Chambry: Gorgias 523a-527e — Parte IV – O mito do julgamento dos mortos

SOCRATE LXXIX. — Écoute donc, comme on dit, une belle histoire, que tu prendras, je m’en doute, pour une fable, mais que je tiens pour une histoire vraie ; car je te garantis vrai ce que je vais dire.

Comme le dit Homère 1, Zeus, Poséidon et Pluton, ayant reçu l’empire de leur père, le partagèrent entre eux. Or au temps de Cronos, il y avait à l’égard des hommes une loi, qui a toujours subsisté et qui subsiste encore parmi les dieux, que celui qui a mené une vie juste et sainte aille après sa mort dans les îles des Bienheureux 2 pour y séjourner à l’abri de tout mal dans une félicité parfaite, et qu’au contraire celui qui a vécu dans l’injustice et l’impiété aille dans la prison de l’expiation et de la peine, qu’on appelle le Tartare 3.

Or, au temps de Cronos et au début du règne de Zeus, 523b-524c les juges étaient vivants et jugeaient des vivants, le jour même où ceux-ci devaient mourir. Aussi les jugements étaient mal rendus. Alors Pluton et les surveillants des îles Fortunées allaient rapporter à Zeus qu’il leur venait dans les deux endroits des hommes qui ne méritaient pas d’y séjourner. « Je vais mettre un terme à ces erreurs, répondit Zeus. Ce qui fait que les jugements sont mal rendus, c’est qu’on juge les hommes tout vêtus ; car on les juge de leur vivant. Aussi, poursuivit-il, beaucoup d’hommes qui ont des âmes dépravées sont revêtus de beaux corps, de noblesse et de richesse, et, à l’heure du jugement, il leur vient une foule de témoins pour attester qu’ils ont vécu selon la justice. Les juges sont éblouis par tout cela. En outre, ils jugent tout habillés eux aussi, ayant devant leur âme, comme un voile, des yeux, des oreilles et tout leur corps. Cet appareil qui les couvre, eux et ceux qu’ils ont à juger, leur offusque la vue. La première chose à faire, ajouta-t-il, c’est d’ôter aux hommes la connaissance de l’heure où ils doivent mourir, car ils la connaissent à l’avance. Aussi Prométhée a déjà été averti de mettre un terme à cet abus 4.

Ensuite il faut qu’on les juge dépouillés de tout cet appareil. Il faut aussi que le juge soit nu et mort, pour examiner avec son âme seule l’âme de chacun, aussitôt après sa mort, et que celui qu’il juge ne soit assisté d’aucun parent et qu’il laisse toute cette pompe sur la terre afin que le jugement soit équitable. J’avais reconnu ce désordre avant vous ; en conséquence j’ai établi comme juges trois de mes fils, deux d’Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d’Europe, Eaque. Lorsqu’ils seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie 1, au carrefour d’où partent les deux routes qui mènent, l’une aux îles des Bienheureux, l’autre au Tartare. Rhadamanthe, jugera les hommes de l’Asie, Eaque ceux de l’Europe 2. Pour Minos, je lui réserve le privilège de prononcer en dernier ressort, si les deux autres sont embarrassés, afin que le jugement qui décide du voyage des hommes soit aussi juste que possible. »

LXXX. — Voilà, Calliclès, ce que j’ai entendu raconter et que je tiens pour vrai, et de ces récits je tire la conclusion suivante. La mort, à ce qu’il me semble, n’est pas autre chose que la séparation de deux choses, l’âme et le corps. Quand elles sont séparées l’une de l’autre, chacune d’elles n’en reste pas moins dans l’état où elle était du vivant de l’homme. Le corps garde sa nature propre avec les marques visibles des traitements et des accidents qu’il a subis. Si par exemple un homme était de haute taille de son vivant, soit par nature, soit grâce à son régime, soit pour les deux causes à la fois, son corps est également de grande taille, après sa mort ; s’il était 524c-525c gros, son cadavre est gros et ainsi de suite ; s’il affectait de porter des cheveux longs, son corps garde sa chevelure ; si c’était un homme à étrivières et, si, pendant sa vie, il portait sur son corps les traces cicatrisées des coups de fouet ou d’autres blessures, on peut les voir sur son cadavre ; s’il avait des membres brisés ou contrefaits, tandis qu’il était en vie, ces défauts sont encore visibles sur son cadavre. En un mot, les traits de son organisation physique pendant la vie restent tous ou presque tous visibles après la mort durant un certain temps. Il me paraît, Calliclès, qu’il en est de même à l’égard de l’âme et que, lorsqu’elle est dépouillée de son corps, on aperçoit en elle tous les traits de son caractère et les modifications qu’elle a subies par suite des divers métiers que l’homme a pratiqués.

Lors donc que les morts sont arrivés devant le juge, par exemple ceux d’Asie devant Rhadamanthe, celui-ci les fait approcher de lui et il examine chaque âme, sans savoir à qui elle appartient. Souvent mettant la main sur le Grand Roi ou sur tout autre souverain ou potentat, il constate qu’il n’y a rien de sain dans son âme, qu’elle est toute tailladée et balafrée par les parjures et l’injustice dont chacun des actes de l’homme y a marqué l’empreinte, que tout y est tordu par le mensonge et la vantardise et que rien n’y est droit, parce qu’elle a été nourrie loin de la vérité, et qu’enfin la licence, la mollesse, l’insolence et l’incontinence de sa conduite l’ont remplie de désordre et de laideur. A cette vue, Rhadamanthe la renvoie ignominieusement tout droit à la prison pour y subir les châtiments qui lui conviennent.

LXXXI. — Or ce qui convient à tout être qu’on châtie, quand on le châtie justement, c’est de devenir meilleur et de tirer profit de la punition, ou de servir d’exemple aux autres, afin qu’en le voyant souffrir ce qu’il souffre, ils prennent peur et s’améliorent. Mais ceux qui tirent profit de l’expiation que leur imposent, soit les dieux, soit les hommes, sont ceux qui n’ont commis que des fautes remédiables. Toutefois ce profit ne s’acquiert que par des douleurs et des souffrances et sur cette terre et dans l’Hadès, car c’est le seul moyen de se débarrasser de l’injustice. Quant à ceux qui ont commis les derniers forfaits et sont par suite devenus incurables, ce sont eux qui servent d’exemples. Eux-mêmes ne tirent plus aucun profit de leurs souffrances, puisqu’ils sont incurables ; mais d’autres profitent à les voir éternellement souffrir, à cause de leurs fautes, les plus grands, les plus douloureux, les plus effroyables supplices, et, suspendus comme de vrais épouvantails, là-bas, dans la prison de l’Hadès, servir de spectacle et d’avertissement à chaque nouveau coupable qui arrive en ces lieux.

525d-526d Archélaos sera du nombre, je puis te l’assurer, si Polos a dit vrai, ainsi que tout autre tyran pareil à lui. Je crois en effet que la plupart de ceux qui servent d’exemples sont des tyrans, des rois, des potentats et des hommes politiques, car ce sont ceux-là qui, grâce à leur pouvoir arbitraire, commettent les crimes les plus graves et les plus impies. Homère lui-même en témoigne ; car ce sont des rois et des potentats qu’il a représentés comme éternellement punis dans l’Hadès, Tantale, Sisyphe, Tityos 1. Quant à Thersite et aux autres méchants qui étaient de simples particuliers, personne ne les a représentés comme incurables et soumis comme tels aux grands châtiments ; c’est que, sans doute, le pouvoir leur manquait ; aussi étaient-ils plus heureux que ceux qui l’avaient.

C’est en fait, Calliclès, parmi les puissants que se trouvent les hommes qui deviennent extrêmement méchants. Rien n’empêche pourtant qu’il ne se rencontre parmi eux des hommes vertueux qu’on ne saurait trop admirer ; car il est difficile, Calliclès, et souverainement méritoire, quand on a pleine liberté de mal faire, de rester juste toute sa vie. Mais on rencontre peu de caractères de cette trempe. Il y a eu néanmoins dans cette ville et ailleurs, et il y aura sans doute encore d’honnêtes gens pour pratiquer la vertu qui consiste à administrer avec justice les affaires qu’on leur confie. On en a même vu un qui est devenu très célèbre par toute la Grèce, Aristide, fils de Lysimaque. Mais la plupart des potentats, excellent Calliclès, deviennent des scélérats.

LXXXII. — Pour en revenir à ce que je disais, lorsque ce Rhadamanthe reçoit un de ces scélérats, il ignore tout de lui, qui il est et de quelle famille, sauf que c’est un méchant. Quand il s’en est assuré, il le relègue au Tartare, après avoir signalé par une marque s’il le juge guérissable ou incurable. Arrivé là, le coupable subit la peine qui convient à son état. D’autres fois, en voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, âme d’un simple citoyen ou de tout autre, mais particulièrement, je te l’affirme, Calliclès, d’un philosophe qui ne s’est occupé durant sa vie que de ses propres affaires, sans s’ingérer dans celles des autres, il s’abandonne à l’admiration et l’envoie dans les îles des Bienheureux. Eaque s’occupe du même office. Tous les deux jugent en tenant une baguette à la main. Quant à Minos, qui surveille ces jugements, il est assis et seul il a un sceptre d’or, comme l’Ulysse d’Homère rapporte qu’il l’a vu

tenant un sceptre d’or et rendant la justice aux morts 1.

Pour ma part, Calliclès, j’ajoute foi à ces récits, et je m’étudie à rendre mon âme aussi saine que possible pour la présenter au juge. Je n’ai cure des honneurs chers à la 526d-527d plupart des hommes, je ne cherche que la vérité et je veux tâcher d’être réellement aussi parfait que possible de mon vivant et à ma mort, quand mon heure sera venue. J’exhorte aussi tous les autres hommes, autant que je le puis, et je t’exhorte toi-même, Calliclès, contrairement à tes conseils, à suivre ce genre de vie et à t’exercer à ce combat qui vaut, je te l’assure, tous les combats de ce bas monde, et je te blâme de l’incapacité où tu seras de te défendre toi-même, quand viendra pour toi le moment de ce procès et de ce jugement dont je parlais tout à l’heure. Quand tu arriveras devant ton juge, le fils d’Egine, et que, mettant la main sur toi, il te mènera devant son tribunal, tu resteras bouche bée et la tête te tournera là-bas tout comme à moi ici, et peut-être seras-tu frappé ignominieusement sur la joue et en butte à tous les outrages.

Peut-être considères-tu mon récit comme un conte de vieille femme, pour lequel tu n’éprouves que du dédain. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que nous le dédaignions, si par nos recherches dans un sens ou dans l’autre nous pouvions trouver quelque chose de meilleur et de plus vrai. Mais tu vois qu’à vous trois, qui êtes les plus savants des Grecs d’aujourd’hui, toi, Polos et Gorgias, vous êtes hors d’état de prouver qu’on doive mener une autre vie que celle-ci, qui apparaît comme utile même dans l’autre monde. Au contraire, parmi tant d’opinions, toutes les autres ayant été réfutées, celle-ci reste seule inébranlable, qu’il faut se garder avec plus de soin de commettre l’injustice que de la subir et qu’avant tout il faut s’appliquer, non pas à paraître bon, mais à l’être, dans la vie privée comme dans la vie publique. Si un homme devient mauvais en quelque point, il faut qu’il soit châtié, le second bien, après celui d’être juste, consistant à le devenir et à expier sa faute par la punition ; qu’il faut éviter toute flatterie envers soi-même et envers les autres, qu’ils soient en petit ou en grand nombre, et qu’on ne doit jamais ni parler ni agir qu’en vue de la justice.

LXXXIII. — Écoute-moi donc et suis-moi dans la route qui te conduira au bonheur et pendant ta vie et après ta mort, comme la raison l’indique. Souffre qu’on te méprise comme insensé, qu’on te bafoue, si l’on veut, et même, par Zeus, qu’on t’assène ce coup si outrageant. Reçois-le sans te troubler ; tu n’en éprouveras aucun mal, si tu es réellement un honnête homme qui pratique la vertu. Puis, quand nous l’aurons ainsi pratiquée en commun, à ce moment, si nous le jugeons à propos, nous aborderons la politique, ou, si nous nous décidons pour une autre carrière, nous délibérerons alors, étant devenus plus capables de le faire que nous ne le sommes à présent. Car nous devrions rougir, dans l’état où nous paraissons être à présent, de fanfaronner comme si nous valions quelque chose, 527d-527e nous qui changeons à chaque instant de sentiment sur les mêmes sujets et les plus importants, tant est grande notre ignorance ! Prenons donc pour guide la vérité qui vient de nous apparaître et qui nous enseigne que la meilleure conduite à suivre est de vivre et de mourir en pratiquant la justice et les autres vertus. Attachons-nous donc à cette doctrine et engageons les autres à la suivre, au lieu de celle qui t’a séduit et que tu m’exhortes à pratiquer ; car elle ne vaut rien, Calliclès.


  1. Iliade, XV, 187 188 [‘185’]. Cf., sur le mythe du Gorgias, Apologie, [‘40c’] sqq. ; Rép., X, 614b sqq. ; Phédon, 107d sqq. 

  2. Il n’est pas question dans Homère des îles des Bienheureux, qui n’apparaissent que chez Hésiode (Travaux et Jours, 170 171 [‘îles’]) ; mais il est question dans l’Odyssée, IV, 563, de la Plaine Elyséenne, promise à Ménélas. 

  3. Homère connaît le Tartare, mais comme une sorte de prison pour les dieux (Iliade, VIII, 13 et 478).