SOCRATE: IV. — C’est fort bien parler. Voyons donc : quand tu as dit qu’Achille avait été représenté comme le meilleur, je pensais comprendre ta pensée, et de même quand tu as dit que Nestor était le plus sage ; mais quand tu as ajouté que le poète avait représenté Ulysse comme le plus rusé, à te dire la vérité, je ne comprends pas du tout ce que tu veux dire par là. Dis-moi donc, pour voir si maintenant je comprendrai mieux, si Achille n’a pas été représenté par Homère comme un homme rusé.
HIPPIAS: Pas du tout, Socrate, mais comme très simple et très sincère, et la preuve, c’est que dans les Prières, quand il les fait converser ensemble, il fait ainsi parler Achille à Ulysse :
« Fils de Laërte, issu de Zeus, ingénieux Ulysse, il faut te dire mon intention sans détour, comme je l’exécuterai et comme je crois qu’elle s’accomplira ; car je hais à l’égal des portes d’Hadès celui qui cache une chose dans son esprit et en dit une autre. Pour moi, je vais dire ce qui sera accompli. »
Ces vers font voir le caractère de l’un et de l’autre, celui d’Achille, véridique et simple, celui d’Ulysse, rusé et menteur ; car c’est Achille que le poète fait ainsi parler à Ulysse.
SOCRATE: A présent, Hippias, il me semble que je comprends ta pensée. Tu appelles menteur l’homme rusé, à ce qu’il paraît.
HIPPIAS: Justement, Socrate, car c’est ainsi qu’Homère a représenté Ulysse en maint passage de l’Iliade et de l’Odyssée.
SOCRATE: Homère pensait donc, à ce qu’il semble, qu’un homme véridique est différent d’un menteur et qu’on ne saurait les confondre.
HIPPIAS: Sans doute, Socrate.
SOCRATE: Est-ce aussi ton avis à toi, Hippias ?
HIPPIAS: Absolument ; il serait bien singulier que j’en eusse un autre.
SOCRATE: V. — Maintenant laissons de côté Homère, puisqu’il est impossible de l’interroger sur ce qu’il avait dans l’esprit, quand il a composé ces vers, et puisque apparemment tu te portes garant de son opinion et que tu partages le sentiment que tu lui prêtes, réponds à la fois pour Homère et pour toi.
HIPPIAS: Je le ferai ; seulement demande-moi brièvement ce que tu veux.
SOCRATE: Les menteurs, selon toi, sont-ils, par exemple, incapables de faire quelque chose, comme les malades, ou capables de faire quelque chose ?
HIPPIAS: Selon moi, ils sont capables, et même fort capables de faire beaucoup de choses et en particulier de tromper les autres.
SOCRATE: Ils sont donc, à ce qu’il paraît d’après ce que tu dis, capables et rusés, n’est-ce pas ?
HIPPIAS: Oui.
SOCRATE: Mais sont-ils rusés et trompeurs par sottise et manque de bon sens ou par fourberie et par une sorte d’intelligence ?
HIPPIAS: Par fourberie avant tout et par intelligence.
SOCRATE: Ils sont donc intelligents, à ce qu’il paraît ?
HIPPIAS: Oui, par Zeus, ils ne le sont que trop.
SOCRATE: Mais avec leur intelligence ne savent-ils pas ce qu’ils font ou le savent-ils ?
HIPPIAS: Ils le savent et même fort bien. C’est pour cela qu’ils sont des coquins.
SOCRATE: Mais sachant ce qu’ils savent, sont-ce des ignorants ou des gens habiles ?
HIPPIAS: Habiles, à coup sûr, au moins dans leur art même de tromper.