XX. — Peut-être, repris-je ; mais peut-être aussi avons-nous fait une recherche totalement inutile. Ce qui me le fait croire, ce sont certaines conséquences qui m’apparaissent et qui seraient bien étranges, si la sagesse est ce que nous avons dit. Examinons-les, si tu veux. Supposons qu’il puisse exister une science de la science, et, ce que nous avons admis au début, que la sagesse consiste à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, ne l’en dépouillons pas, accordons-le-lui, et, après lui avoir accordé tout cela, examinons avec une attention redoublée si elle peut, dans ces conditions, nous servir à quelque chose. Nous disions tout à l’heure que la sagesse, telle que nous l’avons définie, serait un grand bien si elle dirigeait l’administration d’une maison ou d’un État ; or il me semble à présent, Critias, que nous avons eu tort d’en convenir.
— Comment donc ? dit-il.
— C’est que, répondis-je, nous avons trop facilement accordé que ce serait un grand bien pour l’humanité, si chacun de nous faisait les choses qu’il sait et s’en remettait, pour,-ce qu’il ne sait pas, à ceux qui savent.
— Eh bien, dit-il, n’avions-nous pas raison ?
— Il me semble que non, dis-je.
— Ce que tu dis là, Socrate, reprit-il, est véritablement étrange.
— Par le chien, m’écriai-je, je suis bien de ton avis, et c’est en considérant cela tout à l’heure que je disais que certaines conséquences étranges m’apparaissaient et que j’avais peur d’avoir mal conduit notre enquête. Car, en vérité, quand même la sagesse serait ce que nous avons dit, je ne vois pas du tout quel bien elle nous fait.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il. Parle, que nous sachions ce que tu penses.
— Je pense, répondis-je, que j’extravague. Néanmoins, quand une idée se présente, il faut l’examiner et ne pas la lâcher légèrement, si l’on a quelque souci de soi-même.
— Tu as raison, dit-il.
XXI. — Ecoute donc mon songe, dis-je, qu’il soit venu par la porte de corne ou par la porte d’ivoire. En supposant que la sagesse, telle que nous la définissons à présent, exerce sur nous un empire absolu, qu’en résulterait-il ? Que tous nos actes seraient conformes aux sciences, qu’aucun homme, se donnant pour pilote sans l’être, ne pourrait nous tromper, qu’aucun médecin, en général, ni personne autre, simulant un savoir qu’il n’a pas, ne pourrait nous abuser. Si les choses en allaient ainsi, qu’en résulterait-il pour nous, sinon d’être mieux portants qu’à présent, d’échapper plus sûrement aux dangers de la mer et de la guerre, d’avoir toujours des ustensiles, des vêtements, des chaussures, bref toutes nos affaires, et beaucoup d’autres choses encore, artistement fabriquées, parce que nous n’emploierions que de vrais artisans ? Si tu veux même, accordons encore que la divination est la science de l’avenir et que, si la sagesse la guidait, elle écarterait les charlatans et donnerait place aux vrais devins pour annoncer l’avenir. Que, dans ces conditions, le genre humain se conduisît et vécût selon la science, je le conçois ; car la sagesse, toujours en éveil, ne laisserait pas l’ignorance se glisser parmi nous et collaborer à nos travaux. Mais que vivre suivant la science soit vivre bien et être heureux, c’est ce que je ne peux pas encore savoir, mon cher Critias.
XXII. — Cependant, reprit-il, tu auras de la peine à trouver un, autre moyen d’atteindre le bonheur, si tu rejettes la science.
— Encore un mot d’explication, repris-je. Quel est l’objet de cette science ? Est-ce le découpage du cuir ?
— Non, par Zeus.
— Est-ce le travail de l’airain ?
— Pas du tout.
— Est-ce le travail de la laine, du bois ou de quelque autre matière du même genre ?
— Non, certes.
— Alors, nous nous écartons de notre principe qu’être heureux c’est vivre selon la science, puisque tu ne veux pas convenir que ces artisans qui vivent selon la science soient heureux, et que tu ne reconnais pour tel que celui qui vit selon certaines sciences. Peut-être as-tu en vue celui dont je parlais tout à l’heure, celui qui sait tout ce qui doit arriver, le devin. Est-ce de lui ou d’un autre que tu veux parler ?
— De celui-là et d’un autre, dit-il.
— Lequel ? demandai-je. Ne serait-ce pas d’un homme qui, outre l’avenir, connaîtrait tout le passé et le présent et à qui rien n’échapperait ? Supposons qu’un tel homme existe. Je ne crois pas que tu puisses en citer un autre qui vive plus conformément à la science.
— Non, assurément.
— Il y a une chose que je voudrais savoir encore : quelle est, parmi les sciences, celle qui le rend heureux ? ou bien y contribuent-elles toutes également ?
— Non, pas également, dit-il.
— Alors quelle est celle qui y contribue le plus ? et que sait-elle, parmi les choses présentes, passées et futures ? Est-ce la science du trictrac ?
— Que parles-tu de trictrac ?
— Ou le calcul ?
— Pas du tout.
— Ou la science de la santé ?
— Plutôt, dit-il.
— Mais cette science que je cherche, qui contribue le plus au bonheur, quelle est-elle ?
— C’est celle du bien et du mal, répliqua-t-il.
— Malheureux ! m’écriai-je, voilà longtemps que tu me fais tourner dans un cercle, sans vouloir me dire que ce n’est pas de vivre selon la science qui fait qu’on agit bien et qu’on est heureux, ni selon toutes les sciences ensemble, mais selon celle-là seule qui a pour objet le bien et le mal. Et en effet, Critias, si tu veux retirer cette science du nombre des autres, la médecine réussira-t-elle moins à nous donner la santé, l’art du cordonnier, des chaussures, le tissage, des habits, le pilotage, à nous empêcher de mourir en mer et la science du général, de mourir à la guerre ?
— Ces sciences n’y réussiront pas moins bien, dit-il.
— Mais, mon cher Critias, il nous faut renoncer à voir exécuter chacune de ces choses d’une manière convenable et utile, si cette science du bien et du mal nous fait défaut.
— C’est vrai.
— Or cette science-là, qui a pour tâche de nous être utile, n’est pas, ce semble, la sagesse ; car ce n’est pas la science des sciences et de l’ignorance, mais la science du bien et du mal, en sorte que, si c’est cette dernière qui nous est utile, la sagesse est pour nous autre chose.
— Comment ? s’écria-t-il ; la sagesse ne nous serait pas utile ! Si la sagesse est la science des sciences et si elle préside à toutes les autres, il est certain qu’elle commande aussi à la science du bien, et par là, nous est utile.
— Est-ce donc elle, repris-je, qui nous procure la santé, et non pas la médecine ? Est-ce elle qui peut exécuter les travaux des différents arts et ceux-ci n’ont-ils pas tous leur besogne propre ? N’avons-nous pas depuis longtemps attesté qu’elle est simplement la science de la science et de l’ignorance et rien de plus ? N’est-ce pas vrai ?
— Il semble bien.
— Elle ne saurait donc nous procurer la santé ?
— Non, assurément.
— Car la santé relève d’un autre art, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Elle est donc incapable aussi de nous être utile, camarade, puisque c’est à un autre art que nous venons d’attribuer cet office. Est-ce vrai ?
— Sans doute.
— Comment donc la sagesse nous serait-elle utile, si elle ne nous procure aucune utilité ?
— Elle ne saurait l’être, Socrate, à ce qu’il me semble.
XXIII. — Vois-tu maintenant, Critias, combien j’avais raison de craindre depuis un bon moment et combien j’étais fondé à m’accuser moi-même de ne rien tirer de bon de mon enquête sur la sagesse ? Autrement nous n’aurions pas trouvé que la plus belle des choses, de l’aveu de tous, nous est inutile, si j’étais tant soit peu habile à conduire une enquête. A présent, nous voilà battus sur toute la ligne et nous sommes hors d’état de découvrir à quelle réalité le créateur du langage a appliqué ce mot de sagesse. Et cependant nous avons fait plusieurs concessions qui ne devaient pas trouver place dans notre argumentation. Nous avons admis que la sagesse était la science de la science, bien que la raison nous le défendît et en niât la possibilité. Et à cette science nous avons de plus accordé le pouvoir de connaître les opérations des autres sciences, bien que la raison ne le permît pas davantage, afin que notre sage pût connaître qu’il sait ce qu’il sait et qu’il ne sait pas ce qu’il ne sait pas. Cette concession, nous l’avons faite avec une libéralité sans réserve et sans considérer qu’il est impossible d’avoir la moindre connaissance d’une chose qu’on ignore absolument ; car notre concession affirme qu’on sait ce qu’on ne sait pas, ce qui, à mon avis, est la chose la plus absurde du monde. Mais, en dépit de notre complaisance et de notre facilité, l’enquête n’est pas arrivée davantage à trouver la vérité ; au contraire, elle s’est si bien moquée de la vérité que, quoi que nous ayons admis ensemble et imaginé pour définir la sagesse, elle nous en a fait voir l’inutilité avec une ostentation insultante. Pour ce qui est de moi, je n’en suis pas trop dépité ; mais je le suis extrêmement pour toi, Charmide, en voyant qu’avec une telle figure et un esprit si sage, tu ne tireras aucun fruit de cette sagesse et que tu ne gagneras rien dans la vie à la posséder. Mais ce qui me donne encore plus de dépit, c’est l’incantation que j’ai apprise du Thrace, à la pensée que j’ai mis tant d’application à retenir une chose qui n’a aucune valeur. Mais non, je ne puis croire qu’il en soit ainsi ; c’est moi qui suis un piètre chercheur ; car la sagesse est un grand bien, et, si tu la possèdes, [176a] tu es un homme heureux. Vois donc si tu la possèdes et si tu n’as aucun besoin de l’incantation. En ce cas, je te conseille plutôt de me considérer comme un radoteur, incapable de rien trouver par le raisonnement, et pour toi, de t’estimer d’autant plus heureux que tu es plus sage. »
XXIV. — Charmide me répondit alors : « Par Zeus, Socrate, je ne sais pas, moi, si je possède la sagesse ou si je ne la possède pas. Car comment le saurais-je, quand vous-mêmes n’êtes pas capables, dis-tu, de découvrir ce qu’elle est. [176b] Mais moi, je ne te crois guère et je suis convaincu, Socrate, que j’ai besoin de l’incantation ; aussi ne tiendra-t-il pas à moi que je ne m’y soumette tous les jours, jusqu’à ce que tu dises que c’est assez.
— Bien, s’écria Critias ; fais-le, Charmide. Ce sera pour moi la preuve que tu es sage, si tu te livres aux incantations de Socrate et ne le quittes pas d’un pas.
— Tu peux compter que je le suivrai et ne le quitterai pas. Ce serait bien mal à moi [176c] de ne pas t’obéir à toi, qui es mon tuteur, et de ne pas faire ce que tu m’ordonnes.
— Oui, certes, dit-il, je te l’ordonne.
— Je le ferai donc, répondit-il, et je commencerai aujourd’hui même.
— Eh ! vous autres, dis-je, que projetez-vous donc ?
— Rien, dit Charmide, c’est tout projeté.
— Veux-tu donc, dis-je, user de contrainte, sans m’accorder le temps de réfléchir ?
— Oui, de contrainte, dit-il, Critias le commande. A toi de voir quel parti tu dois prendre.
[176d] — Mais, dis-je, il n’y a plus de place pour la réflexion ; car si tu te mets en tête de faire une chose et d’employer la violence, personne au monde ne sera capable de te résister.— Alors, dit-il, ne résiste pas, toi non plus.
— Eh bien, dis-je, je ne résisterai pas.