Brochard: Démythologiser Platon ?

« Parmi les questions préjudicielles que doit nécessairement résoudre quiconque veut pénétrer un peu avant dans la philosophie de Platon se trouve au premier rang celle de la valeur des mythes. Il est certain que Platon a souvent présenté ses doctrines sous forme poétique ou allégorique. Il s’est complu dans la fiction, et il n’est presque pas de dialogue où l’on ne puisse, en cherchant bien, découvrir des mythes plus ou moins développés. Il semble que ce soit surtout sur les questions essentielles, celles de Dieu, de l’âme, de la vie future, que le philosophe ait pris plaisir à présenter sa pensée sous la forme la plus opposée à sa méthode ordinaire qui est la dialectique. Certains dialogues, tels que le Timée, le plus considérable à la fois par l’étendue et l’importance des questions qu’il traite, puisqu’il s’agit de la formation du monde, de l’origine des dieux et des âmes, paraissent mythiques d’un bout à l’autre. Que faut-il penser de cette intervention perpétuelle de l’imagination dans l’exposé des doctrines platoniciennes? Doit-on rejeter impitoyablement et considérer comme étranger à la philosophie de Platon ce qui est présenté sous forme poétique ou paraît entaché de mythologie? Peut-on, au contraire, admettre que les mythes renferment au moins une part de vérité et que, à certains égards, et dans une mesure qui reste à déterminer, ils font partie intégrante de la philosophie platonicienne?

» La première solution, la plus simple et la plus radicale… devait séduire beaucoup de bons esprits… Mais la question est de savoir si tout ce qui est mythique est par là même suspect et doit être rejeté. Il faudrait s’entendre sur la signification exacte du mot « mythe » et je suis porté à croire que certains mythes expriment la pensée la plus intime de Platon, et que malgré leur forme mythique, la plupart des grandes théories qui viennent d’être nommées font partie intégrante du système, au même titre que la théorie des Idées.

» Il est certain que Platon blâme souvent l’interprétation des poètes telle qu’elle était pratiquée par les sophistes et qu’il se montre fort sévère pour certaines fictions poétiques. Mais, d’un autre côté, comment comprendre que lui-même se soit si souvent abandonné à sa fantaisie et qu’il ait introduit tant de fictions et de poésie dans son œuvre. Un philosophe ennemi absolu des mythes ne fait pas tant de mythes. Enfin, en lisant les mythes les plus considérables, notamment ceux du Gorgias, du Phédon, de la République, qui ont trait à la vie future, on a le sentiment très net qu’il ne s’agit pas là pour Platon d’un simple amusement. Il est impossible de n’être pas frappé du ton grave et presque religieux qu’il prend naturellement quand il s’explique sur ces grands sujets1. C’est surtout à propos du Timée que se pose la question de la valeur du mythe chez Platon. S’il ne se rattachait pas étroitement à sa philosophie, comment comprendre que le philosophe ait écrit par amusement un travail de cette étendue. Le badinage serait un peu long. Il est aisé de voir d’ailleurs que dans ce dialogue écrit vraisemblablement dans sa vieillesse, Platon a consigné les résultats de très longues et très nombreuses recherches. Le Timée marque un progrès notable sur tous les traités antérieurs de la « Nature ». C’est une œuvre dans la pensée de l’auteur, non de fantaisie mais de science. C’est bien ainsi que l’entend Aristote qui le discute fort sérieusement; et dans la suite le Timée est resté un des ouvrages qui ont exercé le plus d’influence sur les destinées de l’esprit humain : il a été considéré jusqu’au moyen âge comme le bréviaire de la science physique. Il doit y avoir un lien étroit entre la physique qu’il expose et la théorie des Idées. Ce lien existe et il n’est pas difficile de le montrer. » V. Brochard, Études de Philosophie ancienne, Vrin, 1926, p. 50.


  1. « C’était l’usage au temps de Platon, d’invoquer les anciens poètes et principalement Homère, Hésiode ou Simonide en toute circonstance et à tout propos Les ouvrages d’Homère et d’Hésiode étaient pour l’antiquité ce que les livres saints ont été longtemps pour les modernes, et il faut se souvenir qu’alors on n’avait guère d’autres livres. C’est là qu’on allait chercher de beaux exemples, des préceptes et des règles de conduite » (ibid., 47). C’était en effet un exercice favori des sophistes de choisir quelques pensées dans un vieux poète, de la développer et d’en tirer souvent les conséquences les plus singulières et les applications les plus inattendues — comme feront les Talmuds de l’Écriture. Contre ces jeux d’esprit Platon s’élève avec la plus grande énergie; il fait plus, il montre par son exemple que l’abus ne condamne pas le juste usage.