SOCRATE Mais quoi ? par rapport à eux-mêmes, sont-ils gouvernants ou gouvernés ?
CALLICLÈS 491d-492c Que veux-tu dire ?
SOCRATE Je veux dire que chacun se commande lui-même. Ou bien est-ce inutile de se commander soi-même et suffit-il de commander les autres ?
CALLICLÈS Qu’entends-tu par se commander soi-même ?
SOCRATE Rien de compliqué ; j’entends, comme le vulgaire, être tempérant et maître de soi et commander en soi aux plaisirs et aux passions.
CALLICLÈS Que tu es plaisant ! Ce sont les imbéciles que tu appelles tempérants.
SOCRATE Comment cela ! qui ne voit que ce n’est pas d’eux que je parle ?
CALLICLÈS C’est d’eux très certainement, Socrate. Comment en effet un homme pourrait-il être heureux, s’il est esclave de quelqu’un. Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent.
Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée du vulgaire. De là vient qu’il décrie les gens qui en sont capables, parce qu’il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l’intempérance est une chose laide, essayant par là d’asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l’éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté. Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a faits capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut-il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu’il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s’imposeraient eux-mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule ! Et comment ne seraient-ils pas malheureux du fait de cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance, puisqu’ils ne pourraient rien donner de plus à leurs amis qu’à leurs ennemis, et cela, quand ils sont les 492c-493b maîtres de leur propre cité ? La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant.
SOCRATE XLVII. — La franchise de ton exposé, Calliclès, dénote une belle crânerie : tu dis nettement, toi, ce que les autres pensent, mais ne veulent pas dire. Je te prie donc de ne rien relâcher de ton intransigeance, afin que nous puissions nous faire une idée vraiment claire de la façon dont il faut vivre. Et dis-moi : tu soutiens qu’il ne faut point gourmander ses désirs, si l’on veut être tel qu’on doit être, mais les laisser grandir autant que possible et leur ménager par tous les moyens la satisfaction qu’ils demandent et que c’est en cela que consiste la vertu ?
CALLICLÈS Je le soutiens en effet.
SOCRATE On a donc tort de dire que ceux qui n’ont aucun besoin sont heureux.
CALLICLÈS Oui, car, à ce compte, les pierres et les morts seraient très heureux.
SOCRATE Cependant, même à la manière dont tu la dépeins, la vie est une chose bien étrange. Au fait, je me demande si Euripide 1 n’a pas dit la vérité dans le passage que voici :
Qui sait si vivre n’est pas mourir,
Et si mourir n’est pas vivre ?
Et il est possible que réellement nous soyons morts, comme je l’ai entendu dire à un savant homme 2, qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, que notre corps est un tombeau et que cette partie de l’âme où résident les passions est de nature à changer de sentiment et à passer d’une extrémité à l’autre. Cette même partie de l’âme, un spirituel auteur de mythes, un Sicilien 3, je crois, ou un Italien, jouant sur les mots, l’a appelée tonneau, à cause de sa docilité et de sa crédulité 4 ; il a appelé de même les insensés non initiés et cette partie de leur âme où sont les passions, partie déréglée, incapable de rien garder, il l’a assimilée à un tonneau percé, à cause de sa nature insatiable. Au rebours de toi, Calliclès, cet homme nous montre que, parmi les habitants de l’Hadès — 493b-494b il désigne ainsi l’invisible — les plus malheureux sont ces non-initiés, et qu’ils portent de l’eau dans des tonneaux percés avec un crible troué de même. Par ce crible il entend l’âme, à ce que me disait celui qui me rapportait ces choses, et il assimilait à un crible l’âme des insensés, parce qu’elle est percée de trous, et parce qu’infidèle et oublieuse, elle laisse tout écouler.
Cette allégorie a quelque chose d’assez bizarre, mais elle illustre bien ce que je veux te faire comprendre pour te persuader, si j’en suis capable, de changer d’idée et de préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte.
Eh bien, ai-je ébranlé tes convictions et crois-tu maintenant que les gens réglés sont plus heureux que les incontinents, ou bien aurai-je beau te faire cent autres allégories du même genre sans que tu changes de vue pour cela ?
CALLICLÈS C’est cette seconde solution qui est la vraie, Socrate.
SOCRATE XLVIII. — Eh bien, laisse-moi, te proposer une autre image sortie de la même école 1 que la précédente. Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune de ces deux vies, la tempérante et l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes, est-ce que tu soutiendras que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé ? Mon allégorie t’amène-t-elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ?
CALLICLÈS Je ne le suis pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir, et c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les a remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser le plus qu’on peut.
SOCRATE 494b-494e Mais si l’on y verse beaucoup, n’est-il pas nécessaire qu’il s’en écoule beaucoup aussi et qu’il y ait de larges trous pour les écoulements ?
CALLICLÈS Bien sûr.
SOCRATE Alors, c’est la vie d’un pluvier 1 que tu vantes, non celle d’un mort ni d’une pierre. Mais dis-moi : ce que tu veux dire, c’est qu’il faut avoir faim, et, quand on a faim, manger ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Et avoir soif, et, quand on a soif, se désaltérer ?
CALLICLÈS Oui, et qu’il faut avoir tous les autres désirs, pouvoir les satisfaire, et y trouver du plaisir pour vivre heureux.
SOCRATE XLIX. — Fort bien, excellent Calliclès. Continue comme tu as commencé, et garde-toi de toute fausse honte. De mon côté, je ne dois pas non plus, ce me semble, en montrer. Et d’abord, dis-moi si c’est vivre heureux, quand on a la gale et envie de se gratter, de se gratter à son aise et de passer sa vie à se gratter.
CALLICLÈS Tu es absurde, Socrate ; on te prendrait pour un véritable orateur populaire.
SOCRATE C’est ainsi, Calliclès, que j’ai déconcerté et intimidé Polos et Gorgias ; mais toi, il n’y a pas de danger que tu te déconcertes et sois intimidé, car tu es un brave. Réponds seulement.
CALLICLÈS Je réponds donc qu’on peut, en se grattant, vivre agréablement.
SOCRATE Donc heureusement, si on vit agréablement.
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE Les démangeaisons ne sont-elles agréables que sur la tête, ou dois-je pousser plus loin mon interrogation ? Vois, 494e-495c Calliclès, ce que tu aurais à répondre, si l’on t’interrogeait sur tout ce qui se rattache successivement à ce plaisir, et, pour ne citer que le cas le plus caractéristique, la vie d’un prostitué n’est-elle pas affreuse, honteuse et misérable ? Oseras-tu dire que de pareilles gens sont heureux, s’ils ont en abondance ce qu’ils désirent ?
CALLICLÈS Tu n’as pas honte, Socrate, d’amener la conversation sur de pareils sujets ?
SOCRATE Est-ce donc moi qui l’y amène, mon brave, ou celui qui déclare ainsi sans plus de façon que le plaisir, quel qu’il soit, constitue le bonheur, et qui parmi les plaisirs, ne sépare pas les bons des mauvais ? Mais encore une fois dis-moi si tu maintiens que l’agréable et le bon sont la même chose, ou si tu admets qu’il y a des choses agréables qui ne sont pas bonnes.
CALLICLÈS Pour ne pas être en contradiction avec ce que j’ai dit, en avouant qu’ils sont différents, je réponds qu’ils sont identiques.
SOCRATE Tu gâtes ce que tu as dit précédemment, Calliclès, et tu n’as plus qualité pour rechercher avec moi la vérité, si tu dois parler contre ta pensée.
CALLICLÈS Tu en fais autant toi-même, Socrate.
SOCRATE Si je le fais, j’ai tort, ainsi que toi. Mais réfléchis, bienheureux Calliclès : peut-être le bien ne consiste pas dans le plaisir, quel qu’il soit ; car, s’il en est ainsi, il est évident que nous aboutissons à ces honteuses conséquences auxquelles je faisais allusion tout à l’heure et à beaucoup d’autres encore.
CALLICLÈS Oui, à ce que tu crois du moins, Socrate.
SOCRATE Mais toi, Calliclès, maintiens-tu réellement ton affirmation ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE L. — Alors, il faut la prendre au sérieux et la discuter ?
CALLICLÈS 495c-495e Bien certainement.
SOCRATE Eh bien, allons, puisque telle est ton opinion, explique-moi ceci. Y a-t-il quelque chose que tu appelles la science ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE N’as-tu pas dit tout à l’heure qu’une sorte de courage allait avec la science ?
CALLICLÈS Je l’ai dit en effet.
SOCRATE N’y voyais-tu pas deux choses distinctes, le courage étant différent de la science ?
CALLICLÈS Si, certainement.
SOCRATE Et le plaisir et la science, sont-ils identiques ou différents ?
CALLICLÈS Différents, je pense, ô le plus sage des hommes.
SOCRATE Penses-tu que le courage aussi est différent du plaisir ?
CALLICLÈS Sans doute.
SOCRATE Eh bien, maintenant, tâchons de nous souvenir que Calliclès d’Acharnes a déclaré que l’agréable et le bon étaient la même chose, mais que la science et le courage étaient différents l’un de l’autre et différents du bien.
CALLICLÈS Mais Socrate d’Alopékè n’en convient pas avec nous, n’est-ce pas ?
SOCRATE Non, il n’en convient pas, et Calliclès non plus n’en conviendra pas, quand il se sera correctement examiné. Dis-moi en effet : ne crois-tu pas que le bonheur et le malheur sont deux états opposés ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Eh bien, s’ils sont opposés l’un à l’autre, ne sont-ils 495e-496b pas forcément dans le même rapport que la santé et la maladie ? Car on n’est pas, n’est-ce pas, sain et malade tout à la fois, et on ne se débarrasse pas à la fois de la santé et de la maladie.
CALLICLÈS Que veux-tu dire ?
SOCRATE Prends pour exemple la partie du corps qu’il te plaira et réfléchis. On peut avoir une maladie des yeux qu’on appelle ophtalmie ?
CALLICLÈS Sans contredit.
SOCRATE On n’a pas, j’imagine, les yeux sains en même temps que malades.
CALLICLÈS C’est absolument impossible.
SOCRATE Mais quoi ! Quand on se débarrasse de l’ophtalmie, se prive-t-on aussi de la santé des yeux, et, à la fin, se trouve-t-on dépourvu de l’une et de l’autre ?
CALLICLÈS Pas du tout.
SOCRATE Ce serait en effet, j’imagine, un prodige, une chose qui choquerait la raison, n’est-ce pas ?
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE C’est alternativement, je pense, qu’on prend et qu’on perd l’une et l’autre.
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE N’en est-il pas de même de la force et de la faiblesse ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Et de la vitesse et de la lenteur ?
CALLICLÈS Tout à fait.
SOCRATE Et pour les biens et le bonheur et pour leurs contraires, 496b-496d les maux et le malheur, c’est alternativement qu’on reçoit, et alternativement qu’on quitte les uns et les autres ?
CALLICLÈS C’est absolument mon avis.
SOCRATE Si donc nous trouvons certaines choses que l’on perde et qu’on possède en même temps, il est clair que ces choses ne sauraient être le bien et le mal. Sommes-nous d’accord là-dessus ? Ne réponds qu’après avoir bien réfléchi.
CALLICLÈS J’en suis merveilleusement d’accord.
SOCRATE LI. — Revenons maintenant aux points sur lesquels nous sommes tombés d’accord. Que soutenais-tu ? que la faim est une chose agréable ou une chose pénible ? Je parle de la faim en soi.
CALLICLÈS Que c’est une chose pénible, mais qu’il est agréable de manger quand on a faim.
SOCRATE J’entends. Mais la faim en elle-même est-elle pénible, ou ne l’est-elle pas ?
CALLICLÈS Elle l’est.
SOCRATE Et la soif aussi ?
CALLICLÈS Très pénible.
SOCRATE Continuerai-je mes questions ou conviens-tu que tout besoin et tout désir sont pénibles ?
CALLICLÈS J’en conviens ; cesse donc tes questions.
SOCRATE Mais boire quand on a soif, est-ce agréable, selon toi ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Mais dans ce que tu viens de dire, les mots « quand on a soif » équivalent sans doute à « quand on ressent de la douleur » ?
CALLICLÈS 496e-497a Oui.
SOCRATE Mais le fait de boire est la satisfaction du besoin et un plaisir ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Ainsi c’est dans le fait de boire qu’on ressent du plaisir, dis-tu ?
CALLICLÈS Justement.
SOCRATE Du moins quand on a soif ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Donc quand on souffre ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Aperçois-tu maintenant ce qui résulte de là ? Tu dis qu’on ressent à la fois du plaisir et de la douleur, quand tu dis qu’on boit ayant soif. Est-ce que cela ne se produit pas à la fois dans le même lieu et dans le même temps, soit dans l’âme, soit dans le corps, selon qu’il te plaira ; car cela n’importe en rien, à mon avis. Est-ce exact ou non ?
CALLICLÈS C’est exact.
SOCRATE Cependant tu reconnais qu’il est impossible d’être à la fois heureux et malheureux.
CALLICLÈS Je le reconnais en effet.
SOCRATE D’autre part, tu es convenu qu’on pouvait être à la fois dans la peine et dans la joie ?
CALLICLÈS Évidemment.
SOCRATE Il s’ensuit que la joie n’est pas le bonheur, ni la peine le malheur, de sorte que l’agréable se révèle différent du bien.
CALLICLÈS 497a-497c Je ne saisis pas tes subtilités, Socrate.
SOCRATE Tu les saisis fort bien : mais tu fais l’ignorant, Calliclès. Avançons encore un peu.
CALLICLÈS Quelles sornettes as-tu à dire ?
SOCRATE Je veux te faire voir quel habile homme tu es, toi qui me fais des remontrances. Chacun de nous, du moment qu’il cesse d’avoir soif, ne cesse-t-il pas aussi de prendre plaisir à boire ?
CALLICLÈS Je ne sais pas ce que tu veux dire.
GORGIAS Ne parle pas ainsi, Calliclès. Réponds plutôt, ne fût-ce que par égard pour nous, afin que notre discussion arrive à son terme.
CALLICLÈS Mais Socrate est toujours le même : il vous pose un tas de petites questions insignifiantes jusqu’à ce qu’il vous ait réfuté.
GORGIAS Que t’importe ? En tout cas, tu n’as pas à les apprécier. Laisse Socrate argumenter comme il lui plaît.
CALLICLÈS Alors fais tes menues et mesquines questions, puisque tel est l’avis de Gorgias.
SOCRATE LII. — Tu es bien heureux, Calliclès, d’avoir été initié aux grands mystères avant de l’être aux petits 1. Je ne croyais pas que cela fût permis. Reprenons donc la discussion où tu l’as laissée et dis-moi si chacun de nous ne cesse pas en même temps d’avoir soif et de sentir du plaisir.
CALLICLÈS Je l’avoue.
SOCRATE De même pour la faim et les autres appétits, ne cesse-t-il pas en même temps de sentir le désir et le plaisir ?
CALLICLÈS C’est vrai.
SOCRATE 497c-498a Ne cesse-t-il pas aussi en même temps de sentir la peine et le plaisir ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE C’est le contraire pour les biens et les maux : ils ne cessent pas en même temps. Tu l’as reconnu toi-même ; le reconnais-tu encore à présent ?
CALLICLÈS Oui, et après ?
SOCRATE C’est la preuve, mon ami, que le bien n’est pas la même chose que l’agréable, ni le mal que la douleur, puisque des uns, on est débarrassé en même temps, des autres non, car ils sont distincts. Dès lors comment l’agréable serait-il identique au bien et la douleur au mal ?
Mais, si tu veux, considère encore la question de ce biais ; car je crois bien que, même après la preuve que je viens d’en donner, tu ne te rends pas à mon opinion. Vois donc : les bons, selon toi, ne sont-ils pas bons par la présence du bien, de même que les beaux, par la présence de la beauté ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Mais sont-ce les insensés et les lâches que tu appelles bons ? Ce n’étaient pas ceux-là tout à l’heure, mais les hommes courageux et intelligents que tu qualifiais de bons. N’est-ce pas ceux-ci que tu appelles bons ?
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE Et maintenant, n’as-tu jamais vu un enfant sans raison éprouver de la joie ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Et n’as-tu pas encore vu d’homme déraisonnable qui fût joyeux ?
CALLICLÈS Je crois bien que si ; mais à quoi tend cette question ?
SOCRATE A rien. Réponds seulement.
CALLICLÈS 498a-498b J’en ai vu.
SOCRATE Ou, au contraire, un homme sensé dans la tristesse et dans la joie ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Mais lesquels ressentent plus vivement la joie et la douleur, des sages ou des insensés ?
CALLICLÈS Je crois qu’ils ne diffèrent pas beaucoup en cela.
SOCRATE Cela me suffit. Et à la guerre as-tu déjà vu un lâche ?
CALLICLÈS Sans doute.
SOCRATE Eh bien, quand les ennemis se retiraient, lesquels t’ont paru les plus joyeux, les lâches ou les braves ?
CALLICLÈS Les uns autant que les autres, ou à peu de chose près.
SOCRATE La différence n’importe pas ; ce que je retiens, c’est que les lâches aussi se réjouissent.
CALLICLÈS Oui, fortement.
SOCRATE Et les insensés aussi, à ce qu’il semble.
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Et quand l’ennemi avance, les lâches en sont-ils péniblement affectés, ou les braves le sont-ils aussi ?
CALLICLÈS Ils le sont tous.
SOCRATE Également ?
CALLICLÈS Les lâches le sont peut-être davantage.
SOCRATE Et quand l’ennemi se retire, ne sont-ils pas plus joyeux ?
CALLICLÈS 498b-498d Peut-être.
SOCRATE Ainsi donc les insensés et les sages, les lâches et les braves ressentent la douleur et la joie, à peu près également, à ce que tu dis, et les lâches plus que les braves ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Mais les sages et les braves sont bons, les lâches et les insensés, méchants ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Ainsi donc les bons et les méchants ressentent la joie et la douleur à peu près également ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Alors les bons et les méchants sont-ils également bons et méchants, et les méchants sont-ils même meilleurs que les bons ?
CALLICLÈS LIII. — Par Zeus, je ne sais pas ce que tu veux dire.
SOCRATE Tu ne sais pas que tu as dit que les bons sont bons par la présence du bien, et les méchants, méchants par la présence du mal, et que les biens, ce sont les plaisirs, et les maux, les chagrins ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Ainsi ceux qui ressentent de la joie ont en eux le bien ou plaisir, puisqu’ils sont en joie ?
CALLICLÈS Sans aucun doute.
SOCRATE Or, si le bien est présent en eux, ne rend-il pas bons ceux qui éprouvent de la joie ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Et ceux qui sont dans le chagrin n’ont-ils pas en eux des maux, des chagrins ?
CALLICLÈS 498d-499a Assurément.
SOCRATE Or c’est, dis-tu, par la présence du mal que les méchants sont méchants. Maintiens-tu ton affirmation ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE En conséquence ceux qui sont dans la joie sont bons, et ceux qui sont dans le chagrin, mauvais ?
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE Et ils le sont davantage, si ces sentiments sont plus vifs ; moins, s’ils sont plus faibles ; également, s’ils sont égaux ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Or tu dis que la joie et la douleur sont à peu près égales chez les sages et les insensés, chez les lâches et les braves, ou même plus vives chez les lâches ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Maintenant résume de concert avec moi ce qui résulte de ces aveux ; car il est beau, dit-on, de répéter et de considérer deux ou trois fois les belles choses. Nous disons donc que le sage et le brave sont bons, n’est-ce pas ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Et mauvais, l’insensé et le lâche ?
CALLICLÈS Sans doute.
SOCRATE Et d’autre part que celui qui ressent de la joie est bon ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Et mauvais celui qui ressent de la douleur ?
CALLICLÈS Nécessairement.
SOCRATE 499a-499d Enfin que le bon et le méchant ont les mêmes douleurs et les mêmes joies, mais que peut-être le méchant en a davantage ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Ainsi donc le méchant serait aussi méchant et bon que le bon, et même meilleur. Cette conclusion, comme les précédentes, n’est-elle pas forcée, si l’on soutient que l’agréable et le bon sont la même chose ? Ne sont-ce pas des conséquences inéluctables, Calliclès ?
CALLICLÈS LIV. — Voilà bien longtemps que je t’écoute, Socrate, et que j’acquiesce à tes propositions, en me disant que, si l’on s’amuse à te faire la moindre concession, tu la saisis avec une joie d’enfant. Crois-tu donc que je ne juge pas, comme tout le monde, certains plaisirs comme meilleurs, certains autres comme plus mauvais ?
SOCRATE Oh ! oh ! Calliclès, que tu es artificieux ! Tu me traites en enfant : tu me dis tantôt que les choses sont d’une façon, tantôt d’une autre et tu cherches à me tromper. Je ne croyais pourtant pas au commencement que tu voudrais me tromper, car je te considérais comme un ami. Je suis déçu et je crois que je n’ai plus qu’à me contenter de ce que j’ai, comme dit le vieux proverbe, et à prendre ce que tu me donnes. Or ce que tu affirmes à présent, ce semble, c’est qu’il y a différents plaisirs, les uns bons, les autres mauvais, n’est-ce pas ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Les bons sont ceux qui sont utiles et les mauvais ceux qui sont nuisibles ?
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE Mais les utiles sont ceux qui procurent quelque bien, et les nuisibles ceux qui font du mal ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Maintenant veux-tu parler de plaisirs comme les plaisirs corporels dont il était question tout à l’heure et qui consistent à manger et à boire ? Parmi ces plaisirs, 499d-500b ne tiens-tu pas pour bons ceux qui procurent au corps la santé, la force ou toute autre qualité physique, et pour mauvais ceux qui produisent les effets contraires ?
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE N’en est-il pas de même des souffrances, les unes étant bonnes, les autres mauvaises ?
CALLICLÈS Naturellement.
SOCRATE Ne sont-ce pas les bons plaisirs et les bonnes souffrances qu’il faut préférer dans toutes nos actions ?
CALLICLÈS Assurément.
SOCRATE Mais non les mauvais ?
CALLICLÈS Évidemment.
SOCRATE Et en effet, si tu t’en souviens, nous avons reconnu, Polos et moi, que c’est sur le bien qu’il faut régler toute notre conduite. Es-tu, toi aussi, de notre avis, que le bien doit être la fin de toutes nos actions et qu’il faut tout faire en vue du bien, et non le bien en vue du reste ? Donnes-tu ton suffrage en tiers avec le nôtre ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Ainsi il faut tout faire, même l’agréable, en vue du bien, et non le bien en vue de l’agréable ?
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE Mais appartient-il au premier venu de discerner parmi les choses agréables quelles sont les bonnes et quelles sont les mauvaises, ou bien est-ce le fait d’un homme expert en chaque genre ?
CALLICLÈS C’est le fait d’un expert.
SOCRATE LV. — Rappelons-nous maintenant ce que je disais à Polos et à Gorgias. Je disais, en effet, si tu t’en souviens, 500b-501a qu’il y a certaines industries qui ne visent qu’au plaisir, ne procurent que lui et ignorent le meilleur et le pire, tandis que d’autres connaissent le bien et le mal, et je rangeais parmi celles qui ont pour objet le plaisir la cuisine, qui est une routine et non un art, et parmi celles qui ont le bien pour objet, l’art de la médecine. Au nom du dieu de l’amitié, Calliclès, ne crois pas qu’il te faille jouer avec moi et ne me réponds pas n’importe quoi contre ta pensée et ne prends pas non plus ce que je dirai pour un badinage. Tu vois, en effet, que la matière que nous discutons est la plus sérieuse qui puisse occuper un homme même d’intelligence médiocre, puisqu’il s’agit de savoir de quelle manière il faut vivre, s’il faut adopter le genre de vie auquel tu me convies et agir en homme, en parlant devant le peuple, en s’exerçant à la rhétorique et en pratiquant la politique comme vous le faites, vous autres, aujourd’hui, ou s’il faut s’adonner à la philosophie et en quoi ce genre de vie diffère du précédent. Peut-être le meilleur parti à prendre est-il ce que j’ai essayé de faire tout à l’heure, de les distinguer, et après les avoir distingués et avoir reconnu entre nous que ces deux genres de vie sont différents, d’examiner en quoi ils diffèrent l’un de l’autre et lequel des deux il faut embrasser. Peut-être ne saisis-tu pas encore ce que je veux dire.
CALLICLÈS Non, ma foi.
SOCRATE Eh bien, je vais m’expliquer plus clairement. Puisque nous sommes tombés d’accord, toi et moi, qu’il existe du bon et de l’agréable et que l’agréable est autre que le bon ; que, d’autre part, pour se procurer chacun d’eux, il y a une sorte d’exercice et de préparation, qui vise, l’une à l’agréable, l’autre au bon… Mais, sur ce point même, dis-moi d’abord si, oui ou non, tu es d’accord avec moi. L’es-tu ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE LVI. — Maintenant accorde-moi aussi ce que je disais à Gorgias et à Polos, s’il te paraît que j’aie dit alors la vérité. Je leur disais à peu près ceci, que la cuisine ne me paraissait pas être un art, mais une routine, que la médecine, au contraire, est un art. Je me fondais sur ce que la médecine, quand elle soigne un malade, ne le fait que lorsqu’elle a étudié sa nature, qu’elle connaît les causes de ce qu’elle fait et peut rendre raison de chacune de ces deux choses, que telle est la médecine, au lieu que l’autre, appliquée tout entière au plaisir, marche à son but absolument sans art, sans avoir examiné ni 501a-501e la nature ni la cause du plaisir, véritable aveugle qui ne distingue, pour ainsi dire, rien nettement et qui conserve seulement par la pratique et la routine le souvenir de ce qu’on fait d’habitude, et procure le plaisir par ce moyen.
Considère donc, d’abord si cela te paraît exact et s’il n’y a pas aussi certaines autres professions du même genre qui se rapportent à l’âme, les unes relevant de l’art et soucieuses de pourvoir au plus grand bien de l’âme, les autres indifférents à son bien et ne considérant, comme je le disais de la cuisine, que le plaisir de l’âme et le moyen de le lui procurer. Quant à distinguer parmi les plaisirs les meilleurs et les pires, elles n’y prêtent aucune attention et n’ont d’autre souci que de faire plaisir, indifférentes au bien et au mal. Pour moi, Calliclès, je pense qu’il existe de telles professions et j’affirme que leur fait n’est que flatterie, qu’il s’agisse du corps ou de l’âme ou de tout autre objet auquel on veut ménager du plaisir, sans considérer si c’est à son avantage ou à son détriment. Mais toi, partages-tu notre opinion là-dessus, ou es-tu d’avis contraire ?
CALLICLÈS Non, je te passe ce point, pour que tu puisses mener la discussion à terme et pour complaire à Gorgias.
SOCRATE Cette flatterie s’exerce-t-elle à l’égard d’une seule âme, et non à l’égard de deux ou plusieurs ?
CALLICLÈS Elle s’exerce à l’égard de deux ou plusieurs.
SOCRATE Ainsi l’on peut chercher à complaire à une foule d’âmes à la fois, sans s’inquiéter de leur véritable intérêt ?
CALLICLÈS Je le crois.
SOCRATE LVII. — Maintenant veux-tu me dire quelles sont les professions qui produisent cet effet, ou plutôt, si tu veux bien, je vais t’interroger, et quand une profession te paraîtra rentrer dans cette catégorie, tu diras oui ; autrement, tu diras non. Commençons par celle du joueur de flûte 1. Ne te semble-t-il pas, Calliclès, que c’est une de ces professions qui ne visent qu’à notre plaisir, sans se soucier d’aucune autre chose ?
CALLICLÈS Je le crois.
SOCRATE N’en est-il pas de même de toutes celles du même 501e-502c genre, par exemple de celle du joueur de cithare dans les concours 2 ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Et l’instruction des chœurs et la composition des dithyrambes ? N’est-il pas manifeste pour toi qu’elles sont aussi de ce genre ? Ou crois-tu que Kinésias 1, fils de Mélès, songe à dire quoi que ce soit qui puisse améliorer ceux qui l’entendent, ou uniquement ce qui doit faire plaisir à la foule des spectateurs ?
CALLICLÈS C’est évident, Socrate, en ce qui regarde Kinésias.
SOCRATE Et son père, Mélès, quand il chantait en s’accompagnant de la cithare, crois-tu qu’il avait en vue le bien ? Avait-il même le souci de contenter les spectateurs, lui qui les assommait par son chant ? Mais songes-y ; ne te semble-t-il pas que toute la poésie citharédique et dithyrambique ait été inventée en vue du plaisir ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Et cet auguste et merveilleux poème qu’est la tragédie, quel est son dessein ? Que veut-il et à quoi s’applique-t-il ? Est-ce uniquement à plaire aux spectateurs, comme je le crois ; ou bien, s’il se présente une idée agréable et flatteuse pour les spectateurs, mais mauvaise, prend-il à cœur de la taire et de déclamer et de chanter au contraire l’idée qui est désagréable, mais utile, que cela plaise ou non ? De ces deux dispositions, quelle est, crois-tu, celle de la tragédie ?
CALLICLÈS Il est clair, Socrate, qu’elle tend plutôt à plaire et à flatter le public.
SOCRATE Or n’avons-nous pas dit tout à l’heure, Calliclès, que tout cela n’était que de la flatterie ?
CALLICLÈS Assurément.
SOCRATE Mais si l’on ôtait de quelque poésie que ce soit la mélodie, le rythme et le mètre, resterait-il autre chose que des discours ?
CALLICLÈS Non, certainement.
SOCRATE 502c-503b Or ces discours s’adressent à la multitude et au peuple ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE La poésie est donc une sorte de discours au peuple ?
CALLICLÈS Il y a apparence.
SOCRATE Donc un discours d’orateur. Ou bien les poètes ne te semblent-ils pas faire acte d’orateur dans les théâtres ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Nous venons donc de trouver une sorte de rhétorique à l’usage d’un peuple formé d’enfants, de femmes et d’hommes, d’esclaves et d’hommes libres confondus ensemble, rhétorique que nous apprécions peu, puisque nous la tenons pour une flatterie.
CALLICLÈS Assurément.
SOCRATE LVIII. — Bon. Mais la rhétorique qui s’adresse au peuple d’Athènes et à celui des autres États, c’est-à-dire à des hommes libres, quelle idée faut-il en prendre ? Te paraît-il que les orateurs parlent toujours en vue du plus grand bien et se proposent pour but de rendre par leurs discours les citoyens aussi vertueux que possible, ou crois-tu que, cherchant à plaire aux citoyens et négligeant l’intérêt public pour s’occuper de leur intérêt personnel, ils se conduisent avec les peuples comme avec des enfants, essayant seulement de leur plaire, sans s’inquiéter aucunement si par ces procédés ils les rendent meilleurs ou pires ?
CALLICLÈS Cette question n’est plus aussi simple. Il y a des orateurs qui parlent dans l’intérêt des citoyens ; il y en a d’autres qui sont tels que tu dis.
SOCRATE Il suffit. S’il y a deux manières de parler au peuple, l’une des deux est une flatterie et une déclamation honteuse ; l’autre est l’honnête, j’entends celle qui travaille à rendre les âmes des citoyens les meilleures possible, qui s’applique à dire toujours le meilleur, que cela plaise ou déplaise à l’auditoire. Mais tu n’as jamais vu de 503b-504a rhétorique semblable, ou, si tu peux citer quelque orateur de ce caractère, hâte-toi de le nommer.
CALLICLÈS Non, par Zeus, je ne peux t’en nommer aucun, du moins parmi les orateurs d’aujourd’hui.
SOCRATE Et parmi les anciens peux-tu en citer un grâce auquel, dès qu’il a commencé à les haranguer, les Athéniens soient devenus meilleurs, de moins bons qu’ils étaient auparavant ? Pour moi, je ne vois pas quel est celui-là.
CALLICLÈS Comment ? N’as-tu pas entendu dire que Thémistocle était un homme de mérite, ainsi que Cimon, Miltiade et ce Périclès qui est mort récemment et que tu as entendu toi-même ?
SOCRATE S’il est vrai, Calliclès, comme tu l’as affirmé précédemment, que la véritable vertu consiste à contenter ses propres passions et celles des autres, je n’ai rien à t’objecter. Mais s’il n’en est pas ainsi et si nous avons été contraints d’avouer par la suite qu’il faut satisfaire ceux de nos désirs qui, réalisés, rendent l’homme meilleur, mais non ceux qui le rendent pire, et que c’est là un art, peux-tu soutenir qu’aucun de ces orateurs ait rempli ces conditions ?
CALLICLÈS Je ne sais trop que te répondre.
SOCRATE LIX. — Cherche bien et tu trouveras. Allons, examinons comme ceci, tranquillement, si quelqu’un d’eux les a remplies. Voyons, l’homme vertueux qui dans tous ses discours a le plus grand bien en vue ne parlera pas au hasard, n’est-ce pas ? mais avec dessein. Il fera comme tous les autres artisans qui, considérant chacun ce qu’ils veulent faire, ne ramassent pas au hasard les matériaux qu’ils emploient pour leur ouvrage, mais les choisissent de manière à lui donner une forme particulière. Par exemple, jette les yeux sur les peintres, les architectes, les constructeurs de vaisseaux et sur tel autre ouvrier qu’il te plaira, tu verras comment chacun d’eux place en ordre ses matériaux et force chacun à s’ajuster et à s’harmoniser au voisin, jusqu’à ce qu’il ait composé un tout bien arrangé et bien ordonné. Il en est ainsi de tous les artisans et en particulier de ceux que nous avons mentionnés tout à l’heure, qui s’occupent du corps, je veux dire les maîtres de gymnastique et les médecins : Ils ordonnent et règlent le corps. Sommes-nous d’accord sur ce point, ou non ?
CALLICLÈS Soit, si tu veux.
SOCRATE Donc si la régularité et l’ordre règnent dans une maison elle est bonne ; si c’est le désordre, elle est mauvaise.
CALLICLÈS J’en conviens.
SOCRATE N’en est-il pas de même d’un vaisseau ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE N’en disons-nous pas autant de nos corps ?
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE Et notre âme ? Sera-t-elle bonne si elle est déréglée, ou si elle est réglée et ordonnée ?
CALLICLÈS D’après ce que nous avons dit précédemment, c’est la deuxième hypothèse qui s’impose.
SOCRATE Et dans le corps, quel nom faut-il donner à l’effet que produisent la règle et l’ordre ?
CALLICLÈS Tu veux parler sans doute de la santé et de la force ?
SOCRATE Oui. Et à l’effet que la règle et l’ordre produisent dans l’âme, quel nom lui donnerons-nous ? Essaye de le trouver et dis-le-moi, comme tu l’as fait pour le corps.
CALLICLÈS Pourquoi ne le dis-tu pas toi-même, Socrate ?
SOCRATE Je le dirai, si tu le préfères. De ton côté, si tu approuves ce que je vais dire, conviens-en ; sinon, réfute-moi et arrête-moi. Pour moi, il me paraît que le nom de sain convient à l’ordre qui règne dans le corps et que de là vient la santé, ainsi que toutes les autres qualités physiques. Est-ce exact, ou non ?
CALLICLÈS 504c-505b C’est exact.
SOCRATE L’ordre et la règle dans l’âme s’appellent légalité et loi, et c’est ce qui fait les hommes justes et réglés ; et c’est cela qui constitue la justice et la tempérance. L’accordes-tu, ou non ?
CALLICLÈS Soit.
SOCRATE LX. — Voilà donc ce que l’orateur dont je parle, celui qui suit l’art et la vertu, aura en vue dans tous les discours qu’il adressera aux âmes, et dans toutes ses actions, et, soit qu’il donne, soit qu’il ôte quelque chose au peuple, il songera sans cesse aux moyens de faire naître la justice dans l’âme de ses concitoyens et d’en bannir l’injustice, d’y faire germer la tempérance et d’en écarter l’incontinence, en un mot d’y introduire toutes les vertus et d’en exclure tous les vices. M’accordes-tu cela, ou non ?
CALLICLÈS Je te l’accorde.
SOCRATE A quoi sert-il en effet, Calliclès, d’offrir à un corps malade et mal en point des aliments en abondance, des boissons exquises et tout autre délice qui parfois ne lui profitera pas plus, à en bien juger, que le traitement contraire, qui lui profitera même moins ? Est-ce vrai ?
CALLICLÈS Soit.
SOCRATE Ce n’est pas, je pense, un avantage pour un homme de vivre avec un corps misérable, car il est, en ce cas, condamné à une vie misérable aussi. N’est-ce pas exact ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE N’est-il pas vrai que les médecins permettent généralement, quand on est bien portant, de satisfaire ses désirs, par exemple de manger autant qu’on veut, quand on a faim, de boire quand on a soif, tandis que, si l’on est malade, ils ne permettent pour ainsi dire jamais de se rassasier de ce qu’on désire. Es-tu d’accord avec moi sur ce point ?
CALLICLÈS Oui.
SOCRATE Et pour l’âme, excellent Calliclès, la règle n’est-elle 505b-505d pas la même ? Tant qu’elle est mauvaise, parce qu’elle est déraisonnable, incontinente, injuste, impie, il faut l’éloigner de ce qu’elle désire et ne pas lui permettre de faire autre chose que ce qui doit la rendre meilleure. Es-tu de cet avis ou non ?
CALLICLÈS Je suis de cet avis.
SOCRATE N’est-ce pas là ce qui vaut le mieux pour l’âme elle-même ?
CALLICLÈS Assurément.
SOCRATE Mais éloigner quelqu’un de ce qu’il désire, n’est-ce pas le châtier ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Donc le châtiment est meilleur pour l’âme que l’incontinence, contrairement à ce que tu pensais tout à l’heure ?
CALLICLÈS Je ne sais ce que tu veux dire, Socrate. Interroge un autre que moi.
SOCRATE Cet homme-là ne souffre pas qu’on lui rende service, et ne peut supporter la chose même dont nous parlons, le châtiment.
CALLICLÈS Je ne me soucie aucunement de ce que tu dis et je ne t’ai répondu que pour faire plaisir à Gorgias.
SOCRATE Soit. Mais alors que faire ? Allons-nous rompre l’entretien sans l’achever ?
CALLICLÈS C’est à toi d’en décider.
SOCRATE Il n’est pas permis, dit-on, de laisser en plan même un conte : il faut lui donner une tête, pour qu’il ne circule pas sans tête. Réponds donc encore pour ce qui reste, afin de donner une tête à notre entretien.