SOCRATE: VII. — Dis-moi, Hippias, n’es-tu pas expert en matière de chiffres et de calcul ?
HIPPIAS: Plus que personne au monde, Socrate.
SOCRATE: Si donc on te demandait quel nombre font trois fois sept cents, tu donnerais, si tu voulais, le vrai produit plus vite et mieux que personne ?
HIPPIAS: Certainement.
SOCRATE: N’est-ce pas parce que tu es le plus capable et le plus savant en cette matière ?
HIPPIAS: Si.
SOCRATE: N’es-tu que le plus savant et le plus habile, et n’es-tu pas aussi le meilleur dans les matières où tu es le plus capable et le plus savant, dans le calcul ?
HIPPIAS: J’y suis aussi le meilleur assurément, Socrate.
SOCRATE: Tu serais donc le plus capable de dire la vérité [aletheia], en cette matière, n’est-ce pas ?
HIPPIAS: J’en suis persuadé.
SOCRATE: Et les mensonges [pseudos] sur les mêmes sujets ? Et réponds-moi comme avant, bravement et généreusement, Hippias. Si l’on te demandait combien font trois fois sept cents, est-ce toi qui mentirais le mieux et qui soutiendrais uniformément tes mensonges à ce sujet, si tu voulais mentir et ne jamais donner une réponse vraie, ou est-ce l’ignorant en calcul qui pourrait mentir mieux que toi, au cas où tu le voudrais ? N’est-il pas vrai que l’ignorant, tout en voulant mentir, dirait parfois la vérité sans le vouloir et par hasard, faute de savoir, tandis que toi, le savant, si tu voulais mentir, tu mentirais toujours également bien ?
HIPPIAS: Oui, c’est vrai ; tu as raison.
SOCRATE: Maintenant, le menteur est-il menteur en tout le reste, sans l’être pourtant en calcul, et ne saurait-il mentir en comptant ?
HIPPIAS: Il est, par Zeus, menteur en calcul aussi.
SOCRATE: VIII. — Admettons donc aussi, Hippias, qu’en calcul et en arithmétique il y a des menteurs.
HIPPIAS: Oui.
SOCRATE: Maintenant quelle sorte d’hommes peuvent être ces trompeurs ? Ne faut-il pas qu’ils aient, s’ils doivent être menteurs, ce dont tu convenais tout à l’heure, la capacité de mentir ? car celui qui est incapable de mentir, tu as déclaré, si tu t’en souviens, qu’il ne saurait jamais être menteur.
HIPPIAS: Oui, je m’en souviens, je l’ai bien déclaré.
SOCRATE: N’as-tu pas proclamé tout à l’heure que tu étais l’homme le plus capable de mentir en matière de calcul ?
HIPPIAS: Oui, cela aussi, je l’ai dit.
SOCRATE: Cela étant, es-tu aussi le plus capable de dire la vérité en matière de calcul ?
HIPPIAS: Certainement.
SOCRATE: Alors, le même homme est capable de mentir et de dire la vérité en matière de calcul, et celui-là, c’est l’homme qui s’y entend, le calculateur.
HIPPIAS: Oui.
SOCRATE: Alors, Hippias, qui se rend menteur sur les nombres, sinon celui qui s’y entend ? car c’est lui qui en est capable, et c’est lui aussi qui est véridique.
HIPPIAS: C’est évident.
SOCRATE: Tu vois donc qu’en cela le même est menteur et véridique et que l’homme véridique n’est pas meilleur que le menteur ; car c’est le même, assurément, et ils ne sont pas le contraire l’un de l’autre, comme tu le croyais tout à l’heure.
HIPPIAS: Il paraît que non, du moins en ce cas.
SOCRATE: Veux-tu que nous examinions la question à la lumière d’un autre exemple ?
HIPPIAS: Oui, si tu veux.
SOCRATE: IX. — N’es-tu pas expert en géométrie aussi ?
HIPPIAS: Si.
SOCRATE: Eh bien, en géométrie, n’en est-il pas de même ? N’est-ce pas le même homme qui est le plus capable de mentir et de dire la vérité sur les figures, le géomètre habile ?
HIPPIAS: Si.
SOCRATE: En cette matière y en a-t-il quelque autre qui excelle ?
HIPPIAS: Il n’y en a pas d’autre.
SOCRATE: C’est donc le bon et savant géomètre qui est le plus capable de ces deux choses et, s’il y a un homme qui mente sur les figures, c’est lui, le bon géomètre ; car il est celui qui en est capable, tandis que l’ignorant, nous l’avons vu, est incapable de mentir ; aussi l’on ne saurait devenir menteur, si l’on est incapable de mentir, nous en sommes convenus.
HIPPIAS: En effet.
SOCRATE: Maintenant prenons encore un troisième exemple, l’astronomie. C’est un art où tu crois être plus savant encore que dans les précédents, n’est-ce pas, Hippias ?
HIPPIAS: Oui.
SOCRATE: Eh bien, en astronomie aussi, n’en est-il pas de même ?
HIPPIAS: C’est du moins vraisemblable, Socrate.
SOCRATE: Donc, en astronomie aussi, s’il y a un menteur, c’est le bon astronome qui sera le menteur, étant l’homme capable de mentir ; ce n’est pas en effet celui qui est un incapable, car il est ignorant.
HIPPIAS: Evidemment.
SOCRATE: J’en conclus qu’en astronomie aussi, c’est le même homme qui dit la vérité et qui ment.
HIPPIAS: Il le semble.