aussi existe en nous ; mais elle ne s’étend pas à tout l’homme ; nous ne percevons pas cette activité par la sensation ; si le moi était cette activité, c’est lui qui agirait alors. En réalité, il est non pas cette activité, mais une activité pensante ; donc quand la pensée agit, c’est nous qui agissons.)
10. Cette action lui échappe sans doute, parce qu’elle ne se rapporte pas à un objet sensible ; car ce n’est que par l’intermédiaire de la sensation qu’il peut rapporter son activité à des objets intellectuels. Mais pourquoi l’intelligence et l’âme intellectuelle n’agiraient-elles pas par elles-mêmes, puisqu’elles sont antérieures à la sensation et à l’impression qu’on en a ? Il faut bien alors qu’il y ait un acte antérieur à cette impression, puisque, pour l’intelligence, penser est la même chose qu’exister. L’impression en a lieu, semblet-il, lorsque la pensée se replie sur elle-même et lorsque l’être en action dans la vie de l’âme est en quelque sorte renvoyé en sens inverse ; telle l’image dans un miroir, quand sa surface polie et brillante est immobile ; le miroir est là, une image se produit ; s’il n’y en a pas ou s’il n’est pas immobile, l’objet qui pourrait s’y refléter n’en est pas moins actuel. Il en est de même dans l’âme ; si cette partie de nous-même dans laquelle apparaissent les reflets de la raison et de l’intelligence n’est point agitée, ces reflets y sont visibles ; alors non seulement l’intelligence et la raison connaissent, mais en outre l’on a comme une connaissance sensible de cette action. Mais si ce miroir est en pièces à cause d’un trouble survenu dans l’harmonie du corps, la raison et l’intelligence agissent sans s’y refléter, et il y a alors une pensée sans image (d’ailleurs on ne pourrait concevoir que la pensée est accompagnée de l’image, si la pensée était elle-même une image). On peut trouver, même dans la veille, des activités, des méditations et des actions très belles que la conscience n’accompagne pas au moment même où nous méditons ou agissons : ainsi celui qui lit n’a pas nécessairement conscience qu’il lit, surtout s’il lit avec attention ; celui qui agit avec courage n’a pas conscience qu’il agit courageusement, tant qu’il exécute son acte ; et il y a mille autres faits du même genre. C’est à tel point que la conscience paraît affaiblir les actes qu’elle accompagne ; tout seuls, ces actes ont plus de pureté, de force et de vie ; oui, dans l’état d’inconscience, les êtres parvenus à la sagesse ont une vie plus intense ; cette vie ne se disperse pas dans les sensations et se rassemble en elle-même et au même point.