Socrate et Khairéphon se rendaient chez Calliclès pour y entendre Gorgias. Ils arrivent après la séance. Néanmoins Calliclès les introduit près de Gorgias, à qui Socrate voudrait poser une question. Il lui demande en effet ce qu’est la rhétorique dont il fait profession. La rhétorique, dit Gorgias, est la science des discours. — De quels discours ? demande Socrate. Est-ce des discours relatifs à la médecine, à la gymnastique et aux autres arts ? — Non, mais de ceux qui ne se rapportent point au travail des mains et qui ont uniquement pour fin la persuasion. — Mais toutes les sciences, dit Socrate, veulent persuader quelque chose. Quel est le genre de persuasion que produit la rhétorique ? — Celle qui se produit dans les tribunaux et les assemblées et qui a pour objet le juste et l’injuste. — Mais, dit Socrate, il y a deux sortes de persuasion, celle qui produit la croyance sans la science, et celle qui produit la science. Quelle est celle qui est propre à la rhétorique ? — C’est la première, et elle assure aux orateurs une telle supériorité que, même dans les matières où les spécialistes sont seuls vraiment compétents, ils l’emportent sur eux et font adopter les mesures qu’ils préconisent. Cependant ce n’est pas une raison pour que les orateurs se substituent aux savants dans les autres arts. Et s’il y a des orateurs qui abusent de leur puissance pour enfreindre la justice, ce n’est pas une raison non plus de s’en prendre aux maîtres de rhétorique. — Mais, reprend Socrate, si l’orateur est plus persuasif, même en médecine et dans les autres arts que le médecin ou l’artiste, et s’il suffit qu’il ait l’air de savoir, quoiqu’il ne sache pas, en est-il de même lorsqu’il s’agit du juste et de l’injuste, ou faut-il connaître le juste et l’injuste avant d’aborder la rhétorique ? — Il le faut, Socrate. — Mais, quand on connaît la justice, on est juste, et on ne saurait consentir à commettre une injustice. Cependant tout à l’heure tu as avoué qu’un orateur pouvait faire de la rhétorique un usage injuste. Il y a contradiction dans tes paroles.
Gorgias pourrait se défendre et dire qu’il n’est pas vrai qu’il suffise de connaître la justice pour ne jamais commettre l’injustice. Mais Platon, comme Socrate, est convaincu qu’il suffit de connaître le bien pour le pratiquer et que le vice se ramène à l’ignorance. Aussi n’a-t-il pas idée qu’on puisse faire à cette doctrine l’objection topique qu’exprimera plus tard le poète latin : Video rneliora proboque, deteriora sequor.
Gorgias pourrait répondre encore que, pour l’orateur plus encore que pour les autres, il est parfois difficile de discerner où est la justice, qu’il faut se décider sans être sûr qu’on prend le meilleur parti, et que, si l’on se trompe, la rhétorique n’en est pas responsable.
Voilà, entre autres choses, ce que Gorgias aurait pu répliquer à Socrate. Mais le jeune Polos ne lui en laisse pas le temps. Indigné que Socrate ose mettre en doute la valeur de la rhétorique, il le somme, puisqu’il a embarrassé Gorgias, de dire lui-même ce qu’il pense de cet art. — Ce n’est pas un art, répond Socrate, ce n’est qu’une routine, une sorte de flatterie, comme la cuisine, la toilette et la sophistique. Il y a en effet deux arts qui se rapportent à l’âme : la législation et la justice, et deux qui se rapportent au corps : la médecine et la gymnastique. Sous chacun de ces arts la flatterie s’est glissée, la sophistique sous la législation, la rhétorique sous la justice, la cuisine sous la médecine, la toilette sous la gymnastique. La rhétorique correspond pour l’âme à ce qu’est la cuisine pour le corps. — Alors tu crois, Socrate, que les bons orateurs sont regardés comme des flatteurs et, comme tels, peu considérés, alors qu’ils sont les plus puissants des citoyens ? — Les plus puissants des citoyens ! Ils ne sont pas puissants du tout. — Comment le tyran qui peut tuer, exiler, dépouiller et faire tout ce qu’il veut n’est pas puissant ? — Non, car il ne fait pas ce qu’il veut, par la raison qu’il ne veut pas ce qu’il fait, mais ce en vue de quoi il fait ce qu’il fait, c’est-à-dire en vue de son avantage ou de son bien. Or, en tuant ou bannissant, il fait tout ce qu’il y a de plus contraire à son bien, puisqu’il fait une injustice. Il n’est donc ni puissant, ni heureux. — Cependant, réplique Polos, tout le monde tient pour un homme heureux le roi de Macédoine Archélaos, qui est parvenu au trône à force de crimes. — L’opinion du grand nombre ne compte pas ici, dit Socrate ; et pour dire si le grand roi lui-même est heureux, il faut connaître le fond de son âme et savoir s’il pratique la justice.
Dans sa discussion avec Polos, Socrate insiste particulièrement sur ces deux points : qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre et que le plus grand des maux est de n’être pas puni quand on a mérité de l’être. Pour démontrer qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la faire, Socrate part de l’identité du mal et du laid, du beau et du bien, et voici comme il raisonne. C’est à cause du plaisir ou de l’utilité ou des deux à la fois que les belles choses sont réputées belles, et c’est par les contraires, le douloureux et le mauvais, ou par les deux à la fois que les laides sont telles. Par suite une chose est plus belle qu’une autre en ce qu’elle procure plus de plaisir ou plus de bien ou plus de plaisir et de bien, et une chose est plus laide qu’une autre parce qu’elle cause, plus de douleur ou de mal, ou de douleur et de mal. Or, si le grand nombre croit qu’il est plus avantageux de commettre l’injustice que de la subir, tout le monde, et Polos lui-même, admet qu’il est plus laid de la commettre que de la subir. Comme ce n’est ni par la douleur, ni par la douleur et le mal réunis que l’injustice commise surpasse l’injustice reçue, il reste que ce soit par le mal, d’où la conclusion s’impose qu’il est plus mauvais de commettre l’injustice que de la recevoir.
Quant au second point, qu’il y a plus de mal encore à n’être pas puni d’une faute qu’à la commettre, voici comment Socrate en démontre la justesse. Payer sa faute et être châtié justement, quand on est coupable, c’est la même chose. Or ce qui est juste est beau et ce qui est beau est bon et utile. L’utilité consiste ici à être débarrassé de l’injustice et de la méchanceté de l’âme, qui est le plus grand des maux.
Aussi, comme on a recours au médecin pour se délivrer des maux du corps, il faut se rendre chez le juge pour payer ses fautes, parce que la punition améliore et rend plus juste et que la justice est comme la médecine de la méchanceté. Le plus heureux est donc celui qui n’a point de vice dans l’âme ; au second rang vient celui qu’on délivre du vice, et le plus malheureux est celui qui garde son injustice au lieu de s’en débarrasser, ce qui est le cas du tyran chargé de crimes qui est au-dessus de la punition. Mais, si cela est, où est la grande utilité de la rhétorique ? Elle ne sert à rien, à moins qu’on ne s’en serve pour s’accuser soi-même devant le juge, lorsqu’on a commis une injustice. Si au contraire on veut faire du mal à un ennemi, il faut bien se garder de l’accuser ; il faut le laisser vivre dans son vice, ce qui est le plus grand des malheurs.
En entendant développer des idées si nouvelles, Calliclès n’en croit pas ses oreilles. Socrate parle-t-il sérieusement ? demande-t-il. — Le plus sérieusement du monde, répond Khairéphon. Alors Calliclès, imbu des théories sophistiques qui opposaient la nature à la loi, reproche à Socrate sa manière de discuter qui est, dit-il, captieuse. Quand on parle en se référant à la loi, tu interroges en te référant à la nature, et, si l’on parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu interroges sur ce qui est dans l’ordre de la loi. C’est ce que tu viens de faire au sujet de l’injustice commise ou reçue. Polos parlait de ce qui est le plus laid en ce genre, à consulter la nature ; toi, au contraire, tu t’es attaché à la loi. Selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid. Souffrir une injustice est donc une chose plus laide, tandis que, selon la loi, il est plus laid de la commettre. Mais les lois sont faites par les faibles et le plus grand nombre, et c’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils le font, et qu’ils déclarent que c’est une chose laide et injuste de prétendre avoir plus que les autres. Au contraire, la nature proclame que partout, chez les hommes comme chez les animaux, c’est au plus fort à commander au plus faible. La philosophie tient un autre langage ; mais crains qu’elle ne te laisse désarmé devant un accusateur puissant ; étudie plutôt la rhétorique et lance-toi dans la vie publique.
Socrate se félicite d’abord d’avoir trouvé en Calliclès un conseiller qui joint à la science la bienveillance et la franchise dans la question la plus importante, celle du genre de vie qu’il faut choisir pour être heureux. Aussi va-t-il l’interroger pour s’éclairer là-dessus. Qu’entends-tu par les plus forts ? demande-t-il. Sont-ce les meilleurs et les plus puissants ? Dans la société, c’est le grand nombre qui fait les lois ; c’est donc lui le plus puissant. Or s’il fait des lois contre l’injustice, c’est qu’il est persuadé qu’il est plus mauvais de commettre l’injustice que de la subir. Calliclès se reprend alors et, pressé par Socrate, il définit successivement les plus forts par les meilleurs, puis par les plus sages et enfin par les hommes qui s’entendent aux affaires publiques et qui sont courageux. Ceux-ci doivent commander et avoir une plus grosse part que les autres. — Ne doivent-ils pas commencer par se commander à eux-mêmes et être tempérants ? — Au contraire, répond Calliclès : pour être heureux, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible et les satisfaire ensuite. — Il s’ensuit, réplique Socrate, que, quand on a la gale et qu’on peut se gratter à son aise, on est heureux, et de même quand on satisfait les désirs les plus honteux. Ta théorie suppose que l’agréable et le bon sont identiques, ce qui n’est pas.
Il y a en effet des choses contraires entre elles qui ne peuvent coexister ensemble dans le même sujet, comme le bonheur et le malheur, la santé et la maladie : quand la maladie vient par exemple, la santé s’en va et réciproquement. Si cela est vrai, il s’ensuit que les choses qui peuvent se trouver ensemble dans le même objet, qui y viennent et s’en retirent en même temps, ne peuvent pas être les bonnes et les mauvaises, puisque le bien et le mal s’excluent réciproquement. Or, quand on satisfait un désir, la perception du plaisir est simultanée au besoin et par conséquent à la peine que cause le désir. Le plaisir et la peine coexistent ensemble, le bien et le mal, jamais. Le plaisir et la peine diffèrent donc du bien et du mal.
Une autre preuve que l’agréable et le bon ne sont pas la même chose, c’est que le méchant jouit ou souffre des mêmes objets autant que le bon. Ainsi le lâche, à l’approche ou à la retraite de l’ennemi, ressent autant, peut-être même plus, d’anxiété ou de joie que le brave. Si l’agréable et le bon étaient identiques, le méchant serait aussi bon, parfois même meilleur que l’homme sage et tempérant.
Calliclès est battu, mais ne se rend pas. Crois-tu donc, réplique-t-il, que je ne sache pas qu’il y a des plaisirs meilleurs que d’autres ? Mais cet aveu va tourner à sa confusion, car admettre qu’il y a des plaisirs bons et des plaisirs mauvais, c’est admettre que les uns sont utiles et procurent du bien et que les autres sont nuisibles et font du mal. La conséquence est qu’il faut tout faire, même l’agréable en vue du bien, et non le bien en vue de l’agréable.
C’est d’après ce principe qu’il faut juger les diverses professions et en particulier la rhétorique. Certaines, comme la médecine, visent au bien ; d’autres, comme la cuisine, l’art du joueur de flûte ou de cithare, celui du poète dithyrambique ou tragique ne visent qu’au plaisir, et par conséquent sont plus nuisibles qu’utiles. Telle est aussi la rhétorique, quand, au lieu de viser au bien, elle ne cherche qu’à plaire. Malheureusement c’est le seul but que nos orateurs se proposent ; aucun d’eux ne cherche à rendre les citoyens meilleurs, et les plus célèbres, Miltiade, Thémistocle, Cimon, Périclès, ont corrompu le peuple au lieu de l’améliorer. Le véritable orateur doit faire comme l’artiste qui place tous ses matériaux dans un ordre propre à produire la beauté, il doit établir dans les âmes l’ordre et la règle, qui forment les hommes justes et tempérants.
Calliclès, à bout d’objections, refuse de répondre à ces vérités attachées et liées entre elles, selon l’expression de Socrate, par des raisons de fer et de diamant. Cependant, sur la prière de Gorgias, Socrate continue à poursuivre la discussion : il prie seulement Calliclès de l’arrêter, s’il n’est pas d’accord avec lui. Il résume d’abord la discussion jusqu’au point où elle était arrivée, la nécessité d’établir dans l’âme l’ordre et la règle, ce qui est l’œuvre de la tempérance. L’homme tempérant, poursuivit-il, s’acquittant de tous ses devoirs envers les hommes et envers les dieux, est juste et saint ; il est aussi courageux, sans quoi il ne serait pas tempérant. La tempérance étant bonne, il est bon et par suite il est heureux, tandis que l’homme déréglé qui s’abandonne à ses passions est malheureux.
Le devoir de l’orateur est donc tout tracé : il doit chercher à rendre meilleurs la cité et les citoyens. C’est pour ne l’avoir pas fait que Périclès et les autres ont été condamnés. Ils se plaignent de l’ingratitude des peuples ; ils ont tort. Aucun chef d’État ne peut être opprimé injustement par l’État qu’il gouverne. S’il est condamné, c’est qu’il n’a pas amélioré ses sujets, comme il le devait. Je suis peut-être, dit Socrate, le seul Athénien qui s’attache au véritable art politique, parce que seul je m’emploie à les convertir au bien. Je sais bien que, si je suis accusé un jour par un malhonnête homme, je ne pourrai me défendre en leur citant les plaisirs que je leur ai procurés. Cependant je ne serai point sans défense, comme le croit Calliclès. Ma meilleure défense sera de n’avoir jamais commis aucune injustice dans ma vie. Au reste, si je suis condamné, je mourrai de bonne grâce ; car on ne craint pas la mort, quand on est pur de tout crime. C’est ce que je vais prouver par un récit que l’on pourra prendre pour une fable, mais que, pour ma part, je crois véritable.
Ici commence la quatrième partie du Gorgias. Après les trois discussions successives avec Gorgias, avec Polos et avec Calliclès, ce drame philosophique s’achève par un mythe.
Là où le raisonnement est impuissant, Platon a recours à la tradition populaire qu’il accommode à ses idées. C’est ainsi qu’il a exposé ce qu’il pense de notre survie dans l’autre monde à trois reprises différentes, ici et à la fin de la République et du Phédon. Semblables pour le fond, ces trois mythes présentent des divergences dans le détail. Voici celui du Gorgias. Une loi divine toujours existante veut que l’homme, après sa mort, aille aux îles Fortunées ou au Tartare. Au temps de Cronos il y avait des erreurs, et l’on voyait arriver aux îles Fortunées des âmes qui auraient dû être dirigées sur le Tartare ou vice versa. Ces abus venaient de ce que les hommes étaient jugés de leur vivant et tout habillés par des juges également vivants et couverts de vêtements, et de ce que les parents et amis de celui qui allait mourir venaient l’assister devant les juges et les induisaient en erreur par de fausses dépositions. Zeus fit cesser cet abus : il décida que les hommes seraient jugés tout nus après leur mort par des juges également morts et nus, ses trois fils Minos, Eaque et Rhadamanthe. Ces juges envoient les âmes des justes aux îles Fortunées pour y être récompensées et celles des coupables dans le Tartare pour y être punies ; mais ici la punition diffère selon que les âmes coupables sont guérissables ou ne le sont pas. Pour les premières, la punition est temporaire et aboutit à l’amélioration de leur état moral ; pour les autres, qui sont également des âmes de tyrans et de puissants chefs d’État, la punition est éternelle et sert d’exemple et d’avertissement pour détourner les autres du crime. Pensons donc à ce qui nous attend dans l’Hadès et tâchons de vivre et de mourir dans la pratique de la justice et des autres vertus.