Chambry: Alcibiade I 104e-119a — O Justo

SOCRATE

Je parle donc. Si embarrassant qu’il soit pour un amoureux d’entreprendre un homme qui rebute ses amants, il me faut pourtant oser exprimer ma pensée. Moi-même, Alcibiade, si je te voyais satisfait des avantages que je viens d’énumérer et déterminé à t’en contenter toute ta vie, il y a longtemps que j’aurais renoncé à mon amour, du moins je m’en flatte. Mais tu as d’autres pensées et je vais te les énoncer à toi-même, et tu reconnaîtras par là que je n’ai point cessé d’avoir les yeux sur toi. Je crois en effet que, si quelque dieu te disait : « Que préfères-tu, Alcibiade, vivre avec les avantages que tu as maintenant ou mourir sur-le-champ, s’il ne t’est point possible d’en acquérir de plus grands ? », je crois, dis-je, que tu préférerais mourir. Mais alors dans quelle espérance vis-tu donc ? Je vais te le dire. Tu penses que, si tu parais bientôt dans l’assemblée du peuple athénien, ce qui arrivera sous peu de jours, tu n’auras qu’à te présenter pour convaincre les Athéniens que tu mérites d’être honoré plus que Périclès ou tout autre qui ait jamais existé, et qu’après les en avoir convaincus, tu seras tout-puissant dans la ville ; et, si tu es tout-puissant chez nous, tu le seras aussi chez les autres Grecs, et non seulement chez les Grecs, mais encore chez les barbares qui habitent le même continent que nous. Et si le même dieu te disait encore que tu dois te contenter d’être le maître ici, en Europe, mais que tu ne pourras pas passer en Asie, ni te mêler des affaires de ce pays-là, je crois bien que tu ne consentirais pas non plus à vivre à ces conditions mêmes, parce que tu ne pourrais remplir presque toute la terre de ton nom et de ta puissance. Oui, je crois qu’à l’exception de Cyrus et de Xerxès, il n’y a pas d’homme que tu juges digne de considération. Que telles soient tes espérances, c’est pour moi certitude, et non conjecture. Peut-être me demanderas-tu, sachant bien que je dis vrai : « Eh bien, Socrate, qu’a de commun ce préambule avec la raison que tu voulais donner de ta persévérance à me suivre ? » Je te répondrai donc : « C’est qu’il est impossible, cher fils de Clinias et de Deinomakhè, que tu puisses réaliser tous ces projets sans moi, tant est grande la puissance que je crois avoir sur tes affaires et sur toi-même. » C’est pour cela, je pense, que le dieu m’a si longtemps empêché de te parler et que j’ai attendu le moment où il le permettrait. Car si toi, tu espères faire voir au peuple que tu es pour lui d’une valeur sans égale et acquérir aussitôt par là un pouvoir absolu, moi, de mon côté, j’espère être tout-puissant près de toi, quand je t’aurai fait voir que je suis pour toi d’un prix inappréciable et que ni tuteur, ni parent, ni personne autre n’est à même de te donner la puissance à laquelle tu aspires, excepté moi, avec l’aide de Dieu toutefois. Tandis que tu étais plus jeune et avant que tu fusses, semblait-il, gonflé de si grandes ambitions, le dieu ne me permettait pas de m’entretenir avec toi, pour que mes paroles ne fussent pas perdues. Il m’y autorise à présent ; car à présent tu peux m’entendre.

ALCIBIADE

III. — Je t’avoue, Socrate, que je te trouve beaucoup plus étrange encore, à présent que tu t’es mis à parler, que lorsque tu me suivais sans rien dire, et cependant, même alors, tu le paraissais terriblement. Maintenant, que je nourrisse ou non les projets que tu dis, ton siège est fait là-dessus, et j’aurais beau le nier, je n’en serais pas plus avancé pour te persuader. Voilà qui est entendu. Mais si j’admets que j’ai réellement ces desseins, comment seront-ils réalisés grâce à toi, irréalisables sans toi ? Peux-tu l’expliquer ?

SOCRATE

Me demandes-tu si je puis le, faire par un long discours, comme ceux que tu es habitué à entendre ? Non, ce n’est pas ma manière ; mais je suis en état, je crois, de te démontrer qu’il en est ainsi, pourvu seulement que tu consentes à m’y aider un peu.

ALCIBIADE

J’y consens, si l’aide n’est pas trop difficile à donner.

SOCRATE

Est-il difficile, selon toi, de répondre à ce qu’on te demande ?

ALCIBIADE

Non, ce n’est pas difficile.

SOCRATE

Réponds-moi donc.

ALCIBIADE

Interroge-moi.

SOCRATE

Je vais donc te poser des questions comme si tu avais les desseins que je t’attribue.

ALCIBIADE

Pose-les ainsi, si tu le veux, je saurai enfin ce que tu as à dire.

SOCRATE

Eh bien, allons, tu te proposes donc, comme je l’affirme, de te présenter devant les Athéniens sous peu de jours pour leur donner des conseils. Si donc, au moment de monter à la tribune, je te prenais à part et te demandais : « Alcibiade, sur quoi les Athéniens se proposent-ils de délibérer, que tu te lèves pour leur donner des conseils ? N’est-ce pas sur un sujet que tu connais mieux qu’eux ? », que répondrais-tu ?

ALCIBIADE

Je répondrais sans doute que c’est sur un sujet que je connais mieux qu’eux.

SOCRATE

Alors c’est à propos de choses que tu connais réellement que tu peux donner de bons conseils ?

ALCIBIADE

Sans doute.

SOCRATE

Or les seules choses que tu connaisses, ne sont-ce pas celles que tu as apprises d’autrui ou que tu as trouvées de toi-même ?

ALCIBIADE

Quelles autres pourrais-je connaître ?

SOCRATE

Maintenant, se peut-il que tu aies jamais appris ou découvert quelque chose sans vouloir l’apprendre, ni le chercher toi-même ?

ALCIBIADE

C’est impossible.

SOCRATE

Mais dis-moi : aurais-tu consenti à chercher ou à apprendre ce que tu pensais connaître ?

ALCIBIADE

Non, certes.

SOCRATE

Ainsi ce que tu sais présentement, il a été un temps où tu ne croyais pas le connaître ?

ALCIBIADE

Nécessairement.

SOCRATE

Eh bien, les choses que tu as apprises, je pense pouvoir te les dire ; si j’en oublie quelqu’une, nomme-la-moi. Tu as donc appris, si je m’en souviens bien, à lire et à écrire, à toucher de la cithare et à lutter ; car pour la flûte, tu n’as pas voulu l’apprendre. Voilà ce que tu connais, à moins que tu n’aies appris quelque chose à mon insu, et, j’imagine, sans sortir de chez toi ni de nuit ni de jour.

ALCIBIADE

Non, je n’ai pas pris d’autres leçons que celles que tu as dites.

SOCRATE

IV. — En ce cas, est-ce lorsque les Athéniens délibéreront sur la manière d’écrire correctement que tu te lèveras pour les conseiller ?

ALCIBIADE

Non, par Zeus, non.

SOCRATE

Alors c’est quand ils délibéreront sur la manière de toucher de la lyre ?

ALCIBIADE

Nullement.

SOCRATE

Mais ils n’ont pas non plus l’habitude de délibérer sur les exercices de la palestre dans l’assemblée.

ALCIBIADE

Non, assurément.

SOCRATE

Sur quoi donc attendras-tu qu’ils délibèrent ? Ce n’est sans doute pas sur des constructions ?

ALCIBIADE

Non, sûrement.

SOCRATE

Car un architecte les conseillera mieux que toi sur ce point.

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Ce ne sera pas non plus quand ils délibéreront sur un point de divination.

ALCIBIADE

Non.

SOCRATE

Car sur ce point encore, un devin leur donnera de meilleurs avis que toi.

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Et cela, qu’il soit petit ou grand, beau ou laid, de haute ou de basse naissance.

ALCIBIADE

Sans difficulté.

SOCRATE

Car c’est à l’homme qui sait, je pense, qu’il appartient de donner des conseils sur chaque question, et non au riche.

ALCIBIADE

Cela est hors de doute.

SOCRATE

Mais que le conseiller soit pauvre ou qu’il soit riche, peu importera aux Athéniens, quand ils délibéreront sur la santé publique : c’est à un médecin qu’ils demanderont conseil.

ALCIBIADE

Naturellement.

SOCRATE

Sur quoi faudra-t-il donc qu’ils délibèrent pour que tu te lèves et leur donnes de bons conseils ?

ALCIBIADE

Sur leurs propres affaires, Socrate.

SOCRATE

Veux-tu parler des constructions navales, quand ils se demandent quelle sorte de vaisseaux ils doivent faire construire ?

ALCIBIADE

Non pas, Socrate.

SOCRATE

C’est qu’en effet tu ne sais pas, je crois, construire un vaisseau. Est-ce pour cette raison que tu t’abstiendras, ou y en a-t-il une autre ?

ALCIBIADE

Non, c’est pour celle-là.

SOCRATE

Mais sur lesquelles de leurs affaires veux-tu qu’ils délibèrent pour intervenir ?

ALCIBIADE

Sur la guerre ou sur la paix, Socrate, ou sur quelque autre affaire d’Etat.

SOCRATE

Veux-tu dire quand ils délibéreront avec qui il faut conclure la paix, à qui il faut faire la guerre et comment ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Et s’il faut la faire, n’est-ce pas à ceux à qui il vaut mieux la faire ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Et au moment où c’est le mieux ?

ALCIBIADE

Certainement.

SOCRATE

Et aussi longtemps que cela vaut mieux ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Maintenant, si les Athéniens délibéraient contre qui il faut lutter à bras-le-corps, contre qui lutter avec les mains, et de quelle manière, est-ce toi ou le maître de palestre qui leur donnerait de meilleurs conseils ?

ALCIBIADE

C’est le maître de palestre assurément.

SOCRATE

Peux-tu me dire ce que le maître de palestre aurait en vue en leur indiquant avec qui il faut ou ne faut pas lutter, à quel moment et de quelle manière ? Je m’explique avec qui faut-il lutter ? n’est-ce pas avec qui cela est le mieux ? oui ou non ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Et aussi dans la mesure où c’est le mieux ?

ALCIBIADE

Oui, dans cette mesure.

SOCRATE

Et au moment où c’est le mieux ?

ALCIBIADE

Certainement.

SOCRATE

De même un chanteur doit parfois jouer de la cithare et danser en accord avec son chant.

ALCIBIADE

Effectivement.

SOCRATE

Et au moment où c’est le mieux ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Et dans la mesure où c’est le mieux ?

ALCIBIADE

J’en conviens.

SOCRATE

V. — Eh bien maintenant, puisque tu as appliqué le terme de « mieux » à ces deux cas, au jeu de la cithare accompagnant le chant et à la lutte, qu’appelles-tu mieux, toi, dans le jeu de la cithare, comme moi j’appelle « gymnastique » le mieux dans le cas de la lutte. Comment désignes-tu l’autre cas ?

ALCIBIADE

Je ne saisis pas.

SOCRATE

Eh bien, essaye de m’imiter. Moi, j’ai répondu à peu près : c’est ce qui est absolument correct, et ce qui est correct, c’est, je crois, ce qui est fait selon les règles de l’art. Ne l’admets-tu pas ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Et l’art ici, n’était-ce pas la gymnastique ?

ALCIBIADE

Sans doute.

SOCRATE

Et moi, j’ai dit que dans le cas de la lutte, le mieux était « gymnastique ».

ALCIBIADE

Tu l’as dit en effet.

SOCRATE

N’ai-je pas bien dit ?

ALCIBIADE

Si, à mon avis.

SOCRATE

Allons, à ton tour ; car il te convient, à toi aussi, de bien raisonner. Dis-moi d’abord quel est l’art dont relèvent le jeu de la cithare, le chant et la justesse des pas ? Quel est son nom générique ? Ne peux-tu pas encore le dire ?

ALCIBIADE

Non, ma foi.

SOCRATE

Eh bien, essaye de cette manière-ci. Quelles sont les déesses qui président à cet art ?

ALCIBIADE

Ce sont les Muses, Socrate, dont tu veux parler ?

SOCRATE

Oui. Vois maintenant. Quel nom cet art a-t-il tiré des Muses ?

ALCIBIADE

C’est la musique que tu veux dire, ce me semble.

SOCRATE

Effectivement. Eh bien, ce qui se fait correctement suivant cet art, qu’est-ce ? Dans l’autre cas, je t’ai bien désigné ce qui se fait suivant l’art par le mot gymnastique.

Pareillement, que dis-tu, toi, dans ce cas ? Comment cela se fait-il ?

ALCIBIADE

Musicalement, j’imagine.

SOCRATE

C’est juste. Continue maintenant. Le mieux dans l’art de faire la guerre et le mieux dans l’art de faire la paix, ce mieux-là, comment l’appelles-tu ? Tout à l’heure, à propos de chacun des deux cas, tu disais que le mieux, dans l’un, est ce qui est plus musical, dans l’autre, ce qui est plus gymnastique ; essaye maintenant de dire ce qu’est le mieux en ce cas.

ALCIBIADE

J’en suis complètement incapable.

SOCRATE

Voilà qui est vraiment honteux. Si en effet quelqu’un t’entendait raisonner et donner des conseils sur les aliments et dire : « Celui-ci est meilleur que celui-là, meilleur à présent et en telle quantité, » et qu’il te demandât ensuite « Qu’appelles-tu meilleur, Alcibiade ? », en une telle matière tu saurais bien répondre que c’est le plus sain, bien que tu ne te donnes pas pour médecin, et à propos d’une chose que tu prétends savoir et sur laquelle tu veux donner ton avis à la tribune, parce que tu crois la connaître, tu n’es pas honteux d’être visiblement incapable de répondre à une question qu’on te pose ?

ALCIBIADE

Si, très honteux.