ALCIBIADE
XXIII. — Par les dieux, Socrate, je ne sais plus moi-même ce que je dis et je cours grand risque d’être depuis longtemps, sans m’en apercevoir, dans le plus honteux état.
SOCRATE
Ne perds pas courage. Si tu t’étais aperçu de ton état à l’âge de cinquante ans, tu aurais de la peine à prendre soin de toi-même, au lieu que tu es justement à l’âge où il faut s’en apercevoir.
ALCIBIADE
Et quand on s’en est aperçu, que faut-il faire, Socrate ?
SOCRATE
Répondre à mes questions, Alcibiade. Si tu le fais et que Dieu le veuille, et s’il faut m’en rapporter à ma divination, toi et moi, nous nous en trouverons mieux.
ALCIBIADE
Cela ne peut manquer, s’il ne tient qu’à répondre.
SOCRATE
Voyons donc. Qu’est-ce que c’est que prendre soin de soi-même ? Dis-le-moi ; car il peut arriver souvent à notre insu que, tout en croyant prendre soin de nous-mêmes, nous ne le fassions pas. Quand est-ce donc qu’un homme le fait ? Quand il prend soin des choses qui sont à lui, prend-il alors soin de lui-même ?
ALCIBIADE
Il me le semble du moins.
SOCRATE
Voyons. Quand est-ce qu’un homme prend soin de ses pieds ? Est-ce lorsqu’il prend soin de ce qui appartient à ses pieds ?
ALCIBIADE
Je ne comprends pas.
SOCRATE
Crois-tu qu’il y ait quelque chose qui appartienne à la main ? Par exemple, une bague ; y a-t-il une autre partie du corps que le doigt à laquelle on peut dire qu’elle appartient ?
ALCIBIADE
Non, assurément.
SOCRATE
De même la chaussure n’appartient-elle pas au pied ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Et les vêtements et les couvertures au reste du corps ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Or, quand nous prenons soin de nos chaussures, prenons-nous à ce moment soin de nos pieds ?
ALCIBIADE
Je ne comprends pas bien, Socrate.
SOCRATE
Eh quoi ! Alcibiade, ne reconnais-tu pas qu’il y a une manière de prendre comme il faut soin d’une chose quelconque ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Or n’est-ce pas quand on rend une chose meilleure que tu dis qu’on en prend soin comme il faut ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Et quel est l’art qui rend les chaussures meilleures ?
ALCIBIADE
L’art du cordonnier.
SOCRATE
C’est donc par l’art du cordonnier que nous avons soin de nos chaussures ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Et de nos pieds, est-ce aussi par cet art, ou par celui qui rend nos pieds meilleurs ?
ALCIBIADE
C’est par ce dernier.
SOCRATE
Ne rendons-nous pas nos pieds meilleurs par le même art qui rend tout notre corps meilleur ?
ALCIBIADE
Il me le semble.
SOCRATE
Et cet art, n’est-ce pas la gymnastique ?
ALCIBIADE
Certainement.
SOCRATE
C’est donc par la gymnastique que nous prenons soin de nos pieds et par l’art du cordonnier de ce qui est à l’usage de nos pieds ?
ALCIBIADE
Cela ne fait pas de doute.
SOCRATE
Et par la gymnastique que nous avons soin de nos mains, et par l’art du ciseleur de bagues, de ce qui est à l’usage de nos mains ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Et par la gymnastique aussi, de notre corps, et par le tissage et les autres arts, de ce qui est à l’usage de notre corps ?
ALCIBIADE
Cela est hors de doute.
SOCRATE
C’est donc par un art que nous prenons soin d’un objet en lui-même, et par un autre art, de ce qui se rapporte à cet objet ?
ALCIBIADE
C’est évident.
SOCRATE
Ce n’est donc pas lorsque tu prends soin de ce qui t’appartient que tu prends soin de toi-même ?
ALCIBIADE
Nullement, en effet.
SOCRATE
Car ce n’est pas, comme nous venons de le prouver, par le même art qu’on prend soin de soi-même et de ce qui se rapporte à soi.
ALCIBIADE
Evidemment non.
SOCRATE
XXIV. — Allons, maintenant. Par quel art pourrions-nous prendre soin de nous-mêmes ?
ALCIBIADE
Je ne saurais le dire.
SOCRATE
En tout cas, nous sommes d’accord sur ceci du moins, que ce n’est point par l’art qui nous permettrait d’améliorer quoi que ce soit de ce qui est à nous, mais par celui qui nous améliorerait nous-mêmes.
ALCIBIADE
Tu dis vrai.
SOCRATE
Maintenant, aurions-nous jamais su quel art améliore la chaussure, si nous ne connaissions pas la chaussure ?
ALCIBIADE
Impossible.
SOCRATE
Ni quel art améliore les bagues, si nous ignorions ce que c’est qu’une bague ?
ALCIBIADE
Non vraiment.
SOCRATE
Mais par quel art on s’améliore soi-même, pourrions-nous le savoir, si nous ignorions ce que nous sommes nous-mêmes ?
ALCIBIADE
Ce serait impossible.
SOCRATE
Maintenant, est-ce une chose facile de se connaître soi-même, et celui qui a mis ce précepte au fronton du temple de Pytho était-il le premier venu ? ou bien est-ce une chose difficile et qui n’est pas à la portée de tous ?
ALCIBIADE
Pour moi, Socrate, j’ai souvent pensé qu’elle était à la portée de tous, mais parfois aussi qu’elle était très difficile.
SOCRATE
En tout cas, Alcibiade, qu’elle soit facile ou non, il n’en reste pas moins que, si nous nous connaissons, nous pourrons peut-être savoir quel soin nous devons prendre de nous-mêmes, et que, sans cette connaissance, nous ne le pourrons jamais.
ALCIBIADE
C’est juste.
SOCRATE
Voyons donc de quelle manière on pourrait découvrir l’essence immuable [26] . Par là nous trouverions peut-être ce que nous sommes nous-mêmes, tandis que si nous l’ignorons encore, nous ne le pourrons guère.
ALCIBIADE
Tu as raison.
SOCRATE
Attention donc, par Zeus ! Avec qui t’entretiens-tu en ce moment ? N’est-ce pas avec moi ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Et moi, avec toi ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
C’est donc Socrate qui parle ?
ALCIBIADE
Assurément.
SOCRATE
Et Alcibiade qui écoute ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
N’est-ce pas en se servant de la parole que Socrate parle ?
ALCIBIADE
Sans doute.
SOCRATE
Mais parler et user de la parole, c’est pour toi la même chose, je suppose ?
ALCIBIADE
Tout à fait la même chose.
SOCRATE
Mais celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert ne sont-ils pas différents ?
ALCIBIADE
Que veux-tu dire ?
SOCRATE
Un cordonnier, par exemple, coupe avec un couteau, un tranchet et d’autres outils.
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Eh bien, celui qui coupe et se sert d’outils n’est-il pas différent des outils dont il se sert pour couper ?
ALCIBIADE
Sans doute.
SOCRATE
De même encore, les instruments dont le cithariste se sert pour jouer et le cithariste lui-même ne sont-ils pas différents ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Eh bien, c’est cela que je te demandais tout à l’heure, si tu crois que celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert sont toujours différents.
ALCIBIADE
Je le crois.
SOCRATE
Mais, pour reprendre l’exemple du cordonnier, coupe-t-il seulement avec ses outils ou encore avec ses mains ?
ALCIBIADE
Avec ses mains aussi.
SOCRATE
Il se sert donc aussi de ses mains ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Se sert-il aussi de ses yeux pour couper le cuir ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Or, n’admettons-nous pas que celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert sont différents ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Donc le cordonnier et le cithariste sont différents des mains et des yeux avec lesquels ils travaillent ?
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
XXV. — Est-ce que l’homme ne se sert pas aussi de tout son corps ?
ALCIBIADE
Si fait.
SOCRATE
Mais nous avons reconnu que qui se sert d’une chose est différent de la chose dont il se sert ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
L’homme est donc autre chose que son propre corps ?
ALCIBIADE
Il semble.
SOCRATE
Qu’est-ce donc que l’homme ?
ALCIBIADE
Je ne saurais le dire.
SOCRATE
Tu sais en tout cas qu’il est ce qui se sert du corps ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Or, qui s’en sert, sinon l’âme ?
ALCIBIADE
Elle seule.
SOCRATE
Elle s’en sert en le commandant, n’est-ce pas ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Voici du moins une chose dont on ne peut, je crois, disconvenir.
ALCIBIADE
Laquelle ?
SOCRATE
C’est que l’homme est une de ces trois choses.
ALCIBIADE
Lesquelles ?
SOCRATE
L’âme, le corps, ou le tout formé de l’une et de l’autre.
ALCIBIADE
Sans doute.
SOCRATE
Mais nous avons reconnu que ce qui commande au corps est précisément l’homme.
ALCIBIADE
Nous l’avons reconnu.
SOCRATE
Eh bien, est-ce le corps qui se commande à lui-même ?
ALCIBIADE
Pas du tout.
SOCRATE
Nous avons dit en effet qu’il est commandé.
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Le corps n’est donc pas ce que nous cherchons.
ALCIBIADE
Il n’y a pas d’apparence.
SOCRATE
Alors est-ce le composé qui commande au corps et ce composé est-il l’homme ?
ALCIBIADE
Peut-être bien.
SOCRATE
Pas le moins du monde ; car l’une des deux parties n’ayant point de part au commandement, il n’est pas possible que le tout formé des deux commande.
ALCIBIADE
C’est juste.
SOCRATE
Alors, puisque ni le corps, ni le tout n’est l’homme, il reste, je pense, qu’il n’est rien, ou, s’il est quelque chose, il faut conclure que l’homme n’est autre chose que l’âme.
ALCIBIADE
Il le faut absolument.
SOCRATE
Faut-il te démontrer plus clairement encore que l’âme est l’homme ?
ALCIBIADE
Non, par Zeus, cela me paraît suffisamment démontré.
SOCRATE
Si la démonstration n’est pas rigoureuse, il nous suffit qu’elle soit satisfaisante. Nous en aurons une rigoureuse quand nous aurons trouvé ce que nous laissons de côté à présent comme exigeant de longues recherches.
ALCIBIADE
De quoi veux-tu parler ?
SOCRATE
De ce que nous disions tout à l’heure, qu’il fallait rechercher d’abord l’essence immuable. Or, au lieu de cette essence immuable, nous avons cherché ce qu’est chaque chose en elle-même, et peut-être cela suffira car nous pouvons affirmer qu’il n’y a rien qui soit plus maître de nous-mêmes que l’âme.
ALCIBIADE
Rien, assurément.
SOCRATE
Il est donc juste de croire qu’en nous entretenant ensemble, toi et moi, nous nous parlons d’âme à âme.
ALCIBIADE
Tout à fait juste.
SOCRATE
C’est justement ce que nous disions il n’y a qu’un moment, que, Socrate en se servant du discours pour converser avec Alcibiade, ne parle pas, comme il nous a paru, à ton visage, mais à Alcibiade, c’est-à-dire à son âme.
ALCIBIADE
C’est mon opinion.
SOCRATE
XXVI. — C’est donc notre âme que nous recommande de connaître celui qui nous enjoint de nous connaître nous-mêmes ?
ALCIBIADE
Il le semble.
SOCRATE
Donc celui qui connaît quelque partie de son corps, connaît ce qui est à lui, mais pas lui-même.
ALCIBIADE
C’est exact.
SOCRATE
Par conséquent aucun médecin ne se connaît lui-même, en tant que médecin, ni aucun maître de palestre, en tant que maître de palestre ?
ALCIBIADE
Non, ce me semble.
SOCRATE
Il s’en faut donc de beaucoup que les laboureurs et les autres artisans se connaissent eux-mêmes ; car ils ne connaissent même pas, semble-t-il, ce qui est à eux, mais, du fait de leur profession, des choses encore plus étrangères à celles qui leur appartiennent, puisqu’en ce qui regarde le corps, ils ne connaissent que ce qui sert à l’entretenir.
ALCIBIADE
Tu dis vrai.
SOCRATE
Si donc la sagesse consiste à se connaître soi-même, aucun d’eux n’est sage du fait de sa profession.
ALCIBIADE
Il me semble que non.
SOCRATE
Voilà pourquoi ces arts passent pour vulgaires et indignes de l’étude d’un honnête homme.
ALCIBIADE
C’est tout à fait juste.
SOCRATE
Donc, encore une fois, quiconque soigne son corps, soigne ce qui est à lui, et non lui-même.
ALCIBIADE
On peut le croire.
SOCRATE
Celui qui prend soin de sa fortune ne prend soin ni de lui-même, ni de ce qui est à lui, mais de choses encore plus étrangères à celles qui sont à lui.
ALCIBIADE
Je le crois.
SOCRATE
Donc le banquier ne fait pas encore ses propres affaires.
ALCIBIADE
C’est juste.
SOCRATE
Dès là, si quelqu’un a été amoureux du corps d’Alcibiade, ce n’était pas d’Alcibiade qu’il était épris, mais d’une chose appartenant à Alcibiade.
ALCIBIADE
Tu dis vrai.
SOCRATE
Celui qui t’aime est celui qui aime ton âme.
ALCIBIADE
C’est la conséquence évidente de ce qui a été dit.
SOCRATE
Aussi celui qui aime ton corps, quand ce corps a perdu sa fleur de jeunesse, s’éloigne et te quitte.
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
Mais celui qui aime ton âme ne s’en ira pas, tant qu’elle marchera vers la perfection.
ALCIBIADE
C’est vraisemblable.
SOCRATE
Eh bien, moi je suis celui qui ne s’en va pas, mais qui demeure, quand le corps perd sa fleur et que les autres se sont retirés.
ALCIBIADE
Tu fais bien, Socrate ; puisses-tu ne pas me quitter !
SOCRATE
Fais donc effort pour être le plus beau possible.
ALCIBIADE
J’y tâcherai.
SOCRATE
XXVII. — Car voici ce qui en est à ton égard : il n’y a point eu, à ce que nous avons vu, et il n’y a point d’amoureux d’Alcibiade, fils de Clinias, à l’exception d’un seul qui est, celui-là, digne d’être aimé : c’est Socrate, fils de Sophronisque et de Phénarète.
ALCIBIADE
C’est vrai.
SOCRATE
Ne disais-tu pas que je t’avais prévenu de peu en t’abordant, puisque tu pensais à venir à moi le premier pour savoir par quel motif je suis le seul qui ne te quitte pas ?
ALCIBIADE
J’y pensais effectivement.
SOCRATE
Eh bien, ce motif, c’est que j’étais seul amoureux de toi, tandis que les autres l’étaient de ce qui est à toi. Or ce qui est à toi perd sa fleur, mais toi, tu commences à fleurir. Et maintenant, si tu ne te laisses pas gâter par le peuple d’Athènes et si tu n’enlaidis pas, il n’y a pas de risque que je t’abandonne. Ce que je crains en effet le plus, c’est que, devenu amoureux du peuple, tu ne te gâtes. C’est ce qui est arrivé déjà à beaucoup d’Athéniens de valeur ; car « le peuple du magnanime Erechthée » [27] a belle apparence, mais il faut le voir nu. Prends donc les précautions que je te conseille.
ALCIBIADE
Lesquelles ?
SOCRATE
Exerce-toi d’abord, bienheureux Alcibiade, et apprends ce qu’il faut savoir pour aborder la politique, et attends d’en être instruit, si tu veux l’aborder avec les contrepoisons voulus pour qu’il ne t’arrive rien de fâcheux.
ALCIBIADE
Il me semble que tu as raison, Socrate. Et maintenant essaye de m’expliquer de quelle façon nous pourrions prendre soin de nous-mêmes.
SOCRATE
Nous avons déjà fait un pas en avant, quand nous avons à peu près reconnu ensemble ce que nous sommes, tandis que nous avions peur que, venant à nous tromper sur ce point, nous ne nous occupions à notre insu d’autre chose que de nous-mêmes.
ALCIBIADE
C’est exact.
SOCRATE
Nous sommes convenus ensuite que c’est de l’âme qu’il faut prendre soin et que c’est cela qu’il faut avoir en vue.
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
Et que pour le corps et les richesses, il faut en laisser le soin à d’autres.
ALCIBIADE
C’est incontestable.
SOCRATE
Comment faire pour nous en rendre compte le plus clairement ? Nous avons reconnu en effet que, si nous connaissons cela, nous nous connaîtrons aussi nous-mêmes. Au nom des dieux, cette sage inscription de Delphes, que nous avons mentionnée tout à l’heure, la comprenons-nous bien ?
ALCIBIADE
Que veux-tu dire par là, Socrate ?
SOCRATE
Je vais t’expliquer ce que je soupçonne que signifie et recommande cette inscription. Je ne vois guère d’exemples propres à l’éclaircir, en dehors de la vue.
ALCIBIADE
Comment dis-tu cela ?
SOCRATE
XXVIII. — Réfléchis avec moi. Si ce précepte s’adressait à notre oeil comme à un homme et lui disait : « Vois-toi toi-même », comment interpréterions-nous ce conseil ? Ne serait-ce pas de regarder un objet où l’oeil se verrait lui-même ?
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
Cherchons donc parmi les objets celui qu’il faut regarder pour voir en même temps cet objet et nous-mêmes ?
ALCIBIADE
C’est évidemment, Socrate, un miroir ou un objet semblable.
SOCRATE
C’est juste. Et dans l’oeil par lequel nous voyons, n’y a-t-il pas aussi quelque chose de cette sorte ?
ALCIBIADE
Assurément.
SOCRATE
Eh bien, as-tu remarqué que le visage de celui qui regarde dans l’oeil d’un autre se montre dans la partie de l’oeil qui lui fait face, comme dans un miroir. C’est ce que nous appelons pupille [28] , parce que c’est une sorte d’image de celui qui regarde dedans.
ALCIBIADE
C’est exact.
SOCRATE
Donc un oeil qui regarde un autre oeil et qui se fixe sur ce qu’il y a de meilleur en lui, ce par quoi il voit, peut ainsi se voir lui-même.
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
Mais s’il regarde quelque autre partie du corps ou quelque autre objet, hors celui auquel il ressemble, il ne se verra plus.
ALCIBIADE
Tu dis vrai.
SOCRATE
Si donc l’oeil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un autre oeil et dans cet endroit de l’oeil où se trouve la vertu de l’oeil, c’est-à-dire la vision ?
ALCIBIADE
C’est bien cela.
SOCRATE
Eh bien, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se reconnaître, devra, n’est-ce pas ? regarder une âme et surtout cet endroit de l’âme où se trouve la vertu de l’âme, la sagesse, ou tout autre objet qui lui est semblable.
ALCIBIADE
Il me le semble, Socrate.
SOCRATE
Or, dans l’âme, pouvons-nous trouver une partie plus divine que celle où résident la connaissance et la pensée ?
ALCIBIADE
Nous ne le pouvons pas.
SOCRATE
C’est donc au divin que ressemble cette partie de l’âme et, si l’on regarde cette partie et qu’on y voie tout ce qu’elle a de divin, Dieu et la pensée, c’est alors qu’on est le mieux à même de se connaître.
ALCIBIADE
Il y a bien de l’apparence, Socrate.
SOCRATE
[N’est-ce point parce que, comme les miroirs sont plus clairs, plus purs et plus lumineux que le miroir de l’oeil, de même Dieu est plus pur et plus lumineux que la partie la meilleure de notre âme ?ALCIBIADE
Il le semble, Socrate.
SOCRATE
C’est donc en regardant Dieu que nous trouverons le plus beau miroir des choses humaines pour reconnaître la vertu de l’âme, et c’est ainsi que nous pourrons le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes.
ALCIBIADE
Oui [29] .]
SOCRATE
Mais se connaître soi-même, ne convenons-nous pas que c’est être sage ?
ALCIBIADE
Certainement.
SOCRATE
XXIX. — Mais alors, si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes et si nous ne sommes pas sages, pouvons-nous connaître les choses qui nous appartiennent, mauvaises ou bonnes ?
ALCIBIADE
Comment pourrions-nous les connaître, Socrate ?
SOCRATE
C’est que sans doute tu vois qu’il est impossible à qui ne connaît pas Alcibiade de savoir si ce qui appartient à Alcibiade est bien à lui.
ALCIBIADE
Oui, par Zeus, c’est impossible.
SOCRATE
Ni si ce qui est à nous est bien à nous, si nous ne nous connaissons même pas nous-mêmes.
ALCIBIADE
Assurément.
SOCRATE
Et si nous ne connaissons même pas ce qui est à nous, nous ne connaissons pas non plus ce qui en dépend.
ALCIBIADE
Evidemment non.
SOCRATE
Nous n’avons donc pas trop bien raisonné, quand nous sommes convenus qu’il y a des gens qui ne se connaissent pas eux-mêmes, mais qui connaissent les choses qui sont à eux, et d’autres qui connaissent ce qui dépend des choses qui sont à eux. Car il semble bien qu’il appartient au même homme et au même art de discerner ces trois choses : soi-même, ce qui est à soi-même et les choses qui dépendent de ce qui est à soi-même.
ALCIBIADE
Il semble que oui.
SOCRATE
Mais tout homme qui ignore ce qui est à lui, ignore de même aussi ce qui est aux autres.
ALCIBIADE
Sans doute.
SOCRATE
Et s’il ignore ce qui est aux autres, il ignorera aussi ce qui est à l’Etat.
ALCIBIADE
Nécessairement.
SOCRATE
Un tel homme ne saurait donc devenir un homme d’Etat.
ALCIBIADE
Non, certes.
SOCRATE
Ni bon économe non plus.
ALCIBIADE
Non, certes.
SOCRATE
Il ne saura même pas ce qu’il fait.
ALCIBIADE
Non, en effet.
SOCRATE
Mais celui qui ne sait pas ne se trompera-t-il pas ?
ALCIBIADE
Si fait.
SOCRATE
En se trompant, n’agira-t-il pas mal à la fois dans la vie privée et dans la vie publique ?
ALCIBIADE
Il ne saurait en être autrement.
SOCRATE
Et en agissant mal, ne sera-t-il pas malheureux ?
ALCIBIADE
Assurément.
SOCRATE
Et ceux dont il gère les affaires ?
ALCIBIADE
Eux aussi.
SOCRATE
Il n’est donc pas possible, si l’on n’est pas sage et bon, d’être heureux ?
ALCIBIADE
Cela n’est pas possible.
SOCRATE
Alors les hommes vicieux sont malheureux.
ALCIBIADE
Sûrement.
SOCRATE
XXX. — Ce n’est donc pas non plus en devenant riche qu’on se délivre du malheur, c’est en devenant sage.
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
Ce n’est donc pas de murailles, de trières, ni d’arsenaux que les villes ont besoin, Alcibiade, si elles veulent être heureuses ; ce n’est pas non plus de population ni de grandeur, si la vertu leur manque.
ALCIBIADE
Assurément non.
SOCRATE
Si donc tu veux gérer les affaires de la cité avec une parfaite rectitude, c’est la vertu que tu dois donner à tes concitoyens.
ALCIBIADE
Sans doute !
SOCRATE
Mais peut-on donner ce qu’on n’a pas ?
ALCIBIADE
Comment le pourrait-on ?
SOCRATE
Il faut donc que tu acquières d’abord de la vertu, toi et tout autre homme qui veut commander et soigner non seulement sa personne et ses intérêts privés, mais aussi l’Etat et ce qui appartient à l’Etat.
ALCIBIADE
Tu dis vrai.
SOCRATE
Ce n’est donc pas la licence et le pouvoir de faire ce qui te plaît que tu dois te procurer à toi et à l’Etat, mais la justice et la sagesse.
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
Car si vous agissez justement et sagement, toi et la république, vos actions seront agréables aux dieux.
ALCIBIADE
Naturellement.
SOCRATE
Et, comme nous le disions précédemment, vous agirez les yeux tournés vers ce qui est divin et lumineux.
ALCIBIADE
Apparemment.
SOCRATE
Et alors en regardant dans cette lumière, vous vous verrez et connaîtrez vous-mêmes, ainsi que les biens quivous sont propres.
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Alors votre conduite ne sera-t-elle pas juste et bonne ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Alors, si elle est telle, je suis prêt à garantir que vous serez heureux.
ALCIBIADE
Et l’on peut compter sur ta garantie.
SOCRATE
Mais, si vous agissez injustement, les yeux tournés vers ce qui est impie et ténébreux, il est à présumer que vos actes le seront également, parce que vous ne vous connaîtrez pas vous-mêmes.
ALCIBIADE
C’est vraisemblable.
SOCRATE
Si en effet, cher Alcibiade, un particulier ou un Etat a la licence de faire ce qu’il veut, et n’a pas de raison, que lui arrivera-t-il selon toute vraisemblance ? Suppose, par exemple, qu’un malade ait la licence de faire ce qu’il veut, sans avoir la raison du médecin, et qu’il soit tyrannique au point qu’on n’ose pas le reprendre, que lui arrivera-t-il, selon toute vraisemblance ? Ne ruinera-t-il pas sa santé ?
ALCIBIADE
Tu dis vrai.
SOCRATE
Et sur un vaisseau, si quelqu’un avait la licence de faire ce que bon lui semble, sans avoir la raison et la science du pilote, vois-tu ce qui lui arriverait à lui et à ses compagnons de navigation ?
ALCIBIADE
Oui : ils périraient tous.
SOCRATE
De même, dans une cité et dans toutes les charges et pouvoirs, si l’on manque de vertu, on est condamné à mal faire.
ALCIBIADE
Infailliblement.
SOCRATE
XXXI. — Ce n’est donc pas, excellent Alcibiade, le pouvoir absolu qu’il faut acquérir pour toi, ni pour la ville, si vous voulez être heureux : c’est la vertu.
ALCIBIADE
Tu dis vrai.
SOCRATE
Et tant qu’on n’a pas la vertu, il vaut mieux non seulement pour un enfant, mais pour un homme, obéir à un homme meilleur que soi que de commander.
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
Or ce qui est meilleur n’est-il pas aussi plus beau ?
ALCIBIADE
Si.
SOCRATE
Et ce qui est plus beau, plus convenable ?
ALCIBIADE
Sans doute.
SOCRATE
Il convient donc à l’homme vicieux d’être esclave, puisque cela vaut mieux pour lui ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Alors le vice est une chose qui convient à l’esclave ?
ALCIBIADE
Evidemment.
SOCRATE
Et la vertu, une chose qui convient à l’homme libre ?
ALCIBIADE
Oui.
SOCRATE
Il faut donc, mon ami, fuir la servilité ?
ALCIBIADE
Assurément, Socrate.
SOCRATE
Sens-tu maintenant dans quel état tu te trouves ? dans celui de l’homme libre ou de l’esclave ?
ALCIBIADE
Il me semble que je le sens parfaitement.
SOCRATE
Sais-tu maintenant comment tu pourras sortir de cet état où tu es à présent ; car je ne veux pas lui donner son nom, quand il est question d’un homme beau.
ALCIBIADE
Oui, je le sais.
SOCRATE
Comment ?
ALCIBIADE
Si tu le veux, Socrate.
SOCRATE
Ce n’est pas bien parler, Alcibiade.
ALCIBIADE
Eh bien, comment dois-je parler ?
SOCRATE
Si Dieu le veut.
ALCIBIADE
Eh bien, je le dis, mais j’ai quelque chose à y ajouter, c’est que nous risquons désormais de changer de personnage, Socrate, pour prendre, moi le tien, toi le mien ; car à partir d’aujourd’hui, c’est moi qui te suivrai, et toi qui seras suivi par moi.
SOCRATE
En ce cas, mon brave Alcibiade, mon amour sera juste comme celui de la cigogne [30] : après avoir fait éclore en toi un amour ailé, il sera en retour entretenu par lui.
ALCIBIADE
Oui, c’est bien cela, et je vais commencer dès ce moment à m’appliquer à la justice.
SOCRATE
Je souhaite que tu y persévères ; mais j’ai peur, non que je me méfie de ta nature, mais je vois la force de la cité et je crains qu’elle ne l’emporte et-sur toi et sur moi.