KHAIRÉPHON Voici ma question. Si Gorgias s’entendait à l’art que professe son frère Hérodicos 1, quel nom devrions-nous lui donner ? Le même qu’à son frère, n’est-ce pas ?
POLOS Oui.
KHAIRÉPHON En disant qu’il est médecin, nous parlerions donc correctement ?
POLOS Oui.
KHAIRÉPHON Et s’il était versé dans l’art d’Aristophon 2, fils d’Aglaophon, ou de son frère, quel nom devrions-nous lui donner ?
POLOS Celui de peintre évidemment.
KHAIRÉPHON Mais, en fait, dans quel art est-il versé et quel nom devons-nous lui donner ?
POLOS Khairéphon, il existe dans le monde beaucoup d’arts qu’à force d’expériences, l’expérience a découverts 3 : car l’expérience fait que notre vie est dirigée selon l’art, et l’inexpérience, au gré du hasard. De ces différents arts, les uns choisissent ceux-ci, les autres ceux-là, chacun à sa manière, et les meilleurs choisissent les meilleurs. Gorgias est de ce nombre et l’art qu’il possède est le plus beau.
SOCRATE III. — Je vois, Gorgias, que Polos est merveilleusement entraîné à discourir ; mais il ne fait pas ce qu’il a promis à Khairéphon.
GORGIAS Comment cela, Socrate ?
SOCRATE 448d-449a Il me semble qu’il ne répond pas exactement à ce qu’on lui demande.
GORGIAS Eh bien, questionne-le, toi, si tu veux.
SOCRATE Non, mais si tu veux bien me répondre toi-même, alors je t’interrogerai, toi, bien plus volontiers ; car il est clair pour moi, d’après ce qu’il vient de dire, que Polos s’est plus exercé à ce qu’on appelle la rhétorique qu’au dialogue.
POLOS Pourquoi cela, Socrate ?
SOCRATE Parce que, Polos, Khairéphon t’ayant demandé dans quel art Gorgias est versé, tu fais l’éloge de son art, comme si on le critiquait, mais que tu n’as pas répondu en quoi il consistait.
POLOS N’ai-je pas répondu que c’est le plus beau ?
SOCRATE Sans doute ; mais on ne te demande pas quelle est la qualité de l’art de Gorgias, mais ce qu’il est et quel nom il faut donner à Gorgias. Lorsque Khairéphon t’a proposé des exemples, tu lui as répondu avec justesse et brièveté. Fais de même à présent, et dis-nous quel est l’art de Gorgias et quel nom il faut lui donner à lui-même. Ou plutôt, Gorgias, dis-nous toi-même quel est l’art dont tu es maître et quel nom il faut te donner.
GORGIAS Mon art est la rhétorique.
SOCRATE Il faut donc t’appeler orateur 1.
GORGIAS Et bon orateur, Socrate, si tu veux m’appeler ce que « je me glorifie d’être », pour parler comme Homère 2.
SOCRATE Mais oui, je le veux.
GORGIAS Appelle-moi donc ainsi.
SOCRATE 449b-449d Ne dirons-nous pas aussi que tu es capable de communiquer ton art à d’autres ?
GORGIAS Oui, je m’en fais fort, et non seulement ici, mais ailleurs aussi.
SOCRATE Eh bien, consentirais-tu, Gorgias, à poursuivre l’entretien comme nous le faisons à présent, en alternant les questions et les réponses, et à remettre à une autre fois les longs discours que Polos a inaugurés ? Mais ne manque pas à ta promesse et réduis-toi à répondre brièvement à chaque question.
GORGIAS Il y a des réponses, Socrate, qui exigent de longs développements. Cependant je tâcherai d’y mettre toute la brièveté possible. Car c’est encore une chose dont je me flatte, que personne ne saurait dire en moins de mots les mêmes choses que moi.
SOCRATE C’est ce qu’il faut ici, Gorgias. Fais montre de ce talent dont tu te vantes, la brièveté ; laisse les longs discours pour une autre occasion.
GORGIAS C’est ce que je vais faire, et tu conviendras que tu n’as jamais entendu parler plus brièvement.
SOCRATE IV. — Eh bien donc, puisque tu prétends être savant dans l’art de la rhétorique et capable de former des orateurs, dis-moi quel est l’objet particulier de la rhétorique. Par exemple, l’art du tisserand a pour objet la confection des habits, n’est-il pas vrai ?
GORGIAS Oui.
SOCRATE Et la musique la composition des chants ?
GORGIAS Oui.
SOCRATE Par Héra, Gorgias, j’admire tes réponses : on n’en saurait faire de plus courtes.
GORGIAS Je crois en effet, Socrate, que je ne m’en acquitte pas mal.
SOCRATE 449d-450a C’est juste. Réponds-moi donc de la même façon sur la rhétorique. De quel objet particulier est-elle la science ?
SOCRATE De quels discours, Gorgias ? Est-ce de ceux qui indiquent aux malades le régime qu’ils doivent suivre pour se rétablir ?
GORGIAS Non.
SOCRATE La rhétorique n’a donc pas pour objet tous les discours ?
GORGIAS Assurément non.
SOCRATE Cependant elle rend capable de parler.
GORGIAS Oui.
SOCRATE Et par conséquent aussi de penser sur les choses dont elle apprend à parler ?
GORGIAS Cela va de soi.
SOCRATE Mais la médecine, dont nous parlions tout à l’heure, ne met-elle pas en état de penser et de parler sur les malades ?
GORGIAS Nécessairement.
SOCRATE Par conséquent la médecine aussi, à ce qu’il paraît, a pour objet les discours.
GORGIAS Oui.
SOCRATE Ceux qui concernent les maladies ?
GORGIAS Précisément.
SOCRATE La gymnastique aussi a pour objet les discours relatifs à la bonne et à la mauvaise disposition des corps ?
GORGIAS 450a-450d Assurément.
SOCRATE Et il en est de même, Gorgias, des autres arts : chacun d’eux a pour objet les discours relatifs à la chose sur laquelle il s’exerce.
GORGIAS Évidemment.
SOCRATE Pourquoi donc n’appliques-tu pas le nom de rhétorique aux autres arts qui ont aussi pour objet les discours, puisque tu appelles rhétorique l’art qui se rapporte aux discours ?
GORGIAS C’est que, Socrate, dans les autres arts, c’est à des travaux manuels et à des actes du même genre que se rapportent presque toutes les connaissances de l’artiste, tandis que la rhétorique ne comporte aucun travail des mains et que tous ses actes et tous ses effets sont produits par des discours. Voilà pourquoi je prétends que la rhétorique a pour objet les discours, et je soutiens que ma définition est exacte.
SOCRATE V. — Je me demande si je comprends bien ce que tu entends par ce mot de rhétorique. Je le verrai plus clairement tout à l’heure. Réponds-moi : il existe des arts, n’est-ce pas ?
GORGIAS Oui.
SOCRATE Parmi tous ces arts, les uns, je crois, s’occupent surtout de la confection des objets et n’ont guère besoin du discours, quelques-uns même n’en ont que faire ; ils pourraient même accomplir leur besogne en silence, comme il arrive pour la peinture, la sculpture et bien d’autres. Ce sont ceux-là, je suppose, que tu prétends n’avoir aucun rapport avec la rhétorique. N’est-ce pas vrai ?
GORGIAS Tu saisis fort bien ma pensée, Socrate.
SOCRATE Mais il en est d’autres qui n’exécutent rien que par la parole et qui n’ont, pour ainsi dire, besoin d’aucune action ou n’en exigent que très peu, comme l’arithmétique, le calcul, la géométrie, le trictrac et beaucoup d’autres, dont quelques-uns demandent autant de paroles que d’actions, mais la plupart davantage, si bien que les 450d-451c discours sont absolument leurs seuls moyens d’agir et de produire. C’est parmi ces derniers, ce me semble, que tu ranges la rhétorique ?
GORGIAS C’est exact.
SOCRATE Je ne pense pas néanmoins que tu veuilles donner le nom de rhétorique à aucun d’eux, bien qu’à s’en tenir à tes paroles, tu aies affirmé que l’art dont toute la force est dans la parole est la rhétorique et qu’on puisse te répondre, si l’on voulait ergoter sur les mots : « Alors c’est l’arithmétique, Gorgias, que tu appelles rhétorique ? » Mais je ne pense pas que tu appelles rhétorique ni l’arithmétique, ni la géométrie ?
GORGIAS Tu ne te trompes pas, Socrate, et tu as raison de penser ainsi.
SOCRATE VI. — Allons maintenant, c’est à toi d’achever la réponse à ma question. Puisque la rhétorique est un de ces arts qui relèvent surtout du discours et qu’il y en a d’autres dans le même cas, tâche d’expliquer à quoi se rapporte cette rhétorique qui agit par la parole. Si, par exemple, on me demandait à propos d’un quelconque de ces arts que je viens de nommer : « Qu’est-ce que l’arithmétique 1, Socrate ? » je répondrais, comme tu l’as fait tout à l’heure, que c’est un des arts qui s’exercent par la parole. Et si l’on me demandait en outre : « Par rapport à quoi ? » je répondrais : par rapport au pair et à l’impair et aux chiffres où l’un et l’autre peut monter. Pareillement, si l’on me demandait : « A quel art donnes-tu le nom de calcul ? » je répondrais que le calcul aussi est un des arts qui s’exercent uniquement par la parole, et, si l’on me demandait en outre : « Par rapport à quoi ? » je répondrais comme les rédacteurs des décrets dans l’assemblée du peuple : « Pour tout le reste 2 », le calcul est comme l’arithmétique, puisqu’il a rapport aux mêmes choses, le pair et l’impair ; mais le calcul en diffère en un point, c’est qu’il considère les valeurs numériques du pair et de l’impair, non seulement en elles-mêmes, mais encore dans leurs relations l’une avec l’autre. Et si l’on m’interrogeait sur l’astronomie, je dirais qu’elle aussi réalise son objet uniquement par la parole, et si l’on ajoutait : « Mais ces discours de l’astronomie, Socrate, à quoi se rapportent-ils ? » je répondrais que c’est au cours des astres, du soleil et de la lune et à leurs vitesses relatives.
GORGIAS Et ce serait bien répondu. Socrate.
SOCRATE 451d-452b Eh bien, maintenant, Gorgias, à ton tour. La rhétorique est justement un des arts qui accomplissent et achèvent leur tâche uniquement au moyen de discours, n’est-il pas vrai ?
GORGIAS C’est vrai.
SOCRATE Dis-moi donc à présent sur quoi portent ces discours. Quelle est, entre toutes les choses de ce monde, celle dont traitent ces discours propres à la rhétorique ?
GORGIAS Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines, Socrate, et les meilleures.
SOCRATE VII. — Mais, Gorgias, ce que tu dis là est sujet à discussion et n’offre encore aucune précision. Tu as sans doute entendu chanter dans les banquets cette chanson qui, dans l’énumération des biens, dit que le meilleur est la santé, que le second est la beauté et que le troisième est, selon l’expression de l’auteur de la chanson, la richesse acquise sans fraude 1.
GORGIAS Je l’ai entendue en effet, mais où veux-tu en venir ?
SOCRATE C’est que tu pourrais bien être assailli tout de suite par les artisans de ces biens vantés par l’auteur de la chanson, le médecin, le pédotribe 2 et le financier, et que le médecin le premier pourrait me dire : « Socrate, Gorgias te trompe. Ce n’est pas son art qui a pour objet le plus grand bien de l’humanité, c’est le mien. » Et si je lui demandais : « Qui es-tu, toi, pour parler de la sorte ?, il me répondrait sans doute qu’il est médecin. — « Que prétends-tu donc ? Que le produit de ton art est le plus grand des biens ? » il me répondrait sans doute : « Comment le contester, Socrate, puisque c’est la santé ? Y a-t-il pour les hommes un bien plus grand que la santé ? »
Et si, après le médecin, le pédotribe à son tour me disait : « Je serais, ma foi, bien surpris, moi aussi, Socrate, que Gorgias pût te montrer de son art un bien plus grand que moi du mien », je lui répondrais à lui aussi : « Qui es-tu, l’ami, et quel est ton ouvrage ? — Je suis pédotribe, dirait-il, et mon ouvrage, c’est de rendre les hommes beaux et robustes de corps. »
Après le pédotribe, ce serait, je pense, le financier qui me dirait, avec un souverain mépris pour tous les autres : 452c-453a « Vois donc, Socrate, si tu peux découvrir un bien plus grand que la richesse, soit chez Gorgias soit chez tout autre. — Quoi donc ! lui dirions-nous. Es-tu, toi, fabricant de richesse ? — Oui. — En quelle qualité ? — En qualité de financier. — Et alors, dirions-nous, tu juges, toi, que la richesse est pour les hommes le plus grand des biens ? — Sans contredit, dirait-il. — Voici pourtant, Gorgias, répondrions-nous, qui proteste que son art produit un plus grand bien que le tien. » Il est clair qu’après cela il demanderait : « Et quel est ce bien ? Que Gorgias s’explique. » Allons, Gorgeas, figure-toi qu’eux et moi, nous te posons cette question. Dis-nous quelle est cette chose que tu prétends être pour les hommes le plus grand des biens et que tu te vantes de produire.
GORGIAS C’est celle qui est réellement le bien suprême, Socrate, qui fait que les hommes sont libres eux-mêmes et en même temps qu’ils commandent aux autres dans leurs cités respectives.
SOCRATE Que veux-tu donc dire par là ?
GORGIAS Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et, quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules.
SOCRATE VIII. — A présent, Gorgias, il me paraît que tu as montré d’aussi près que possible quelle est pour toi la rhétorique, et, si je comprends bien, ton idée est que la rhétorique est l’ouvrière de la persuasion et que tous ses efforts et sa tâche essentielle se réduisent à cela. Pourrais-tu en effet soutenir que son pouvoir aille plus loin que de produire la persuasion dans l’âme des auditeurs ?
GORGIAS Nullement, Socrate, et tu me parais l’avoir bien définie, car telle est bien sa tâche essentielle.
SOCRATE Écoute-moi, Gorgias ; je veux que tu saches, comme j’en suis persuadé moi-même, que, s’il y a des gens qui en conversant ensemble soient jaloux de se faire une 453b-453c idée claire de l’objet du débat, je suis moi-même un de ceux-là, et toi aussi, je pense.
GORGIAS A quoi tend ceci, Socrate ?
SOCRATE Je vais te le dire : Cette persuasion dont tu parles, qui vient de la rhétorique, qu’est-elle au juste et sur quoi porte-t-elle ? Je t’avoue que je ne le vois pas bien nettement, bien que je soupçonne ce que tu penses et de sa nature et de son objet ; mais je ne t’en demanderai pas moins quelle est, à ton jugement, cette persuasion produite par la rhétorique et à quels objets tu crois qu’elle s’applique. Quelle raison me pousse, alors que je devine ta pensée, à t’interroger, au lieu de l’exposer moi-même ? Ce n’est pas à cause de toi que je le fais ; c’est en vue de notre discours, afin qu’il progresse de manière à nous faire voir sous le jour le plus clair l’objet dont nous discutons. Vois donc si je n’ai pas raison de t’interroger encore. Si, par exemple, je t’avais demandé dans quelle classe de peintres est Zeuxis 1 et que tu m’eusses répondu que c’est un peintre d’êtres animés, n’aurais-je pas été en droit de te demander quels êtres animés il peint ? N’est-ce pas vrai ?
GORGIAS Si.
SOCRATE Et cela, parce qu’il y a d’autres peintres qui peignent une foule d’autres figures animées que les siennes.
GORGIAS Oui.
SOCRATE Au lieu que, si Zeuxis était le seul qui en peignît, tu aurais bien répondu.
GORGIAS Assurément.
SOCRATE Eh bien, à propos de la rhétorique, dis-moi, crois-tu qu’elle soit seule à créer la persuasion ou si d’autres arts la produisent également ? Je m’explique. Quand on enseigne une chose, quelle qu’elle soit, persuade-t-on ce qu’on enseigne, oui ou non ?
GORGIAS Oui, Socrate, on le persuade très certainement.
SOCRATE Revenons maintenant aux arts dont nous parlions tout 453e-454b à l’heure. L’arithmétique ne nous enseigne-t-elle pas ce qui se rapporte au nombre, ainsi que l’arithméticien ?
GORGIAS Certainement.
SOCRATE Donc elle persuade aussi.
GORGIAS Oui.
SOCRATE C’est donc aussi une ouvrière de persuasion que l’arithmétique ?
GORGIAS Évidemment.
SOCRATE Par conséquent, si l’on nous demande de quelle persuasion et à quoi elle s’applique, nous répondrons, je pense, d’une persuasion qui enseigne la grandeur du nombre, soit pair, soit impair. De même pour les autres arts que nous avons mentionnés tout à l’heure, nous pourrions montrer qu’ils produisent la persuasion, quel genre de persuasion et à propos de quoi. N’est-ce pas vrai ?
GORGIAS Si.
SOCRATE Par conséquent la rhétorique n’est pas la seule ouvrière de persuasion.
GORGIAS Tu dis vrai.
SOCRATE IX. — Puis donc qu’elle n’est pas la seule à produire cet effet et que d’autres arts en font autant, nous sommes en droit, comme à propos du peintre, de demander encore à notre interlocuteur de quelle persuasion la rhétorique est l’art et à quoi s’applique cette persuasion. Ne trouves-tu pas cette nouvelle question justifiée ?
GORGIAS Si.
SOCRATE Réponds-moi donc, Gorgias, puisque tu es de mon avis.
GORGIAS Je dis, Socrate, que cette persuasion est celle qui se produit dans les tribunaux et dans les autres assemblées, ainsi que je l’indiquais tout à l’heure, et qu’elle a pour objet le juste et l’injuste.
SOCRATE 454b-454d Je soupçonnais bien moi-même, Gorgias, que c’était cette persuasion et ces objets que tu avais en vue. Mais pour que tu ne sois pas surpris si dans un instant je te pose encore une question semblable sur un point qui paraît clair et sur lequel je veux néanmoins t’interroger, je te répète qu’en te questionnant je n’ai d’autre but que de faire progresser régulièrement la discussion et que je ne vise point ta personne. Il ne faut pas que nous prenions l’habitude, sous prétexte que nous nous devinons, d’anticiper précipitamment nos pensées mutuelles, et il faut que toi-même tu fasses ta partie à ta manière et suivant ton idée.
GORGIAS Ta méthode, Socrate, me paraît excellente.
SOCRATE Alors continuons et examinons encore ceci. Y a-t-il quelque chose que tu appelles savoir ?
GORGIAS Oui.
SOCRATE Et quelque chose que tu appelles croire ?
GORGIAS Certainement.
SOCRATE Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la croyance, soient choses identiques et différentes ?
GORGIAS Pour moi, Socrate, je les tiens pour différentes.
SOCRATE Tu as raison, et je vais t’en donner la preuve. Si l’on te demandait : « Y a-t-il, Gorgias, une croyance fausse et une vraie ? » tu dirais oui, je suppose.
GORGIAS Oui.
SOCRATE Mais y a-t-il de même une science fausse et une vraie ?
GORGIAS Pas du tout.
SOCRATE Il est donc évident que savoir et croire ne sont pas la même chose.
GORGIAS 454d-455b C’est juste.
SOCRATE Cependant ceux qui croient sont persuadés aussi bien que ceux qui savent.
C’est vrai.
SOCRATE Alors veux-tu que nous admettions deux sortes de persuasion, l’une qui produit la croyance sans la science, et l’autre qui produit la science ?
GORGIAS Parfaitement.
SOCRATE De ces deux persuasions, quelle est celle que la rhétorique opère dans les tribunaux et les autres assemblées relativement au juste et à l’injuste ? Est-ce celle d’où naît la croyance sans la science ou celle qui engendre la science ?
GORGIAS Il est bien évident, Socrate, que c’est celle d’où naît la croyance.
SOCRATE La rhétorique est donc, à ce qu’il paraît, l’ouvrière de la persuasion qui fait croire, non de celle qui fait savoir relativement au juste et à l’injuste ?
GORGIAS Oui.
SOCRATE A ce compte, l’orateur n’est pas propre à instruire les tribunaux et les autres assemblées sur le juste et l’injuste, il ne peut leur donner que la croyance. Le fait est qu’il ne pourrait instruire en si peu de temps une foule si nombreuse sur de si grands sujets.
GORGIAS Assurément non.
SOCRATE X. — Allons maintenant, examinons la portée de nos opinions sur la rhétorique, car, pour moi, je n’arrive pas encore à préciser ce que j’en pense. Lorsque la cité convoque une assemblée pour choisir des médecins, des constructeurs de navires ou quelque autre espèce d’artisans, ce n’est pas, n’est-ce pas, l’homme habile à parler que l’on consultera ; car il est clair que, dans chacun de ces choix, c’est l’homme de métier le plus habile qu’il faut prendre. Ce n’est pas lui non plus que l’on consultera, s’il s’agit 455b-456b de construire des remparts ou d’installer des ports ou des arsenaux, mais bien les architectes. De même encore, quand on délibérera sur le choix des généraux, l’ordre de bataille d’une armée, l’enlèvement d’une place forte, c’est aux experts dans l’art militaire qu’on demandera conseil, et non aux experts dans la parole. Qu’en penses-tu, Gorgias ? Puisque tu déclares que tu es toi-même orateur et que tu es capable de former des orateurs, il est juste que tu nous renseignes sur ce qui concerne ton art. Sois persuadé qu’en ce moment moi-même je défends tes intérêts. Peut-être en effet y a-t-il ici, parmi les assistants, des gens qui désirent devenir tes disciples. Je devine qu’il y en a, et même beaucoup, mais qui peut-être n’osent pas t’interroger. Figure-toi donc, lorsque je te questionne, qu’ils te posent la même question que moi : « Que gagnerons-nous, Gorgias, si nous suivons tes leçons ? Sur quelles affaires serons-nous capables de conseiller la cité ? Sera-ce uniquement sur le juste et l’injuste ou aussi sur les sujets mentionnés tout à l’heure par Socrate ? » Essaye donc de leur répondre.
GORGIAS Oui, Socrate, je vais essayer de te dévoiler clairement la puissance de la rhétorique dans toute son ampleur ; car tu m’as toi-même fort bien montré la voie. Tu sais, je pense, que ces arsenaux et ces remparts d’Athènes et l’organisation de ses ports sont dus en partie aux conseils de Thémistocle, en partie à ceux de Périclès, et non à ceux des hommes de métier.
SOCRATE C’est ce qu’on dit de Thémistocle, Gorgias. Quant à Périclès, je l’ai entendu moi-même, quand il nous conseilla la construction du mur intérieur 1.
GORGIAS Et quand il s’agit de faire un de ces choix dont tu parlais tout à l’heure, Socrate, tu vois que les orateurs sont ceux qui donnent leur avis en ces matières et qui font triompher leurs opinions.
SOCRATE C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et c’est pourquoi je te demande depuis longtemps quelle est cette puissance de la rhétorique. Elle me paraît en effet merveilleusement grande, à l’envisager de ce point de vue.
GORGIAS XI. — Que dirais-tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle embrasse pour ainsi dire en elle-même toutes les puissances. Je vais t’en donner une preuve frappante. J’ai 456b-457c souvent accompagné mon frère et d’autres médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que celui-ci n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut. Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la rhétorique.
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, l’escrime avec des armes véritables, de manière à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes et ceux qui montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un qui s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon avis, qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir à son élève, mais celui-ci en fait un 457c-458c usage tout opposé. C’est donc celui qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.
SOCRATE XII. — J’imagine, Gorgias, que tu as, comme moi, assisté à bien des discussions et que tu y as remarqué une chose, c’est que les interlocuteurs ont bien de la peine à définir entre eux le sujet qu’ils entreprennent de discuter et à terminer l’entretien après s’être instruits et avoir instruit les autres. Sont-ils en désaccord sur un point et l’un prétend-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté, ils se fâchent et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit et qu’on leur cherche chicane, au lieu de chercher la solution du problème a débattre. Quelques-uns même se séparent à la fin comme des goujats, après s’être chargés d’injures et avoir échangé des propos tels que les assistants s’en veulent à eux-mêmes d’avoir eu l’idée d’assister à de pareilles disputes.
Pourquoi dis-je ces choses ? C’est qu’en ce moment tu me parais exprimer des idées qui ne concordent pas tout à fait et ne sont pas en harmonie avec ce que tu as dit d’abord de la rhétorique. Aussi j’hésite à te réfuter : j’ai peur que tu ne te mettes en tête que, si je parle, ce n’est pas pour éclaircir le sujet, mais pour te chercher chicane à toi-même.
Si donc tu es un homme de ma sorte, je t’interrogerai volontiers ; sinon, je m’en tiendrai là. De quelle sorte suis-je donc ? Je suis de ceux qui ont plaisir à être réfutés, s’ils disent quelque chose de faux, et qui ont plaisir aussi à réfuter les autres, quand ils avancent quelque chose d’inexact, mais qui n’aiment pas moins à être réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet qu’il y a plus à gagner à être réfuté, parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du plus grand des maux que d’en délivrer autrui ; car, à mon avis, il n’y a pour l’homme rien de si funeste que d’avoir une opinion fausse sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Si donc tu m’affirmes être dans les mêmes dispositions que moi, causons ; si au contraire tu es d’avis qu’il faut en rester là, restons-y et finissons la discussion.
GORGIAS Mais moi aussi, Socrate, je me flatte d’être de ceux dont tu as tracé le portrait. Mais peut-être faudrait-il songer aussi à la compagnie. Bien avant votre arrivée, j’ai donné aux assistants une longue séance, et si nous continuons la discussion, elle nous entraînera peut-être un peu loin. Il faut donc aussi penser à eux et ne pas retenir ceux d’entre eux qui voudraient s’occuper d’autres affaires.
KHAIRÉPHON XIII. — 458c-459a Vous entendez vous-mêmes, Gorgias et Socrate, le bruit que font ces messieurs, désireux de vous entendre parler. Pour moi, puissé-je n’avoir jamais d’affaire si pressante qu’il me faille quitter de pareils entretiens et de tels interlocuteurs et trouver plus d’avantage à faire autre chose !
CALLICLÈS Par les dieux, Khairéphon, moi aussi, j’ai déjà assisté à bien des entretiens ; mais je ne sais pas si j’y ai jamais goûté autant de plaisir qu’à présent. Aussi, dussiez-vous discuter tout le jour, moi, j’en serais charmé.
SOCRATE Eh bien, Calliclès, je n’y mets pour ma part aucun obstacle, si Gorgias y consent.
GORGIAS Il serait maintenant honteux pour moi, Socrate, de n’y pas consentir, quand j’ai déclaré moi-même que je répondrai à toutes les questions qu’on voudrait me poser. Si donc il plaît à la compagnie, reprends l’entretien et pose-moi les questions que tu voudras.
SOCRATE Écoute donc, Gorgias, ce qui me surprend dans tes discours. Peut-être avais-tu raison et t’ai-je mal compris. Tu es capable, dis-tu, de former un orateur, si l’on veut suivre tes leçons ?
GORGIAS Oui.
SOCRATE Et de le rendre propre, quel que soit le sujet, à gagner la foule, non en l’instruisant, mais en la persuadant
GORGIAS Parfaitement.
SOCRATE Tu disais tout à l’heure que, même en ce qui regarde la santé, l’orateur est plus habile à persuader que te médecin.
GORGIAS Oui, au moins devant la foule.
SOCRATE Devant la foule, c’est-à-dire devant ceux qui ne savent pas ; car, devant ceux qui savent, l’orateur sera certainement moins persuasif que le médecin.
GORGIAS 459a-459d C’est vrai.
SOCRATE Si donc il doit être plus propre à persuader que le médecin, il sera plus persuasif que celui qui sait ?
GORGIAS Certainement.
SOCRATE Quoiqu’il ne soit pas médecin, n’est-ce pas ?
GORGIAS Oui.
SOCRATE Mais celui qui n’est pas médecin est sans doute ignorant dans les choses où le médecin est savant.
GORGIAS C’est évident.
SOCRATE Ainsi l’ignorant parlant devant des ignorants sera plus propre à persuader que le savant, si l’orateur est plus propre à persuader que le médecin. N’est-ce pas ce qui résulte de là, ou vois-tu une autre conséquence ?
GORGIAS La conséquence est forcée, en ce cas du moins.
SOCRATE Et si l’on considère tous les autres arts, l’orateur et la rhétorique n’ont-ils pas le même avantage ? La rhétorique n’a nullement besoin de connaître les choses en elles-mêmes, de manière à paraître aux yeux des ignorants plus savants que ceux qui savent.
GORGIAS XIV. — N’est-ce pas une chose bien commode, Socrate, que de pouvoir, sans avoir appris d’autre art que celui-là, égaler tous les spécialistes ?
SOCRATE Si l’orateur, en se bornant à cet art, est ou n’est pas l’égal des autres, c’est ce que nous examinerons tout à l’heure, si notre sujet le demande. Pour le moment, voyons d’abord si, par rapport au juste et à l’injuste, au laid et au beau, au bien et au mal, l’orateur est dans le même cas que relativement à la santé et aux objets des autres arts et si, sans connaître les choses en elles-mêmes et sans savoir ce qui est bien ou mal, beau ou laid, juste ou injuste, il a trouvé pour tout cela un moyen de 459d-460b persuasion qui le fasse paraître aux yeux des ignorants plus savant, malgré son ignorance, que celui qui sait. Ou bien est-il nécessaire de savoir et faut-il avoir appris ces choses avant de venir à toi pour apprendre la rhétorique ? Sinon, toi, qui es maître de rhétorique, sans enseigner aucune de ces choses à celui qui vient à ton école, car ce n’est pas ton affaire, feras-tu en sorte que devant la foule il ait l’air de savoir tout cela, quoiqu’il ne le sache pas, et qu’il paraisse honnête, quoiqu’il ne le soit pas ? Ou bien te sera-t-il absolument impossible de lui enseigner la rhétorique, s’il n’a pas appris d’avance la vérité sur ces matières ? Que faut-il penser de tout cela, Gorgias ? Au nom de Zeus, dévoile-moi, comme tu l’as promis, il n’y a qu’un instant, en quoi consiste enfin la puissance de la rhétorique.
GORGIAS Mon avis à moi, Socrate, c’est que, s’il ignore ces choses-là, il les apprendra, elles aussi, auprès de moi.
SOCRATE Il suffit : voilà qui est bien parler. Pour que tu puisses faire de quelqu’un un bon orateur, il est indispensable qu’il connaisse ce que c’est que le juste et l’injuste, soit qu’il l’ait appris avant, soit qu’il l’ait appris après à ton école.
GORGIAS Cela est certain.
SOCRATE Mais quoi ? Celui qui a appris la charpenterie est-il charpentier, ou non ?
GORGIAS Il l’est.
SOCRATE Et celui qui a appris la musique n’est-il pas musicien ?
GORGIAS Si.
SOCRATE Et celui qui a appris la médecine, médecin ? et le même principe ne s’applique-t-il pas aux autres arts ? Celui qui a appris un art n’est-il pas tel que le fait la connaissance de cet art ?
GORGIAS Si, certainement.
SOCRATE A suivre ce principe, celui qui a appris la justice est donc juste ?
GORGIAS Sans aucun doute.
SOCRATE 460b-460e Mais le juste fait des actions justes.
GORGIAS Oui.
(SOCRATE C’est donc une nécessité que l’homme formé à la rhétorique soit juste et que le juste veuille faire des actions justes ?
GORGIAS Apparemment.
SOCRATE Donc le juste ne voudra jamais commettre une injustice.
GORGIAS Il ne saurait le vouloir 1.)
SOCRATE Or l’orateur, d’après notre raisonnement, est nécessairement juste.
GORGIAS Oui.
SOCRATE Par conséquent l’orateur ne voudra jamais commettre une injustice.
GORGIAS Il paraît que non.
SOCRATE XV. — Maintenant te rappelles-tu avoir dit tout à l’heure qu’il ne faut pas s’en prendre aux pédotribes ni les chasser des cités, si le boxeur se sert de la boxe pour faire du mal, et pareillement que, si l’orateur fait un mauvais usage de la rhétorique, ce n’est pas le maître qu’il faut accuser ni chasser de la cité, mais bien le coupable qui a fait un mauvais usage de la rhétorique ? As-tu dit cela, oui ou non ?
GORGIAS Je l’ai dit.
SOCRATE Mais ne venons-nous pas de voir à l’instant que ce même homme, l’orateur, est incapable de commettre jamais une injustice ? N’est-ce pas vrai ?
GORGIAS Si, évidemment.
SOCRATE Mais au début de notre entretien, Gorgias, il a été dit que la rhétorique avait pour objet les discours, non pas 460e-461d ceux qui traitent du pair et de l’impair, mais ceux qui traitent du juste et de l’injuste, n’est-ce pas ?
GORGIAS Oui.
SOCRATE Quand je t’ai entendu affirmer cela, j’ai cru, moi, que la rhétorique ne saurait jamais être une chose injuste, puisque ses discours roulent toujours sur la justice. Mais quand peu après tu as dit que l’orateur pouvait aussi faire de la rhétorique un usage injuste, cela m’a surpris, et, considérant le désaccord qui était dans tes discours, j’ai fait cette déclaration, que, si tu croyais comme moi qu’il est avantageux d’être réfuté, il valait la peine de continuer la discussion ; qu’autrement, il fallait la laisser tomber. Puis, après examen, tu vois toi-même que nous reconnaissons au contraire que l’orateur ne peut user injustement de la rhétorique ni consentir à être injuste. Où est la vérité là-dedans ? Par le chien, Gorgias, nous aurons besoin d’une longue séance pour la discerner exactement.