CALLICLÈS LXI. — Quel tyran tu fais, Socrate ! Mais, si tu m’en crois, tu laisseras tomber cette discussion, ou tu discuteras avec un autre que moi.
SOCRATE 505d-506c Alors quel autre consent à discuter ? Nous ne pouvons certes pas laisser la discussion inachevée.
CALLICLÈS Ne pourrais-tu pas la poursuivre toi-même, soit en parlant tout seul, soit en te répondant à toi-même ?
SOCRATE Tu veux donc que, suivant le mot d’Épicharme, je suffise à moi seul à dire ce que deux hommes disaient auparavant 1 ? J’ai peur d’être forcé d’en venir là. Mais si nous procédons de la sorte, je pense, moi, que nous devons tous rivaliser d’ardeur pour découvrir ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans la question que nous traitons ; car nous avons tous à gagner à faire la lumière sur ce point. Je vais donc vous exposer ce que j’en pense, et, si quelqu’un de vous trouve que je me fais des concessions erronées, qu’il me reprenne et me réfute. Aussi bien je ne parle pas comme un homme sûr de ce qu’il dit, mais je cherche de concert avec vous, en sorte que, si mon contradicteur me paraît avoir raison, je serai le premier à le reconnaître. Si je vous dis cela, c’est pour le cas où vous jugeriez qu’il faut pousser la discussion jusqu’au bout ; mais si vous ne le voulez pas, restons-en là et allons-nous-en.
GORGIAS Pour ma part, Socrate, je suis d’avis qu’il ne faut pas encore nous retirer, mais que tu ailles jusqu’au bout de ton exposition, et je suis sûr que les autres partagent mon opinion. Personnellement, je désire t’entendre développer ce qui te reste à dire.
SOCRATE De mon côté, Gorgias, j’aurais volontiers continué à discuter avec Calliclès, jusqu’à ce que je lui eusse rendu la réplique d’Amphion en échange de la tirade de Zéthos. Mais puisque tu refuses, Calliclès, de m’aider à terminer l’entretien, écoute-moi du moins et arrête-moi, si tu trouves que j’avance quelque chose d’inexact. Et si tu me démontres mon erreur, je ne me fâcherai pas contre toi, comme tu viens de le faire à mon égard ; au contraire, je t’inscrirai au premier rang de mes bienfaiteurs.
CALLICLÈS Parle toi-même, mon bon, et achève.
SOCRATE LXII. — Écoute-moi donc, tandis que je reprends 506c-507c l’argumentation dès le commencement. L’agréable et le bon sont-ils la même chose ? Non, comme nous en sommes convenus, Calliclès et moi. — Faut-il faire l’agréable en vue du bon, ou le bon en vue de l’agréable ? L’agréable en vue du bon. — Et l’agréable est-il ce dont la présence nous réjouit, et le bon ce dont la présence nous rend bons ? Certainement. — Or nous sommes bons, nous et les autres choses bonnes, par la présence d’une certaine qualité ? Cela me paraît incontestable, Calliclès. — Mais la qualité propre à chaque chose, meuble, corps, âme, animal quelconque, ne lui vient point à l’aventure d’une manière parfaite ; elle vient d’un arrangement, d’une justesse, d’un art adaptés à la nature de chacune. Est-ce vrai ? Pour moi, je l’affirme. — Ainsi la vertu de chaque chose consiste dans l’arrangement et la disposition établis par l’ordre ? Je dirais oui. — Ainsi une sorte d’ordre propre à chaque chose la rend bonne par sa présence en elle ? C’est mon avis. — Par conséquent l’âme où se trouve l’ordre qui lui convient est meilleure que celle où l’ordre fait défaut ? Nécessairement. — Mais l’âme où règne l’ordre est une âme bien réglée ? Sans contredit. — Et l’âme bien réglée est tempérante ? De toute nécessité. — Donc une âme tempérante est bonne ? Pour moi, je n’ai rien à objecter contre ces propositions. Si tu as, toi, quelque chose à y reprendre, fais-le connaître.
CALLICLÈS Continue, mon bon.
SOCRATE Je dis donc que, si l’âme tempérante est bonne, celle qui est dans l’état contraire est mauvaise, et nous avons vu que c’est l’âme insensée et déréglée. Sans contredit. — Et maintenant l’homme tempérant 1 s’acquitte de ses devoirs envers les dieux et envers les hommes ; car il ne serait pas tempérant, s’il ne s’acquittait pas de ses devoirs. Il est nécessaire que cela soit ainsi. — Et en faisant son devoir envers les hommes, il agit avec justice, et envers les dieux, avec pitié ; or, celui qui fait ce qui est juste et pieux est forcément juste et pieux. C’est vrai. — Et forcément aussi courageux ; car ce n’est pas le fait d’un homme tempérant ni de poursuivre ni de fuir ce qu’il ne doit pas, mais de fuir et de poursuivre ce qu’il doit, qu’il s’agisse de choses ou de personnes, de plaisirs ou de peines, et de persister fermement dans son devoir ; de sorte qu’il est de toute nécessité, Calliclès, que l’homme tempérant, étant, comme nous l’avons vu, juste, courageux et pieux, soit aussi un homme parfaitement bon ; que l’homme bon fasse bien et honnêtement tout ce qu’il fait et que, vivant bien, il soit heureux et fortuné, tandis que le méchant, agissant mal, est malheureux. Or ce méchant, 507c-508c c’est l’opposé de l’homme tempérant, c’est l’homme déréglé que tu vantais.
LXIII. — Voilà donc les principes que je pose et j’affirme qu’ils sont vrais. Or, s’ils sont vrais, il est notoire que celui qui veut être heureux doit s’attacher et s’exercer à la tempérance et fuir l’intempérance à toutes jambes et s’arranger avant tout pour n’avoir pas du tout besoin de châtiment ; mais s’il en a besoin, lui ou quelqu’un de ses proches, particulier ou État, il faut qu’on lui inflige un châtiment et qu’on le punisse, si l’on veut qu’il soit heureux.
Tel est, à mon avis, le but sur lequel il faut tenir les yeux pour régler sa vie. Il faut concentrer tous ses efforts et tous ceux de l’État vers l’acquisition de la justice et de la tempérance, si l’on veut être heureux ; il faut rapporter tous ses actes à cette fin et se garder de lâcher la bride à ses passions et, en tentant de les satisfaire, ce qui serait un mal sans remède, de mener une vie de brigand. Un tel homme, en effet, ne saurait être aimé d’un autre homme ni de Dieu ; car il ne peut lier société avec personne, et, sans société, pas d’amitié. Les savants 1, Calliclès, disent que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont unis ensemble par l’amitié, la règle, la tempérance et la justice, et c’est pour cela, camarade, qu’ils donnent à tout cet univers le nom d’ordre, et non de désordre et de dérèglement. Mais il me semble que toi, tu ne fais pas attention à cela, malgré toute ta science, et tu oublies que l’égalité géométrique 2 a beaucoup de pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Toi, tu penses, au contraire, qu’il faut tâcher d’avoir plus que les autres ; c’est que tu négliges la géométrie.
Mais passons. Il faut maintenant, ou bien réfuter mon argumentation et prouver que les heureux ne doivent point leur bonheur à la possession de la justice et de la tempérance, ni les malheureux leur misère à celle du vice, ou bien, si mon argumentation est juste, il faut en examiner les conséquences. Or, ces conséquences, Calliclès, ce sont toutes les affirmations à propos desquelles tu m’as demandé si je parlais sérieusement, lorsque j’ai avancé que, si l’on avait commis une injustice, il fallait s’accuser soi-même, son fils, son camarade, et se servir pour cela de la rhétorique. Et ce que tu t’imaginais que Polos m’accordait par fausse honte était donc la vérité, à savoir qu’il est plus laid de commettre une injustice que de la subir, et d’autant plus désavantageux que c’est plus laid ; et que, si l’on veut être un bon orateur, il faut être juste et versé dans la science de la justice, ce que Polos à son tour reprochait à Gorgias de m’accorder par fausse honte.
LXIV. — Cela posé, examinons ce que valent les 508c-509c reproches que tu me fais, et si tu as raison ou non de dire que je ne suis pas en état de me secourir moi-même, ni aucun de mes amis ou de mes proches et de me tirer des plus grands dangers, que je suis, comme un homme noté d’infamie, à la merci du premier venu qui voudra, selon ton énergique expression, m’assener son poing sur la joue, me dépouiller de mes biens, me bannir de la cité, ou, pis encore, me mettre à mort, et qu’être dans une telle situation est la chose la plus honteuse du monde. Telle était ton opinion. Voici la mienne : je l’ai déjà exprimée plus d’une fois, mais rien n’empêche de la répéter.
Je nie, Calliclès, que la chose la plus honteuse soit d’être souffleté injustement ou de se voir couper les membres ou la bourse, et je soutiens qu’il est plus honteux et plus mal de me frapper, de me mutiler injustement, moi et les miens, et que me voler, me réduire en esclavage, percer ma muraille, en un mot, commettre une injustice quelconque contre moi ou contre ce qui m’appartient est une chose plus mauvaise et plus laide pour celui qui commet l’injustice que pour moi qui en suis victime.
Ces vérités qui nous sont apparues plus haut dans nos précédents discours, comme je le soutiens, sont attachées et liées, si je puis employer cette expression hardie, par des raisons de fer et de diamant, du moins à ce qu’il me semble. Si tu ne parviens pas à les rompre, toi ou quelque autre plus vigoureux que toi, il n’est pas possible de tenir un autre langage que le mien, si l’on veut être dans le vrai. Pour moi, en effet, je répète toujours la même chose, que j’ignore ce qui en est, mais que de tous ceux que j’ai rencontrés, comme toi aujourd’hui, il n’en est aucun qui ait pu parler autrement sans prêter au ridicule.
J’affirme donc encore une fois que les choses sont ainsi ; mais si elles sont ainsi, et si l’injustice est le plus grand des maux pour celui qui la commet, et si, tout grand qu’est ce mal, c’en est un pire encore, s’il est possible, de n’être pas puni quand on est coupable, quel est le genre de secours qu’il serait vraiment ridicule de ne pouvoir s’assurer à soi-même ? N’est-ce pas celui qui détournera de nous le plus grand dommage ? Oui, ce qu’il y a incontestablement de plus laid en cette matière, c’est de ne pouvoir secourir ni soi-même, ni ses amis et ses proches. Au second rang vient le genre de secours qui nous protège contre le second mal ; au troisième rang, celui qui nous protège du troisième mal, et ainsi de suite. Plus le mal est grave, plus il est beau d’être capable d’y résister et honteux de ne pas l’être. Cela est-il autrement ou comme je le dis, Calliclès ?
CALLICLÈS Il n’en est pas autrement.
SOCRATE LXV. — 509c-510b De ces deux choses, commettre l’injustice et la subir, nous déclarons que le mal est le plus grand pour celui qui la commet, moins grand pour celui qui la subit. Que faut-il donc que l’homme se procure pour se défendre et s’assurer le double avantage de ne commettre et de ne subir aucune injustice ? Est-ce la puissance ou la volonté ? Voici ce que je veux dire. Suffit-il de vouloir ne pas subir d’injustice pour en être préservé, ou est-ce en se ménageant de la puissance qu’on s’en préservera ?
CALLICLÈS C’est évidemment en se ménageant de la puissance.
SOCRATE Et pour ce qui est de commettre l’injustice ? Est-ce assez de ne pas vouloir la commettre — en ce cas, en effet, on ne la commettra pas — ou bien faut-il pour cela acquérir une certaine puissance et un certain art dont la connaissance et la pratique peuvent seules nous empêcher d’être injustes ? Réponds-moi sur ce point particulier, Calliclès. Penses-tu que, quand nous sommes convenus, Polos et moi, au cours de la discussion, que personne n’est injuste volontairement, mais que tous ceux qui font le mal le font malgré eux, nous avons été contraints à cet aveu par de bonnes raisons, ou non ?
CALLICLÈS Je te passe ce point, Socrate, pour que tu puisses achever ton discours.
SOCRATE Il faut donc, à ce qu’il paraît, se procurer une certaine puissance et un certain art pour réussir à ne point commettre d’injustice.
CALLICLÈS Certainement.
SOCRATE Maintenant, quel peut bien être l’art qui nous met en état de ne point subir l’injustice ou d’en subir le moins possible ? Vois si tu es de mon avis sur ce point. Je pense, moi, qu’il faut posséder dans la cité le pouvoir ou même la tyrannie, ou bien être un ami du gouvernement existant.
CALLICLÈS Tu peux voir, Socrate, avec quel empressement je t’approuve, quand tu dis quelque chose de juste. Ceci me paraît tout à fait bien dit.
SOCRATE LXVI. — Examine maintenant si ce que je vais dire 510b-510e te paraît également bien dit. Il me semble à moi que la plus étroite amitié qui puisse lier un homme à un homme est, comme le disent les anciens sages, celle qui unit le semblable au semblable. Et à toi ?
CALLICLÈS A moi aussi.
SOCRATE Ainsi là où le pouvoir appartient à un tyran sauvage et grossier, s’il y a dans la cité quelque citoyen beaucoup meilleur que lui, le tyran le redoutera certainement et ne pourra jamais l’aimer du fond du cœur.
CALLICLÈS C’est exact.
SOCRATE Mais s’il y a un homme beaucoup plus mauvais que lui, le tyran ne saurait l’aimer non plus ; car il le mépriserait et ne rechercherait jamais son amitié.
CALLICLÈS C’est vrai aussi.
SOCRATE Alors le seul ami digne de considération qui lui reste est un homme du même caractère que lui ; qui blâme et loue les mêmes choses et qui consent à lui obéir et à s’incliner sous son autorité. Celui-là jouira d’un grand pouvoir dans la cité et personne ne pourra se féliciter de lui faire du mal. N’est-ce pas la vérité ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Si donc quelque jeune homme dans cette cité, se disait à lui-même : « Comment pourrais-je devenir puissant et me mettre à l’abri de toute injustice ? » voici, semble-t-il, la route à suivre, c’est de s’habituer de bonne heure à aimer et à haïr les mêmes choses que le maître et de s’arranger pour lui ressembler le plus possible. N’est-ce pas vrai ?
CALLICLÈS Si.
SOCRATE Voilà l’homme qui réussira à se mettre à l’abri de l’injustice et à devenir, comme vous dites, puissant dans la cité.
CALLICLÈS Parfaitement.
SOCRATE Mais réussira-t-il également à ne pas commettre 510e-511d d’injustice ? Ou s’en faut-il de beaucoup, s’il doit ressembler à son maître, qui est injuste, et avoir un grand crédit près de lui ? Moi, le pense, au contraire, qu’il s’arrangera pour pouvoir commettre le plus d’injustices possible et n’en pas être puni. Qu’en dis-tu ?
CALLICLÈS Il y a apparence.
SOCRATE Il aura donc en lui le plus grand des maux, une âme pervertie et dégradée par l’imitation de son maître et par la puissance.
CALLICLÈS Je ne sais pas comment tu peux, Socrate, mettre sens dessus dessous tous les raisonnements. Ne sais-tu pas que cet imitateur fera périr, s’il le veut, celui qui n’imite pas le tyran et lui enlèvera ses biens ?
SOCRATE Je le sais, mon bon Calliclès. Il faudrait être sourd pour l’ignorer ; car je te l’ai entendu dire à toi, et je l’ai entendu répéter maintes fois tout à l’heure à Polos, et à presque tous les habitants de la ville. Mais à ton tour, écoute ceci : Oui, il tuera, s’il veut, mais c’est un méchant qui tuera un honnête homme.
CALLICLÈS N’est-ce pas précisément cela qui est le plus révoltant ?
SOCRATE Non pas, du moins pour un homme sensé, comme la raison le démontre. Crois-tu donc que le but des efforts de l’homme soit de vivre le plus longtemps possible et de pratiquer les arts qui nous sauvent toujours des dangers, comme cette rhétorique que tu me conseilles de cultiver, parce qu’elle nous sauve dans les tribunaux ?
CALLICLÈS Oui, par Zeus, et mon conseil est bon.
SOCRATE LXVII. — Mais voyons, mon excellent ami. Penses-tu que l’art de nager soit aussi un art considérable ?
CALLICLÈS Non, par Zeus.
SOCRATE Et pourtant cet art aussi sauve les hommes de la mort, dans les accidents où l’on a besoin de savoir nager. Mais si cet art te paraît mesquin, je vais t’en nommer un plus 511d-512d important, l’art de gouverner les vaisseaux, qui sauve des plus grands périls non seulement les âmes, mais aussi les corps et les biens, comme la rhétorique. Et cet art est simple et modeste ; il ne se vante pas, il ne prend pas de grands airs, comme s’il accomplissait des merveilles. Bien qu’il nous procure les mêmes avantages que l’éloquence judiciaire, quand il nous a ramenés sains et saufs d’Égine ici, il ne prend, je crois, que deux oboles ; si c’est de l’Égypte ou du Pont, pour ce grand service, pour avoir sauvé ce que je disais tout à l’heure, notre personne, nos enfants, nos biens et nos femmes, en nous débarquant sur le port, il nous demande tout au plus deux drachmes. Et l’homme qui possède cet art et qui a accompli tout cela, une fois descendu à terre, se promène sur le quai près de son vaisseau, avec une contenance modeste.
C’est qu’il sait, je pense, se dire à lui-même qu’il est difficile de reconnaître les passagers auxquels il a rendu service, en les préservant de se noyer, et ceux auxquels il a fait tort ; car il n’ignore pas qu’en les débarquant il ne les a laissés aucunement meilleurs qu’ils n’étaient en s’embarquant, ni pour le corps ni pour l’âme. Il se dit donc ceci : « Si quelqu’un, atteint en son corps de maladies graves et incurables, n’a pas été noyé, c’est un malheur pour lui de n’être pas mort et je ne lui ai fait aucun bien ; de même, si un autre porte en son âme, plus précieuse que son corps, une foule de maladies incurables, il n’a plus besoin de vivre, et je ne lui rendrai pas service en le sauvant de la mer ou des tribunaux ou de tout autre péril. » Il sait en effet que ce n’est pas pour le méchant un avantage de vivre, puisqu’il ne peut que vivre mal.
LXVIII. — Voilà pourquoi le pilote n’a pas l’habitude de tirer vanité de son art, bien qu’il nous sauve, non plus, mon admirable ami, que le constructeur de machines, qui parfois peut sauver des choses aussi importantes, je ne dis pas que le pilote, mais que le général d’armée ou tout autre, quel qu’il soit, puisqu’il sauve quelquefois des villes entières. Tu ne crois pas, n’est-ce pas, qu’il est comparable à l’orateur judiciaire ? Pourtant, s’il voulait parler comme vous, Calliclès, il vous accablerait de ses raisons et vous dirait et vous conseillerait de vous faire constructeurs de machines, attendu que le reste n’est rien ; car il ne manquerait pas d’arguments. Mais toi, tu ne l’en méprises pas moins, lui et son art, tu lui jetterais volontiers le nom de machiniste comme une injure et tu ne consentirais ni à donner ta fille à son fils ni à épouser toi-même sa fille à lui. Cependant, à examiner les raisons pour lesquelles tu magnifies ton art, de quel droit méprises-tu le machiniste et les autres dont je parlais tout à l’heure ? Je sais bien que tu alléguerais que tu es meilleur qu’eux et de meilleure famille. Mais si le meilleur est autre chose que 512d-513d ce que je dis, si la vertu consiste uniquement à sauver sa personne et ses biens, quoi qu’on vaille d’ailleurs, tu es ridicule de dénigrer le machiniste, le médecin et les autres arts qui ont été inventés pour nous sauver.
Vois plutôt, mon bienheureux ami, si la noblesse de l’âme et le bien ne seraient pas autre chose que de sauver les autres et se sauver soi-même du péril. Car de vivre plus ou moins longtemps, c’est, sois-en sûr, un souci dont l’homme véritablement homme doit se défaire. Au lieu de s’attacher à la vie, il doit s’en remettre là-dessus à la Divinité et croire, comme disent les femmes, que personne au monde ne saurait échapper à son destin 1; puis chercher le moyen de vivre le mieux possible le temps qu’il a à vivre. Faut-il pour cela s’adapter à la constitution politique du pays qu’on habite ? En ce cas, tu devrais toi-même te rendre aussi semblable que possible au peuple d’Athènes, si tu veux en être aimé et devenir puissant dans l’État. Vois si c’est là ton avantage et le mien, afin, mon noble ami, que nous n’éprouvions pas ce qui arrive, dit-on, aux Thessaliennes 2 qui attirent la lune à elles ; car c’est aux dépens de ce que nous avons de plus cher que nous attirerons à nous cette grande puissance dans l’État.
Mais si tu crois que quelqu’un au monde te transmettra un moyen quelconque de te rendre puissant dans la cité, si tes mœurs diffèrent de sa constitution, soit en bien soit en mal, c’est qu’à mon avis, tu raisonnes mal, Calliclès. Ce qu’il faut, ce n’est pas les imiter, c’est leur ressembler naturellement, si tu veux effectivement réussir à gagner l’amitié du Démos d’Athènes et aussi, par Zeus, celle de Démos, fils de Pyrilampe. C’est donc celui qui te rendra tout à fait pareil à eux qui fera de toi, comme tu le désires, un politique et un orateur. Chacun d’eux aime les discours qui s’accordent à son caractère ; mais ce qui lui est étranger leur déplaît, à moins, chère tête, que tu ne sois d’un autre avis. Avons-nous quelque objection, Calliclès ?