SOCRATE: X. — Admettons-nous qu’en aucun cas il ne faut être injuste volontairement ou qu’il faut l’être en certains cas, en d’autres non ? ou bien reconnaissons-nous qu’en aucun cas l’injustice n’est ni bonne ni belle, comme nous en sommes convenus bien des fois précédemment et comme nous le disions encore tout à l’heure ? ou bien tous ces principes sur lesquels nous étions d’accord antérieurement se sont-ils dissipés en ces quelques jours ? Se peut-il donc, Criton, que, vieux comme nous sommes, nous nous entretenions sérieusement ensemble depuis si longtemps, sans nous apercevoir que nous parlons comme des enfants ? ou bien faut-il croire de préférence que ce que nous disions est vrai, que la foule en convienne ou non, et que, quel que soit le sort, plus rigoureux encore ou plus doux, qui nous est réservé, il n’en est pas moins certain que l’injustice est dans tous les cas pour celui qui la commet un mal et une honte ? L’affirmons-nous, oui ou non ?
CRITON: Nous l’affirmons.
SOCRATE: On ne doit donc pas non plus répondre à l’injustice par l’injustice, puisqu’il n’est jamais permis d’être injuste.
CRITON: Il est clair que non.
SOCRATE: Et faire du mal, Criton, le doit-on, ou non ?
CRITON: Non, assurément, Socrate.
SOCRATE: Mais rendre le mal pour le mal, cela est-il juste, comme on le dit communément, ou injuste ?
CRITON: Non, cela n’est pas juste.
SOCRATE: C’est qu’entre faire du mal aux gens et être injuste il n’y a pas de différence.
SOCRATE: Il ne faut donc pas répondre à l’injustice par l’injustice ni faire du mal à aucun homme, quoi qu’il nous ait fait. Prends garde, Criton, qu’en m’accordant cela, tu ne l’accordes contre ta pensée ; car il y a, je le sais, et il y aura toujours peu de gens pour en être convaincus. Or, entre ceux qui sont de cet avis et ceux qui ne le sont pas, il n’y a pas d’entente possible, et ils ne peuvent que se mépriser en voyant qu’ils prennent des directions opposées. Examine donc avec soin de ton côté si tu es d’accord avec moi et si tu partages ma conviction et si nous pouvons discuter en partant de ce principe qu’il n’est jamais bien d’être injuste, ni de répondre à l’injustice par l’injustice, ni, quand on nous fait du mal, de nous venger en le rendant ; ou bien te sépares-tu de moi et repousses-tu ce principe ? Moi, je le tiens pour vrai depuis longtemps et aujourd’hui encore ; mais si tu es, toi, d’un autre avis, dis-le, et explique-toi. Si, au contraire, tu restes fidèle à ton premier sentiment, écoute ce qui s’ensuit.
CRITON: Oui, j’y reste fidèle et je partage ton avis. Ainsi, parle.
SOCRATE: Je vais donc dire ce qui s’ensuit, ou plutôt t’interroger. Si l’on a accordé à quelqu’un qu’une chose est juste, faut-il la faire ou lui manquer de parole ?
CRITON: Il faut la faire.