Quant à la condition et à la primitive histoire de leurs adversaires, si je n’ai pas perdu le souvenir de ce que j’ai entendu raconter étant encore enfant, c’est ce que je vais maintenant vous exposer, pour en faire partager la connaissance aux amis que vous êtes.
Mais, avant d’entrer en matière, j’ai encore un détail à vous expliquer, pour que vous ne soyez pas surpris d’entendre des noms grecs appliqués à des barbares. Vous allez en savoir la cause. Comme Solon songeait à utiliser ce récit pour ses poèmes, il s’enquit du sens des noms, et il trouva que ces Égyptiens, qui les avaient écrits les premiers, les avaient traduits dans leur propre langue. Lui-même, reprenant à son tour le sens de chaque nom, le transporta et transcrivit dans notre langue. Ces manuscrits de Solon étaient chez mon grand-père et sont encore chez moi à l’heure qu’il est, et je les ai appris par coeur étant enfant. Si donc vous entendez des noms pareils à ceux de chez nous, que cela ne vous cause aucun étonnement : vous en savez la cause.
Et maintenant voici à peu près de quelle manière commença ce long récit. Nous avons déjà dit, au sujet du tirage au sort que firent les dieux, qu’ils partagèrent toute la terre en lots plus ou moins grands suivant les pays et qu’ils établirent en leur honneur des temples et des sacrifices. C’est ainsi que Poséidon, ayant eu en partage l’île Atlantide, installa des enfants qu’il avait eus d’une femme mortelle dans un endroit de cette île que je vais décrire. Du côté de la mer, s’étendait, par le milieu de l’île entière, une plaine qui passe pour avoir été la plus belle de toutes les plaines et fertile par excellence. Vers le centre de cette plaine, à une distance d’environ cinquante stades, on voyait une montagne qui était partout de médiocre altitude. Sur cette montagne habitait un de ces hommes qui, à l’origine, étaient, en ce pays, nés de la terre. Il s’appelait Événor et vivait avec une femme du nom de Leucippe. Ils engendrèrent une fille unique, Clito, qui venait d’atteindre 113d-114e l’âge nubile, quand son père et sa mère moururent. Poséidon, s’en étant épris, s’unit à elle et fortifia la colline où elle demeurait, en en découpant le pourtour par des enceintes faites alternativement de mer et de terre, les plus grandes enveloppant les plus petites. Il en traça deux de terre et trois de mer et les arrondit en partant du milieu de l’île, dont elles étaient partout à égale distance, de manière à rendre le passage infranchissable aux hommes ; car on ne connaissait encore en ce temps-là ni vaisseaux ni navigation. Lui-même embellit l’île centrale, chose aisée pour un dieu. Il fit jaillir du sol deux sources d’eau, l’une chaude et l’autre froide, et fit produire à la terre des aliments variés et abondants. Il engendra cinq couples de jumeaux mâles, les éleva, et, ayant partagé l’île entière de l’Atlantide en dix portions, il attribua au premier né du couple le plus vieux la demeure de sa mère et le lot de terre alentour, qui était le plus vaste et le meilleur ; il l’établit roi sur tous ses frères et, de ceux-ci, fit des souverains, en donnant à chacun d’eux un grand nombre d’hommes à gouverner et un vaste territoire. Il leur donna des noms à tous. Le plus vieux, le roi, reçut le nom qui servit à désigner l’île entière et la mer qu’on appelle Atlantique, parce que le premier roi du pays à cette époque portait le nom d’Atlas. Le jumeau né après lui, à qui était échue l’extrémité de l’île du côté des colonnes d’Héraclès, jusqu’à la région qu’on appelle aujourd’hui Gadirique en ce pays, se nommait en grec Eumélos et en dialecte indigène Gadire , mot d’où la région a sans doute tiré son nom. Les enfants du deuxième couple furent appelés, l’un Amphérès, l’autre Evaimon. Du troisième couple, l’aîné reçut le nom de Mnéseus, le cadet celui d’Autochthon. Du quatrième, le premier né fut nommé Elasippos, le deuxième Mestor ; à l’aîné du cinquième groupe on donna le nom d’Azaès, au cadet celui de Diaprépès. Tous ces fils de Poséidon et leurs descendants habitèrent ce pays pendant de longues générations. Ils régnaient sur beaucoup d’autres îles de l’Océan et, comme je l’ai déjà dit, ils étendaient en outre leur empire, de ce côté-ci, à l’intérieur du détroit, jusqu’à l’Égypte et à la Tyrrhénie.
La race d’Atlas devint nombreuse et garda les honneurs du pouvoir. Le plus âgé était roi, et, comme il transmettait toujours le sceptre au plus âgé de ses fils, ils conservèrent la royauté pendant de nombreuses générations. Ils avaient acquis des richesses immenses, telles qu’on n’en vit jamais dans aucune dynastie royale et qu’on n’en verra pas facilement dans l’avenir. Ils disposaient de toutes les ressources de leur cité et de toutes celles qu’il fallait tirer de la terre étrangère. Beaucoup leur venaient du dehors, grâce à leur empire, mais c’est l’île elle-même qui leur fournissait la plupart des choses à l’usage de la vie, en 114e-115e premier lieu tous les métaux, solides ou fusibles, qu’on extrait des mines, et en particulier une espèce dont nous ne possédons plus que le nom, mais qui était alors plus qu’un nom et qu’on extrayait de la terre en maint endroit de l’île, l’orichalque , le plus précieux, après l’or, des métaux alors connus. Puis tout ce que la forêt fournit de matériaux pour les travaux des charpentiers, l’île le produisait aussi en abondance. Elle nourrissait aussi abondamment les animaux domestiques et sauvages. On y trouvait même une race d’éléphants très nombreuse ; car elle offrait une plantureuse pâture non seulement à tous les autres animaux qui paissent au bord des marais, des lacs et des rivières, ou dans les forêts, ou dans les plaines, mais encore également à cet animal, qui par nature est le plus gros et le plus vorace. En outre, tous les parfums que la terre nourrit à présent, en quelque endroit que ce soit, qu’ils viennent de racines ou d’herbes ou de bois, ou de sucs distillés par les fleurs ou les fruits, elle les produisait et les nourrissait parfaitement, et aussi les fruits cultivés et les secs, dont nous usons pour notre nourriture, et tous ceux dont nous nous servons pour compléter nos repas, et que nous désignons par le terme général de légumes, et ces fruits ligneux qui nous fournissent des boissons, des aliments et des parfums, et ce fruit à écailles et de conservation difficile, fait pour notre amusement et notre plaisir, et tous ceux que nous servons après le repas pour le soulagement et la satisfaction de ceux qui souffrent d’une pesanteur d’estomac, tous ces fruits, cette île sacrée qui voyait alors le soleil, les produisait magnifiques, admirables, en quantités infinies . Avec toutes ces richesses qu’ils tiraient de la terre, les habitants construisirent les temples, les palais des rois, les ports, les chantiers maritimes, et ils embellirent tout le reste du pays dans l’ordre que je vais dire.
Ils commencèrent par jeter des ponts sur les fossés d’eau de mer qui entouraient l’antique métropole, pour ménager un passage vers le dehors et vers le palais royal. Ce palais, ils l’avaient élevé des l’origine à la place habitée par le dieu et par leurs ancêtres. Chaque roi, en le recevant de son prédécesseur, ajoutait à ses embellissements et mettait tous ses soins à le surpasser, si bien qu’ils firent de leur demeure un objet d’admiration par la grandeur et la beauté de leurs travaux. Ils creusèrent depuis la mer jusqu’à l’enceinte extérieure un canal de trois plèthres de large, de cent pieds de profondeur et de cinquante stades de longueur, et ils ouvrirent aux vaisseaux venant de la mer une entrée dans ce canal, comme dans un port, en y ménageant une embouchure suffisante pour que les plus grands vaisseaux y pussent pénétrer. En outre, à travers les enceintes de terre qui séparaient celles d’eau de mer, vis-à-vis des ponts, ils ouvrirent des tranchées assez larges pour 115e-116e permettre à une trière de passer d’une enceinte à l’autre, et par-dessus ces tranchées ils mirent des toits pour qu’on pût naviguer dessous ; car les parapets des enceintes de terre étaient assez élevés au-dessus de la mer. Le plus grand des fossés circulaires, celui qui communiquait avec la mer, avait trois stades de largeur, et l’enceinte de terre qui lui faisait suite en avait autant. Des deux enceintes suivantes, celle d’eau avait une largeur de deux stades et celle de terre était encore égale à celle d’eau qui la précédait ; celle qui entourait l’île centrale n’avait qu’un stade. Quant à l’île où se trouvait le palais des rois, elle avait un diamètre de cinq stades. Ils revêtirent d’un mur de pierre le pourtour de cette île, les enceintes et les deux côtés du pont, qui avait une largeur d’un plèthre. Ils mirent des tours et des portes sur les ponts et à tous les endroits où passait la mer. Ils tirèrent leurs pierres du pourtour de l’île centrale et de dessous les enceintes, à l’extérieur et à l’intérieur ; il y en avait des blanches, des noires et des rouges. Et tout en extrayant les pierres, ils construisirent des bassins doubles creusés dans l’intérieur du sol, et couverts d’un toit par le roc même. Parmi ces constructions les unes étaient d’une seule couleur ; dans les autres, ils entremêlèrent les pierres de manière à faire un tissu varié de couleurs pour le plaisir des yeux, et leur donnèrent ainsi un charme naturel. Ils revêtirent d’airain, en guise d’enduit, tout le pourtour du mur qui entourait l’enceinte la plus extérieure ; d’étain fondu celui de l’enceinte intérieure, et celle qui entourait l’acropole elle-même d’orichalque aux reflets de feu.
Le palais royal, à l’intérieur de l’acropole, avait été agencé comme je vais dire. Au centre même de l’acropole il y avait un temple consacré à Clito et à Poséidon. L’accès en était interdit et il était entouré d’une clôture d’or. C’est là qu’à l’origine ils avaient engendré et mis au jour la race des dix princes. C’est là aussi qu’on venait chaque année des dix provinces qu’ils s’étaient partagées offrir à chacun d’eux les sacrifices de saison. Le temple de Poséidon lui-même était long d’un stade, large de trois plèthres et d’une hauteur proportionnée à ces dimensions ; mais il avait dans son aspect quelque chose de barbare. Le temple tout entier, à l’extérieur, était revêtu d’argent, hormis les acrotères, qui l’étaient d’or ; à l’intérieur, la voûte était tout entière d’ivoire émaillé d’or, d’argent et d’orichalque ; tout le reste, murs, colonnes et pavés, était garni d’orichalque. On y avait dressé des statues d’or, en particulier celle du dieu, debout sur un char, conduisant six chevaux ailés, et si grand que sa tête touchait la voûte, puis, en cercle autour de lui, cent Néréides sur des dauphins ; car on croyait alors qu’elles étaient au nombre de cent ; mais il y avait aussi beaucoup d’autres statues consacrées par des particuliers. Autour du temple, à l’extérieur, se 116e-117e dressaient les statues d’or de toutes les princesses et de tous les princes qui descendaient des dix rois et beaucoup d’autres grandes statues dédiées par les rois et les particuliers, soit de la ville même, soit des pays du dehors soumis à leur autorité. Il y avait aussi un autel dont la grandeur et le travail étaient en rapport avec tout cet appareil, et tout le palais de même était proportionné à la grandeur de l’empire, comme aussi aux ornements du temple.
Les deux sources, l’une d’eau froide et l’autre d’eau chaude, avaient un débit considérable et elles étaient, chacune, merveilleusement adaptées aux besoins des habitants par l’agrément et la vertu de leurs eaux. Ils les avaient entourées de bâtiments et de plantations d’arbres appropriées aux eaux. Ils avaient construit tout autour des bassins, les uns à ciel ouvert, les autres couverts, destinés aux bains chauds en hiver. Les rois avaient les leurs à part, et les particuliers aussi ; il y en avait d’autres pour les femmes et d’autres pour les chevaux et les autres bêtes de somme, chacun d’eux étant disposé suivant sa destination. Ils conduisaient l’eau qui s’en écoulait dans le bois sacré de Poséidon, où il y avait des arbres de toutes essences, d’une grandeur et d’une beauté divines, grâce à la qualité du sol ; puis ils la faisaient écouler dans les enceintes extérieures par des aqueducs qui passaient sur les ponts. Là, on avait aménagé de nombreux temples dédiés à de nombreuses divinités, beaucoup de jardins et beaucoup de gymnases, les uns pour les hommes, les autres pour les chevaux, ces derniers étant construits à part dans chacune des deux îles formées par les enceintes circulaires. Entre autres, au milieu de la plus grande île, on avait réservé la place d’un hippodrome d’un stade de large, qui s’étendait en longueur sur toute l’enceinte, pour le consacrer aux courses de chevaux. Autour de l’hippodrome, il y avait, de chaque côté, des casernes pour la plus grande partie de la garde. Ceux des gardes qui inspiraient le plus de confiance tenaient garnison dans la plus petite des deux enceintes, qui était aussi la plus près de l’acropole, et à ceux qui se distinguaient entre tous par leur fidélité on avait assigné des quartiers à l’intérieur de l’acropole autour des rois mêmes.
Les arsenaux étaient pleins de trières et de tous les agrès nécessaires aux trières, le tout parfaitement apprêté. Et voilà comment tout était disposé autour du palais des rois.
Quand on avait traversé les trois ports extérieurs, on trouvait un mur circulaire commençant à la mer et partout distant de cinquante stades de la plus grande enceinte et de son port. Ce mur venait fermer au même point l’entrée du canal du côté de la mer. Il était tout entier couvert de maisons nombreuses et serrées les unes contre les 117e-118e autres, et le canal et le plus grand port étaient remplis de vaisseaux et de marchands venus de tous les pays du monde et de leur foule s’élevaient jour et nuit des cris, du tumulte et des bruits de toute espèce.
Je viens de vous donner un rapport assez fidèle de ce que l’on m’a dit jadis de la ville et du vieux palais. A présent il me faut essayer de rappeler quel était le caractère du pays et la forme de son organisation. Tout d’abord, on m’a dit que tout le pays était très élevé et à pic sur la mer, mais que tout autour de la ville s’étendait une plaine qui l’entourait et qui était elle-même encerclée de montagnes descendant jusqu’à la mer ; que sa surface était unie et régulière, qu’elle était oblongue en son ensemble, qu’elle mesurait sur un côté trois mille stades et à son centre, en montant de la mer, deux mille. Cette région était, dans toute la longueur de l’île, exposée au midi et à l’abri des vents du nord. On vantait alors les montagnes qui l’entouraient, comme dépassant en nombre, en grandeur et en beauté toutes celles qui existent aujourd’hui. Elles renfermaient un grand nombre de riches villages peuplés de périèques , des rivières, des lacs et des prairies qui fournissaient une pâture abondante à tous les animaux domestiques et sauvages et des bois nombreux et d’essences variées amplement suffisants pour toutes les sortes d’ouvrages de l’industrie.
Or cette plaine avait été, grâce à la nature et aux travaux d’un grand nombre de rois au cours de longues générations, aménagée comme je vais dire. Elle avait la forme d’un quadrilatère généralement rectiligne et oblong ; ce qui lui manquait en régularité avait été corrigé par un fossé creusé sur son pourtour. En ce qui regarde la profondeur, la largeur et la longueur de ce fossé, il est difficile de croire qu’il ait eu les proportions qu’on lui prête, si l’on considère que c’était un ouvrage fait de main d’homme, ajouté aux autres travaux. Il faut cependant répéter ce que nous avons ouï dire : il avait été creusé à la profondeur d’un plèthre, sa largeur était partout d’un stade, et, comme sa longueur embrassait toute la plaine, elle montait à dix mille stades. Il recevait les cours d’eau qui descendaient des montagnes, faisait le tour de la plaine, aboutissait à la ville par ses deux extrémités, d’où on le laissait s’écouler dans la mer. De la partie haute de la ville partaient des tranchées d’environ cent pieds de large, qui coupaient la plaine en ligne droite et se déchargeaient dans le fossé près de la mer ; de l’une à l’autre il y avait un intervalle de cent stades. Elles servaient au flottage des bois descendus des montagnes vers la ville et au transport par bateaux des autres productions de chaque saison, grâce à des canaux qui partaient des tranchées et les faisaient communiquer obliquement les unes avec les autres et avec la ville. Notez qu’il y avait tous les ans deux récoltes, parce que 118e-120a l’hiver on utilisait les pluies de Zeus, et en été, les eaux qui jaillissent de la terre, qu’on amenait des tranchées.
En ce qui regarde le nombre de soldats que devait fournir la plaine en cas de guerre, on avait décidé que chaque district fournirait un chef. La grandeur du district était de dix fois dix stades et il y en avait en tout six myriades. Quant aux hommes à tirer des montagnes et du reste du pays, leur nombre, à ce qu’on m’a dit, était infini ; ils avaient tous été répartis par localités et par villages entre ces districts sous l’autorité des chefs. Or le chef avait ordre de fournir pour la guerre la sixième partie d’un char de combat, en vue d’en porter l’effectif à dix mille ; deux chevaux et leurs cavaliers ; en outre un attelage de deux chevaux, sans char, avec un combattant armé d’un petit bouclier et un conducteur des deux chevaux porté derrière le combattant, plus deux hoplites, des archers et des frondeurs au nombre de deux pour chaque espèce, des fantassins légers lanceurs de pierres et de javelots au nombre de trois pour chaque espèce, et quatre matelots pour remplir douze cents navires . C’est ainsi qu’avait été réglée l’organisation militaire de la ville royale. Pour les neuf autres provinces, chacune avait son organisation particulière, dont l’explication demanderait beaucoup de temps.
Le gouvernement et les charges publiques avaient été réglés à l’origine de la manière suivante. Chacun des dix rois dans son district et dans sa ville avait tout pouvoir sur les hommes et sur la plupart des lois : il punissait et faisait mettre à mort qui il voulait. Mais leur autorité l’un sur l’autre et leurs relations mutuelles étaient réglées sur les instructions de Poséidon, telles qu’elles leur avaient été transmises par la loi, et par les inscriptions gravées par les premiers rois sur une colonne d’orichalque, placée au centre de l’île dans le temple de Poséidon. C’est dans ce temple qu’ils s’assemblaient tous les cinq ans ou tous les six ans alternativement, accordant le même honneur au pair et à l’impair. Dans cette assemblée, ils délibéraient sur les affaires communes, ils s’enquéraient si l’un d’eux enfreignait la loi et le jugeaient. Au moment de porter leur jugement, ils se donnaient d’abord les uns aux autres des gages de leur foi de la manière suivante. Il y avait dans l’enceinte du temple de Poséidon des taureaux en liberté. Les dix rois, laissés seuls, priaient le dieu de leur faire capturer la victime qui lui serait agréable, après quoi ils se mettaient en chasse avec des bâtons et des noeuds coulants, sans fer. Ils amenaient alors à la colonne le taureau qu’ils avaient pris, l’égorgeaient à son sommet et faisaient couler le sang sur l’inscription. Sur la colonne, outre les lois, un serment était gravé, qui proférait de terribles imprécations contre ceux qui désobéiraient. Lors donc qu’ils avaient sacrifié suivant leurs lois, ils consacraient tout le corps du 120a-121a taureau, puis, remplissant de vin un cratère, ils y jetaient au nom de chacun d’eux un caillot de sang et portaient le reste dans le feu, après avoir purifié le pourtour de la colonne. Puisant ensuite dans le cratère avec des coupes d’or, ils faisaient une libation sur le feu en jurant qu’ils jugeraient conformément aux lois inscrites sur la colonne et puniraient quiconque les aurait violées antérieurement, qu’à l’avenir ils n’enfreindraient volontairement aucune des prescriptions écrites et ne commanderaient et n’obéiraient à un commandement que conformément aux lois de leur père. Lorsque chacun d’eux avait pris cet engagement pour lui-même et sa descendance, il buvait et consacrait sa coupe dans le temple du dieu ; puis il s’occupait du dîner et des cérémonies nécessaires. Quand l’obscurité était venue et que le feu des sacrifices était refroidi, chacun d’eux revêtait une robe d’un bleu sombre de toute beauté, puis ils s’asseyaient à terre dans les cendres du sacrifice où ils avaient prêté serment, et, pendant la nuit, après avoir éteint tout le feu dans le temple, ils étaient jugés ou jugeaient, si quelqu’un en accusait un autre d’avoir enfreint quelque prescription. Leurs jugements rendus, ils les inscrivaient, au retour de la lumière, sur une table d’or, et les dédiaient avec leurs robes, comme un mémorial. Il y avait en outre beaucoup d’autres lois particulières relatives aux prérogatives de chacun des rois, dont les plus importantes étaient de ne jamais porter les armes les uns contre les autres, de se réunir pour se prêter main-forte, dans le cas où l’un d’eux entreprendrait de détruire l’une des races royales dans son État, de délibérer en commun, comme leurs prédécesseurs, sur les décisions à prendre touchant la guerre et les autres affaires, mais en laissant l’hégémonie à la race d’Atlas. Le roi n’était pas maître de condamner à mort aucun de ceux de sa race, sans l’assentiment de plus de la moitié des dix rois.
Telle était la formidable puissance qui existait alors en cette contrée, et que le dieu assembla et tourna contre notre pays, pour la raison que voici. Pendant de nombreuses générations, tant que la nature du dieu se fit sentir suffisamment en eux, ils obéirent aux lois et restèrent attachés au principe divin auquel ils étaient apparentés. Ils n’avaient que des pensées vraies et grandes en tout point, et ils se comportaient avec douceur et sagesse en face de tous les hasards de la vie et à l’égard les uns des autres. Aussi, n’ayant d’attention qu’à la vertu, faisaient-ils peu de cas de leurs biens et supportaient-ils aisément le fardeau qu’était pour eux la masse de leur or et de leurs autres possessions. Ils n’étaient pas enivrés par les plaisirs de la richesse et, toujours maîtres d’eux-mêmes, ils ne s’écartaient pas de leur devoir. Tempérants comme ils étaient, ils voyaient nettement que tous ces biens aussi s’accroissaient par l’affection mutuelle unie à la vertu, et que, si 120a-120c on s’y attache et les honore, ils périssent eux-mêmes et la vertu avec eux. Tant qu’ils raisonnèrent ainsi et gardèrent leur nature divine, ils virent croître tous les biens dont j’ai parlé. Mais quand la portion divine qui était en eux s’altéra par son fréquent mélange avec un élément mortel considérable et que le caractère humain prédomina, incapables dès lors de supporter la prospérité, ils se conduisirent indécemment, et à ceux qui savent voir, ils apparurent laids, parce qu’ils perdaient les plus beaux de leurs biens les plus précieux, tandis que ceux qui ne savent pas discerner ce qu’est la vraie vie heureuse les trouvaient justement alors parfaitement beaux et heureux, tout infectés qu’ils étaient d’injustes convoitises et de l’orgueil de dominer. Alors le dieu des dieux, Zeus, qui règne suivant les lois et qui peut discerner ces sortes de choses, s’apercevant du malheureux état d’une race qui avait été vertueuse, résolut de les châtier pour les rendre plus modérés et plus sages. A cet effet, il réunit tous les dieux dans leur demeure, la plus précieuse, celle qui, située au centre de tout l’univers, voit tout ce qui participe à la génération, et, les ayant rassemblés, il leur dit :…