Chambry: Alcibiade I 119a-127c — Considerações sobre política

SOCRATE

Laissons cela, et revenons à toi : quels sont tes projets ? Veux-tu rester dans l’état où tu es à présent ou prendre un peu soin de toi ?

ALCIBIADE

XV. — Nous en parlerons ensemble, Socrate. Quant à ce que tu viens de dire, je l’entends bien et je suis d’accord avec toi. Oui, nos politiques, à l’exception d’un petit nombre, me paraissent être des ignorants.

SOCRATE

Et quelle conséquence en tires-tu ?

ALCIBIADE

C’est que, s’ils étaient cultivés, quiconque entreprendrait de lutter contre eux devrait s’instruire et s’exercer avant d’affronter de tels athlètes. Mais puisque, tout incultes qu’ils sont, ils ne laissent pas de se lancer dans la politique, qu’est-il besoin de s’exercer et de se donner de la peine pour s’instruire ? Pour moi, je suis sûr que par mes dons naturels je les dépasserai de fort loin.

SOCRATE

Oh ! oh ! excellent jeune homme, quel propos viens-tu de lâcher ! Comme il est indigne de ta beauté et de tes autres avantages !

ALCIBIADE

Que veux-tu dire au juste et qu’as-tu en vue, Socrate ?

SOCRATE

J’en suis fâché pour toi et pour mon amour.

ALCIBIADE

De quoi donc ?

SOCRATE

De ce que tu crois n’avoir à lutter que contre les gens d’ici.

ALCIBIADE

Et contre qui aurai-je à lutter ?

SOCRATE

Est-ce là une question digne d’un homme qui croit avoir l’âme grande ?

ALCIBIADE

Comment dis-tu ? Ce n’est pas avec ces gens-là que j’aurai à lutter ?

SOCRATE

Est-ce que, si tu te proposais de gouverner une trière sur le point de combattre, il te suffirait d’être le meilleur pilote de l’équipage, ou bien, tout en tenant cette supériorité pour nécessaire, tournerais-tu les yeux vers tes vrais adversaires et non, comme à présent, vers tes auxiliaires ? Ceux-ci, tu dois, je pense, les surpasser si fort qu’au lieu de prétendre rivaliser avec toi, ils sentent leur infériorité et t’aident à combattre l’ennemi, si tu songes réellement à te distinguer par quelque belle action digne de toi et de la ville.

ALCIBIADE

Oui, certes, j’y songe.

SOCRATE

Ainsi tu trouves bon de te borner à être supérieur aux soldats, au lieu de te mettre devant les yeux les chefs des ennemis, pour essayer de devenir meilleur qu’eux, en les observant et en t’entraînant à les surpasser ?

ALCIBIADE

Mais qui sont ces chefs dont tu parles, Socrate ?

SOCRATE

Ne sais-tu pas que, si notre ville fait la guerre, c’est toujours contre les Lacédémoniens et contre le grand Roi ?

ALCIBIADE

C’est vrai.

SOCRATE

XVI. — Si donc tu songes à te mettre à la tête de cette ville, n’est-ce pas les rois de Lacédémone et ceux de Perse que tu dois considérer comme tes rivaux, si tu veux bien juger la situation ?

ALCIBIADE

Cela paraît assez juste.

SOCRATE

Non pas, mon bon : les hommes sur qui tu dois avoir les yeux, c’est Midias [14] , l’éleveur de cailles, et autres gens de cet acabit qui entreprennent de gouverner l’Etat, qui sont tellement incultes qu’ils ont encore dans l’âme, comme diraient les femmes, leurs cheveux d’esclaves, sans songer à s’en défaire, et qui nous sont venus, sachant à peine le grec, pour aduler le peuple, non pour le gouverner. Voilà ceux que tu dois regarder. Tu pourras alors te négliger toi-même, ne rien apprendre de ce qu’il faut savoir quand on va s’engager dans une lutte si importante, ne point t’exercer aux choses qui demandent de l’exercice et assurer que tu es parfaitement préparé avant d’entrer dans la carrière politique.

ALCIBIADE

Oui, Socrate, je crois que tu as raison. Cependant je pense que les généraux des Lacédémoniens et les rois de Perse ne diffèrent en rien des autres.

SOCRATE

Eh bien, mon excellent ami, examine ce que vaut ton opinion.

ALCIBIADE

Eu égard à quoi ?

SOCRATE

D’abord crois-tu que tu prendrais plus de soin de te perfectionner si tu les craignais et les jugeais redoutables que si tu les dédaignais ?

ALCIBIADE

Evidemment, si je les croyais redoutables.

SOCRATE

Et crois-tu que tu perdrais quelque chose à t’occuper de toi-même ?

ALCIBIADE

Pas du tout ; j’y gagnerais même beaucoup.

SOCRATE

Voilà donc un premier désavantage, que comporte ton opinion : tu en vois l’importance.

ALCIBIADE

Tu as raison.

SOCRATE

Elle en a un second, c’est qu’elle est fausse. Examine-la d’après les probabilités.

ALCIBIADE

Comment ?

SOCRATE

Sont-ce les races nobles qui vraisemblablement produisent les meilleures natures, oui ou non ?

ALCIBIADE

Ce sont évidemment les races nobles.

SOCRATE

Et ceux qui sont bien nés, pourvu qu’ils soient bien élevés, n’acquièrent-ils un mérite consommé ?

ALCIBIADE

Nécessairement.

SOCRATE

XVII. — Examinons donc, en comparant nos qualités aux leurs, d’abord si les rois des Lacédémoniens et des Perses paraissent être de race inférieure à nous. Ne savons-nous pas que les uns descendent d’Héraclès, les autres d’Achéménès et que la race d’Héraclès et celle d’Achéménès remontent à Persée, fils de Zeus ?

ALCIBIADE

Et la mienne, Socrate, à Eurysakès, et celle d’Eurysakès à Zeus.

SOCRATE

Et la mienne, noble Alcibiade, à Dédale [15] , et celle de Dédale à Héphaïstos, fils de Zeus. Mais leur lignée à eux, en commençant par eux-mêmes, est une suite de rois, fils de rois, jusqu’à Zeus, les uns, rois d’Argos et de Lacédémone, les autres, rois de Perse, ayant toujours régné sur ce pays, et souvent sur l’Asie, comme à présent, tandis que nous sommes de simples particuliers et nos pères aussi. Et si tu étais obligé de faire étalage de tes ancêtres et de Salamine, patrie d’Eurysakès, et d’Egine, patrie d’Eaque, plus ancien encore, devant Artoxerxès [16] , fils de Xerxès, à quelle risée crois-tu que tu t’exposerais ? Prends donc garde que, pour la majesté de la race, nous ne soyons inférieurs à ces potentats, et aussi pour l’éducation. N’as-tu pas entendu parler de la grandeur des rois de Lacédémone, dont les femmes sont sous la surveillance officielle des éphores, afin d’éviter, autant que possible, que le roi ne soit point issu d’un autre que les Héraclides ? Quant au roi de Perse, il est si élevé au-dessus de tous que personne ne soupçonne qu’un roi puisse naître d’un autre que de lui. Aussi sa femme n’a d’autre garde que la crainte. Quand le premier de ses fils, à qui revient le trône, est né, tout d’abord tous les sujets de son empire fêtent le jour de sa naissance, puis, dans la suite, le même jour, l’Asie entière célèbre par des sacrifices et des réjouissances l’anniversaire du roi, tandis que nous, Alcibiade, nous pouvons venir au monde, les voisins même, comme le dit le poète comique [17] , ne s’en aperçoivent guère. Ensuite l’enfant est soigné, non par une nourrice quelconque, mais par des eunuques du roi, choisis parmi ceux qui passent pour être les meilleurs. Ils sont chargés de tous les soins à donner au nouveau-né, et doivent s’ingénier à le rendre aussi beau que possible en façonnant et redressant ses membres enfantins, et cet emploi leur vaut une grande considération. Quand ces enfants ont atteint leur septième année, ils montent à cheval et fréquentent l’école d’équitation et ils commencent à aller à la chasse. Quand ils ont deux fois sept ans, on les confie à ceux qu’on appelle là-bas les précepteurs royaux. Ils sont choisis parmi les Perses d’âge mûr qui passent pour être les meilleurs, au nombre de quatre, le plus savant, le plus juste, le plus tempérant et le plus brave. Le premier enseigne la doctrine de Zoroastre [18] , fils d’Horomazès ; c’est, en fait, le culte des dieux ; il enseigne aussi l’art de régner. Le deuxième apprend à l’enfant à dire toute sa vie la vérité ; le plus tempérant, à ne se laisser dominer par aucun plaisir, afin qu’il s’accoutume à être libre et vraiment roi et qu’il commande d’abord à ses passions, au lieu de s’y asservir ; le plus brave le rend intrépide et exempt de crainte, en lui montrant qu’avoir peur, c’est être esclave. Pour toi, au contraire, Alcibiade, Périclès t’a donné pour gouverneur celui de ses serviteurs que sa vieillesse rendait le plus impropre à tout emploi, Zopyre le Thrace. Je pourrais te décrire tout au long l’éducation et l’instruction qu’on donne à tes adversaires, si ne c’était pas une trop grosse tâche et si ce que j’ai dit ne suffisait pas pour te montrer tout ce qui s’ensuit. Quant à ta naissance, Alcibiade, à ton éducation et à ton instruction ou à celle de tout autre Athénien, je puis bien dire que personne n’en a cure, sauf peut-être quelque amoureux de ta personne. Maintenant préfères-tu considérer la richesse, le luxe, les habits, les manteaux à traîne, l’usage des parfums, les nombreux cortèges de serviteurs, et toutes les délicatesses de la vie des Perses : tu rougiras de ton train de vie, en constatant de combien tu leur es inférieur.

XVIII. — Si, d’autre part, tu veux bien regarder la tempérance et la tenue des Lacédémoniens, leur aménité et leur bonne humeur, leur grandeur d’âme, leur courage, leur endurance, leur amour du travail, de la victoire et de l’honneur, tu reconnaîtras qu’en tout cela tu n’es qu’un enfant. Si, d’un autre côté, tu prêtes quelque attention à la richesse, et que tu penses être quelque chose sous ce rapport, ne laissons pas non plus d’en parler, pour te faire sentir quelle est ta véritable place. Considère en effet les richesses des Lacédémoniens, tu verras que celles d’ici leur sont de beaucoup inférieures. A voir les terres qu’ils possèdent dans leur pays et en Messénie, personne ici ne pourrait comparer ses propriétés aux leurs, ni pour l’étendue, ni pour la qualité, ni pour le nombre des esclaves, en particulier des ilotes, ni pour celui des chevaux, ni de tous les autres troupeaux qui paissent en Messénie. Mais je laisse tout cela de côté. Pour l’or et l’argent, il n’y en a pas dans toute la Grèce autant qu’à Lacédémone chez les particuliers ; il leur en vient de toute la Grèce et même de chez les barbares, et il n’en sort jamais. On peut leur appliquer le mot du renard au lion dans la fable d’Esope : les traces de l’argent qui entre à Lacédémone et qui sont tournées vers la ville sont visibles, mais on ne voit nulle part celles de l’argent qui en sort. Il est donc assuré que les gens de là-bas sont les plus riches des Grecs en or et en argent et, parmi eux, leur roi ; car, sur tous ces rapports, les plus grands et les plus fréquents prélèvements se font au profit des rois.

Mais si les richesses des Lacédémoniens sont grandes relativement à celles des Grecs, relativement à celles des Perses et de leur roi, elles ne sont rien. J’ai entendu dire un jour à un homme digne de foi, un de ceux qui sont montés chez le roi, qu’il avait traversé un pays très grand et très fertile, long d’une journée de marche environ, que les habitants appellent la ceinture de la reine, qu’il y en avait un autre appelé son voile, et beaucoup d’autres endroits beaux et fertiles réservés pour sa parure et que chacun de ces endroits portait le nom de chacun de ses objets de toilette. Si donc, je suppose, quelqu’un allait dire à la mère du roi, femme de Xerxès, à Amestris : « Il y a un homme qui médite d’entrer en lice avec ton fils. C’est le fils de Deinomakhè [19] , dont la parure vaut peut-être cinquante mines, tout au plus, et lui-même possède à Erkhia [20] un domaine qui ne mesure même pas trois cents plèthres [21] », elle se demanderait avec surprise sur quoi se fonde cet Alcibiade pour songer à lutter avec Artoxerxès, et je m’imagine qu’elle dirait : « Cet homme-là ne peut compter pour une telle entreprise sur aucune autre chose que sur son application et son habileté ; car ce sont les seules choses de valeur que possèdent les Grecs. » Mais si on lui apprenait que cet Alcibiade forme actuellement cette entreprise et que d’abord il n’a pas encore vingt ans accomplis et qu’ensuite il est totalement ignorant, qu’en outre, quand celui qui l’aime lui dit qu’il doit d’abord s’instruire, prendre soin de lui-même et s’exercer avant d’engager la lutte avec le roi, il refuse et déclare qu’il est bien comme il est, et n’a besoin de rien de plus, j’imagine qu’elle serait ébahie et demanderait : « Mais enfin sur quoi s’appuie ce petit jeune homme ? » Si nous lui répondions que c’est sur sa beauté, sa taille, sa naissance, sa richesse et son intelligence naturelle, elle nous prendrait pour des fous, Alcibiade, en considérant les avantages dont on jouit chez elle sous tous ces rapports. Et je pense bien que Lampido aussi, fille de Léotykhidas, femme d’Arkhidamos et mère d’Agis [22] , qui tous ont été rois, s’étonnerait, elle aussi, en considérant les ressources de son pays, que tu songes à lutter contre son fils, mal élevé comme tu l’as été. Eh ! ne sens-tu pas quelle humiliation c’est de voir que les femmes de nos ennemis jugent de nous mieux que nous-mêmes et sachent mieux ce que nous devrions être pour les attaquer ? Allons, mon bienheureux Alcibiade, suis mes conseils et crois-en l’inscription de Delphes : Connais-toi toi-même, et sache que nos rivaux sont ceux-là et non ceux que tu penses et que, pour les surpasser, nous n’avons pas d’autre moyen que l’application et le savoir. Si tu ne peux compter sur ces qualités, ne compte pas non plus devenir illustre chez les Grecs et chez les barbares, ce que tu désires plus ardemment que personne n’a jamais désiré aucune chose au monde.

ALCIBIADE

XIX. — Quelle est donc cette application qu’il faut prendre, Socrate ? Peux-tu me l’expliquer ? Car il me paraît on ne peut plus certain que ce que tu viens de dire est exact.

SOCRATE

Oui, je le peux : mais c’est ensemble qu’il nous faut chercher les moyens de devenir les meilleurs possible ; car, si je dis de toi que tu as besoin d’être instruit, je le dis aussi de moi. Il n’y a qu’un point où je diffère de toi.

ALCIBIADE

Lequel ?

SOCRATE

C’est que mon tuteur est meilleur et plus sage que Périclès, qui est le tien.

ALCIBIADE

Qui est ce tuteur, Socrate ?

SOCRATE

C’est un dieu, Alcibiade, celui-là même qui jusqu’à aujourd’hui ne me permettait pas de m’entretenir avec toi. C’est la foi que j’ai en lui qui me fait dire que tu n’atteindras la célébrité par aucun autre que par moi.

ALCIBIADE

Tu plaisantes, Socrate.

SOCRATE

Peut-être. Cependant je dis la vérité, quand je soutiens que nous avons besoin d’application, tous tant que nous sommes, mais tout particulièrement nous deux.

ALCIBIADE

Pour ce qui est de moi, tu ne te trompes pas.

SOCRATE

Ni pour ce qui est de moi, non plus.

ALCIBIADE

Alors, que pourrions-nous faire ?

SOCRATE

Il ne faut pas nous décourager ni mollir, camarade.

ALCIBIADE

Assurément, Socrate, il ne le faut pas.

SOCRATE

Non, en effet. Mais voyons ensemble. Dis-moi, nous disons bien que nous voulons devenir aussi parfaits que possible, n’est-ce pas ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Dans quel genre de vertu ?

ALCIBIADE

Evidemment dans le traitement des affaires.

SOCRATE

Quelles affaires ? L’équitation ?

ALCIBIADE

Non pas.

SOCRATE

Car nous nous adresserions aux écuyers ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Est-ce des affaires de la marine que tu parles ?

ALCIBIADE

Non.

SOCRATE

Car nous irions trouver les marins ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Alors de quelles affaires ? des affaires de qui ?

ALCIBIADE

Des Athéniens beaux et bons.

SOCRATE

Qui appelles-tu beaux et bons, les hommes intelligents ou les imbéciles ?

ALCIBIADE

Les hommes intelligents.

SOCRATE

Alors chaque homme est bon en cela où il est intelligent ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Et l’homme inintelligent, mauvais ?

ALCIBIADE

Sans doute.

SOCRATE

Alors le cordonnier est intelligent pour la confection des chaussures ?

ALCIBIADE

Certainement.

SOCRATE

Il est donc bon pour cela ?

ALCIBIADE

Il l’est.

SOCRATE

Mais pour confectionner des manteaux, le cordonnier n’est-il pas inintelligent ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Donc mauvais pour cela ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Le même homme est donc, d’après ce raisonnement, à la fois mauvais et bon ?

ALCIBIADE

Apparemment.

SOCRATE

XX. — Veux-tu donc dire que les hommes bons sont aussi mauvais ?

ALCIBIADE

Non, certes.

SOCRATE

Alors, quels sont donc ceux que tu appelles bons ?

ALCIBIADE

J’appelle bons ceux qui sont capables de commander dans un Etat.

SOCRATE

Pas aux chevaux, je pense ?

ALCIBIADE

Non, certes.

SOCRATE

Alors, aux hommes ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Aux malades ?

ALCIBIADE

Non.

SOCRATE

Alors, à ceux qui naviguent.

ALCIBIADE

Certainement non.

SOCRATE

Alors, à ceux qui moissonnent ?

ALCIBIADE

Non.

SOCRATE

Est-ce à ceux qui ne font rien ou à ceux qui font quelque chose ?

ALCIBIADE

Je parle de ceux qui font quelque chose.

SOCRATE

Quoi ? essaye de me le faire voir.

ALCIBIADE

Je parle de ceux qui traitent ensemble et qui ont affaire avec d’autres, comme nous vivons dans la société.

SOCRATE

Tu parles donc de commander à des hommes qui ont affaire à d’autres hommes ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Est-ce à des céleustes [23] qui ont affaire à des rameurs ?

ALCIBIADE

Non, certes.

SOCRATE

Car c’est le talent qui relève du métier de pilote.

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Peut-être parles-tu de commander à des joueurs de flûte, qui dirigent des chanteurs et se servent de danseurs ?

ALCIBIADE

Pas du tout.

SOCRATE

Car c’est le talent qui relève du maître de choeur ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Alors qu’appelles-tu donc être capable de commander à des hommes qui se servent d’autres hommes ?

ALCIBIADE

Je parle de ceux qui participent à l’administration de l’Etat et qui ont affaire les uns aux autres : c’est ceux-là qu’il s’agit de commander dans la cité.

SOCRATE

XXI. — Quel est donc cet art ? Suppose que, reprenant mon exemple de tout à l’heure, je te demande quel est l’art qui enseigne à commander à ceux qui participent à la conduite d’un vaisseau.

ALCIBIADE

C’est l’art du pilote.

SOCRATE

Et pour ceux qui participent au chant, dont nous parlions à l’instant, quelle est la science qui apprend à les commander ?

ALCIBIADE

Celle que tu viens de mentionner, la science du maître de choeur.

SOCRATE

Et pour ceux qui participent à l’administration de l’Etat, comment appelles-tu la science qui les concerne ?

ALCIBIADE

Pour moi, Socrate, je l’appelle l’art de bien conseiller.

SOCRATE

Eh ! crois-tu par hasard que l’art des pilotes soit l’art de mal conseiller ?

ALCIBIADE

Assurément non.

SOCRATE

De bien conseiller, alors ?

ALCIBIADE

Il me le semble, du moins pour assurer le salut de ceux qui naviguent.

SOCRATE

C’est bien dit. Mais les bons conseils dont tu parles, à quoi tendent-ils ?

ALCIBIADE

A une meilleure administration et au salut de la cité.

SOCRATE

Et quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait qu’elle est mieux administrée et qu’elle est en sécurité ? Si, par exemple, tu me demandais : Quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait que le corps est mieux administré et qu’il se porte bien, je te répondrais que c’est la santé, quand elle est présente et que la maladie est absente. Ne le crois-tu pas comme moi ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Et si tu me demandais par quoi les yeux sont en meilleur état, je te répondrais de même, par la présence de la vue et l’absence de la cécité. Pour les oreilles aussi, je dirais que c’est par l’absence de la surdité et la présence de l’ouïe qu’elles s’améliorent et sont mieux traitées.

ALCIBIADE

C’est juste.

SOCRATE

Et dans la cité, quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait qu’elle s’améliore et qu’elle est mieux soignée et administrée ?

ALCIBIADE

Il me semble, Socrate, que cela se réalise, lorsque l’amitié entre les citoyens est présente et que la haine et la dissension sont absentes.

SOCRATE

Par amitié entends-tu concorde ou discorde, ?

ALCIBIADE

Concorde.

SOCRATE

Quel est l’art qui fait que les Etats sont d’accord sur les nombres ?

ALCIBIADE

C’est l’arithmétique.

SOCRATE

Et pour les particuliers, n’est-ce pas le même art ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

N’est-ce point aussi par cet art que chacun s’accorde avec soi-même ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Et quel est l’art qui fait que chacun est d’accord avec lui-même sur la longueur relative de l’empan et de la coudée [24] ? N’est-ce pas la mensuration ?

ALCIBIADE

Sans doute.

SOCRATE

N’est-ce pas elle aussi qui fait que les particuliers et les Etats sont d’accord entre eux ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Et pour le poids, n’en est-il pas de même ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Et maintenant, cet accord dont tu parles, en quoi consiste-t-il, sur quoi se fait-il, et quel est l’art qui le produit ? Est-ce le même qui le procure à l’Etat et qui fait que chaque individu est d’accord avec lui-même et avec les autres ?

ALCIBIADE

C’est vraisemblable.

SOCRATE

Quel est-il donc ? Ne te lasse pas de répondre et applique-toi à me l’expliquer.

ALCIBIADE

Je pense que c’est l’amitié et la concorde qui font que les père et mère qui aiment leur fils s’accordent avec lui, le frère avec son frère, la femme avec son mari.

SOCRATE

XXII. — Crois-tu donc, Alcibiade, qu’un mari puisse s’accorder avec sa femme sur la manière de filer la laine, lui qui ne sait pas avec elle qui sait ?

ALCIBIADE

Non, certes.

SOCRATE

Et cela n’est nullement nécessaire, puisque c’est un talent de femme.

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Et la femme pourrait-elle s’accorder avec son mari sur les exercices de l’hoplite, qu’elle n’a pas appris ?

ALCIBIADE

Non, certes.

SOCRATE

Tu pourrais sans doute aussi me dire que c’est une besogne d’homme.

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Il y a donc des connaissances propres à la femme et d’autres propres à l’homme, d’après ce que tu dis ?

ALCIBIADE

On ne peut le nier.

SOCRATE

Il n’y a donc pas là-dessus d’accord entre les femmes et leurs maris ?

ALCIBIADE

Non.

SOCRATE

Ni par conséquent d’amitié, si l’amitié est concorde ?

ALCIBIADE

Il ne semble pas.

SOCRATE

Dès lors, en tant que les femmes font oeuvre de femmes, elles ne sont pas aimées de leurs maris [25] .

ALCIBIADE

Il semble que non.

SOCRATE

Ni les hommes non plus par leurs femmes, en tant qu’ils font oeuvre d’hommes ?

ALCIBIADE

Non.

SOCRATE

Dès lors les villes ne sont pas bien administrées quand chacun des deux sexes fait sa propre besogne ?

ALCIBIADE

M’est avis que si, Socrate.

SOCRATE

Comment peux-tu dire cela, si l’amitié n’est pas présente, l’amitié dont la présence, avons-nous dit, fait que les villes sont bien administrées, tandis qu’autrement elles ne peuvent l’être ?

ALCIBIADE

Pourtant il me semble bien que justement ce qui produit l’amitié, c’est que chaque sexe fait la besogne qui lui est propre.

SOCRATE

Tu n’étais pas de cet avis tout à l’heure. Mais à présent que dis-tu ? que l’amitié naît là où la concorde n’est pas ? ou bien est-il possible que la concorde naisse sur des choses que les uns savent et que les autres ignorent ?

ALCIBIADE

C’est impossible.

SOCRATE

Mais l’un et l’autre sexe agissent-ils justement ou injustement, quand ils font la besogne qui leur est propre ?

ALCIBIADE

Ils agissent justement, cela est incontestable.

SOCRATE

Alors, quand les citoyens ne font rien que de juste dans la cité, il n’y a pas d’amitié entre eux ?

ALCIBIADE

C’est encore une conséquence qui me paraît nécessaire, Socrate.

SOCRATE

Qu’entends-tu donc par cette amitié ou cette concorde, au sujet de laquelle nous devons être experts et donner de bons conseils pour être des hommes de valeur ? Je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle est ni chez qui elle se trouve ; car il apparaît d’après tes dires que tantôt elle est, tantôt elle n’est pas chez les mêmes personnes.