ION: VIII. – C’est bien parler, Socrate. Néanmoins je serais surpris si tu parlais assez bien pour me persuader que je suis possédé et hors de sens quand je fais l’éloge d’Homère ; et toi-même sans doute tu ne le penserais pas, si tu m’entendais parler d’Homère.
SOCRATE: Sans doute je veux t’entendre, mais pas avant que tu m’aies répondu sur ce point : parmi les choses dont il est question dans Homère, sur laquelle parles-tu bien ? pas sur toutes, je pense.
ION: Sur toutes sans exception, Socrate, apprends-le.
SOCRATE: Tu fais pourtant bien exception pour les choses que tu ne connais pas et dont Homère parle ?
ION: Et quelles sont ces choses dont Homère parle et que je ne connais pas ?
SOCRATE: N’y a-t-il pas dans Homère beaucoup de passages et de détails sur les arts, sur l’art du cocher, par exemple ? Si je me rappelais les vers, je te les réciterais.
ION: Je vais te les dire, moi, car je me les rappelle.
SOCRATE: Recite-moi donc ce que Nestor dit à Antiloque son fils, quand il lui recommande de prendre garde en tournant la borne, dans la course de chevaux pour la mort de Patrocle.
ION: « Penche-toi toi-même légèrement, lui dit-il, sur ton char poli, du côté gauche de l’attelage, et aiguillonne le cheval de droite en l’excitant de la voix, et lâche-lui les rênes. Arrivé à la borne, que le cheval de gauche la rase de manière que le moyeu de la roue faite avec art paraisse frôler le bord de la pierre, mais prends garde de l’accrocher. »
SOCRATE: Cela suffit. Maintenant, si ces vers d’Homère sont justes ou non, lequel, Ion, est le plus apte à en juger, le médecin ou le cocher ?
ION: Le cocher sans doute.
SOCRATE: Est-ce parce qu’il connaît l’art de conduire ou pour quelque autre raison ?
ION: Non, c’est parce qu’il connaît l’art de conduire.
SOCRATE: Le dieu a donc attribué à chaque art la capacité de juger d’un ouvrage déterminé ; et en effet ce n’est pas, je pense, par la médecine que nous apprendrons ce que nous connaissons par l’art de la timonerie ?
ION: Assurément non.
SOCRATE: Ni par l’art du charpentier, ce que nous connaissons par la médecine ?
ION: Assurément non.
SOCRATE: N’en est-il pas de même de tous les arts ? Ce qu’un art nous fait connaître, nous ne l’apprendrons pas par un autre, n’est-ce pas ? Mais avant de répondre à cette question-là, réponds d’abord à celle-ci : Ne penses-tu pas que tel art est une chose, tel autre art une autre chose ?
ION: si.
SOCRATE: Or moi, selon qu’à mon jugement, la connaissance se rapporte à tel objet ou à tel autre, je lui donne le nom de tel art ou de tel autre. Et toi, n’en uses-tu pas comme moi ?
ION: Si.
SOCRATE: Si en effet la connaissance se rapportait aux mêmes objets, pour quelle raison parlerions-nous de deux arts différents, alors que nous pourrions connaître les mêmes choses par l’un comme par l’autre ? Ainsi, par exemple, je discerne que voilà cinq doigts, et tu le discernes tout comme moi ; et si je te demandais si c’est par le même art, l’arithmétique, ou par un autre que nous discernons la même chose, toi et moi, tu dirais sans doute : c’est par le même art.
ION: Oui.
SOCRATE: Réponds donc maintenant à la question que je voulais te poser tout à l’heure. N’est-ce pas ton avis, à propos de tous les arts, qu’un même art nous donne nécessairement la connaissance des mêmes choses et qu’un autre art ne nous donne pas la connaissance des mêmes choses, mais, s’il est réellement différent, nous donne la connaissance de choses différentes ?
ION: C’est mon avis, Socrate.
SOCRATE: IX. – Ainsi donc, si l’on ne possède pas un art, on sera incapable de bien connaître ce qui se dit ou se fait en vertu de cet art ?
ION: C’est la vérité.
SOCRATE: Ainsi, pour juger si Homère parle juste ou non dans les vers que tu viens de réciter, qui sera meilleur appréciateur, toi ou le cocher ?
ION: Le cocher.
SOCRATE: C’est qu’en effet tu es rhapsode et non cocher.
ION: Oui.
SOCRATE: Et l’art du rhapsode est différent de celui du cocher ?
ION: Oui.
SOCRATE: Si donc il est différent, il est aussi la science d’objets différents ?
ION: Oui.
SOCRATE: Mais quoi ! quand Homère dit qu’Hécamède, concubine de Nestor, donne à boire un breuvage à Machaon blessé et s’exprime à peu près ainsi :
« (Elle mêla d’eau) le vin de Pramne, et racla dessus du fromage de chèvre avec une râpe d’airain, et elle servit aussi de l’oignon pour exciter à boire », est-ce à l’art du médecin ou à celui du rhapsode de juger si Homère parle juste ou non ici ?
ION: A l’art du médecin.
SOCRATE: Et quand Homère dit :
« Et elle entra dans l’abîme comme le plomb qui, fixé à la corne d’un boeuf parqué au grand air, s’enfonce impétueusement, portant le malheur parmi les poissons voraces », est-ce l’art du pêcheur ou celui du rhapsode qui est le plus propre à juger du contenu de ces vers et à décider s’il est exact ou non ?
ION: Evidemment, Socrate, c’est l’art du pêcheur.
SOCRATE: Mais vois, supposons que tu m’interroges à ton tour et que tu me demandes : Puisque tu trouves dans Homère, Socrate, des choses dont le jugement appartient à chacun de ces arts, eh bien, trouve-moi aussi quelles sont les choses relatives au devin et à la divination dont un devin est à même de juger et de dire si elles sont représentées exactement ou non, vois, dis-je, quelle réponse facile et juste je vais te faire. Homère parle de la divination en maint endroit, par exemple dans l’Odyssée, où le devin de la race de Mélampus, Théoclymène, tient ce langage aux prétendants :
« Malheureux, quel est ce mal dont vous souffrez ? vos têtes, vos visages et vos membres sont enveloppés de ténèbres ; vos sanglots éclatent, vos joues sont baignées de larmes ; des fantômes remplissent le vestibule, des fantômes remplissent la cour, se dirigent vers l’Erèbe, au pays des ténèbres ; le soleil est mort dans le ciel et une obscurité funeste s’est abattue sur le monde. »
Il en parle aussi en plusieurs endroits de l’ Iliade, par exemple dans l’attaque du retranchement, où il dit :
« Car un oiseau vint sur eux, comme ils brûlaient de franchir le fossé, un aigle au vol élevé qui laissait l’armée à sa gauche. Il tenait en ses griffes un énorme serpent, couleur de sang, vivant encore. Le serpent se débattait vivement et ne renonçait pas à la lutte ; car, s’étant recourbé par derrière, il frappa l’aigle qui le tenait, à la poitrine, près du cou, et l’aigle le lâcha, sous le coup de la douleur, et le laissa tomber à terre au milieu des troupes, puis, ayant poussé un cri, il s’abandonna au souffle du vent. »
Ces passages, te dirai-je, et les passages semblables, c’est au devin qu’il convient de les examiner et de les juger.
ION: Ce que tu dis est juste, Socrate.
SOCRATE: X. – Ta réponse aussi l’est, Ion. Mais allons ! à ton tour. Comme je t’ai extrait de l’ Odyssée et de l’ Iliade des traits qui relèvent du devin, des traits qui relèvent du médecin et des traits qui relèvent du pêcheur, extrais-moi, toi aussi, puisque tu es plus versé que moi dans les choses homériques, des traits qui relèvent du rhapsode, Ion, et de l’art du rhapsode, qu’il appartient au rhapsode d’examiner et de juger, préférablement aux autres hommes.
ION: Tous relèvent du rhapsode, Socrate, je te l’affirme.
SOCRATE: Non, Ion, tu ne peux pas dire tous ; as-tu si peu de mémoire ? Il serait regrettable pour un rhapsode d’être sujet à l’oubli.
ION: Qu’est-ce donc que j’oublie ?
SOCRATE: Ne te rappelles-tu pas avoir dit que l’art du rhapsode était différent de celui du cocher ?
ION: Je me le rappelle.
SOCRATE: N’as-tu pas avoué qu’étant différent, il devait connaître d’autres objets.
ION: Si.
SOCRATE: L’art du rhapsode ne connaîtra donc pas tout, selon ton aveu, ni le rhapsode non plus.
ION: Excepté peut-être des sujets de ce genre-là.
SOCRATE: Tu veux dire par là : excepté presque tout ce qui dépend des autres arts ; mais quels sujets connaîtra donc ton art, puisqu’il ne les connaît pas tous ?
ION: Il connaîtra, je pense, le langage qu’il convient de prêter à un homme ou à une femme, à un esclave ou à un homme libre, à un subalterne ou à un chef.
SOCRATE: Prétends-tu que le rhapsode connaîtra mieux que le pilote le langage que doit tenir l’homme qui commande en mer un vaisseau battu par la tempête ?
ION: Non, pour cela, c’est le pilote.
SOCRATE: Le rhapsode saura-t-il mieux que le médecin le langage que doit tenir celui qui gouverne un malade ?
ION: Non plus.
SOCRATE: Alors, tu veux parler de ce que doit dire un esclave ?
ION: Oui.
SOCRATE: Prétends-tu, par exemple, que ce qu’un esclave qui est bouvier doit dire pour calmer ses boeufs excités, c’est le rhapsode qui le saura, non le bouvier ?
ION: Non, sûrement.
SOCRATE: Alors, est-ce ce que doit dire une fileuse touchant le travail de la laine ?
ION: Non.
SOCRATE: Alors, est-ce ce que doit dire un général haranguant ses troupes ?
ION: Oui, voilà le genre de choses que connaîtra le rhapsode.
SOCRATE: Quoi donc ! l’art du rhapsode se confond avec l’art de la guerre ?
ION: Ce qu’il y a de sûr, c’est que je saurais, moi, ce qu’il convient que dise un général.
SOCRATE: C’est que peut-être, Ion, tu es aussi un bon capitaine. Et en effet si tu étais à la fois un bon écuyer et un bon cithariste, tu reconnaîtrais les chevaux qui trottent bien ou mal ; mais si je te demandais par lequel de ces deux arts tu reconnaîtrais les chevaux qui trottent bien, par l’art de l’écuyer ou par celui du cithariste, que me répondrais-tu ?
ION: Je te répondrais que c’est par l’art de l’écuyer.
SOCRATE: Donc, si tu discernais aussi les bons citharistes, tu avouerais que c’est en qualité de cithariste que tu les discernes, et non en qualité d’écuyer ?
ION: Oui.
SOCRATE: Eh bien, puisque tu connais l’art de commander les armées, est-ce en tant que bon général ou en tant que bon rhapsode que tu le connais ?
ION: Il n’importe en rien, ce me semble.
SOCRATE: Comment peux-tu dire qu’il n’importe en rien ? Prétends-tu que l’art du rhapsode et l’art du général sont un seul et même art, ou deux arts ?
ION: Un seul et même art, ce me semble.
SOCRATE: Alors, quiconque est bon rhapsode se trouve par là même être un bon général ?
ION: Parfaitement, Socrate.
SOCRATE: Il faut donc dire aussi que quiconque est bon général est aussi bon rhapsode ?
ION: Je ne suis plus de ton avis sur ce point.
SOCRATE: Mais tu l’es sur l’autre, qu’un bon rhapsode est aussi un bon général ?
ION: Tout à fait.
SOCRATE: Or toi, tu es le meilleur rhapsode de la Grèce ?
ION: De beaucoup, Socrate.
SOCRATE: Es-tu aussi, Ion, le meilleur général qui soit parmi les Grecs ?
ION: Tiens-t’en pour assuré, Socrate ; car j’ai appris cet art dans Homère.
SOCRATE: XII. – Pourquoi donc, au nom des dieux, Ion, étant le plus éminent des Grecs à la fois comme général et comme rhapsode, t’en vas-tu colporter tes récitations parmi les Grecs, au lieu de commander les armées ? Crois-tu que les Grecs aient grand besoin d’un rhapsode paré d’une couronne d’or, et qu’ils n’aient pas besoin d’un général ?
ION: Notre cité, Socrate, étant sous votre empire, c’est vous qui commandez ses troupes ; aussi n’a-t-elle point affaire d’un général. Quant à la vôtre et à celle des Lacédémoniens, elles ne me choisiraient pas pour général ; car vous vous croyez capables de commander vous-mêmes.
SOCRATE: Mon excellent Ion, tu ne connais donc pas Apollodore de Cyzique ?
ION: Quel Apollodore ?
SOCRATE: Celui que les Athéniens ont souvent élu pour commander leurs troupes, malgré sa qualité d’étranger, tout comme Phanosthène d’Andros et Héraclide de Clazomènes, que notre cité élève aux commandements et aux autres charges, bien qu’étrangers, parce qu’ils ont fait preuve de mérite ; et elle ne choisira pas pour général, elle n’honorera pas Ion d’Ephèse, s’il semble digne d’estime ! Quoi donc ! n’êtes-vous pas Athéniens d’origine, vous autres Ephésiens, et Ephèse n’égale-t-elle pas n’importe quelle ville ? Quant à toi, Ion, si tu dis vrai, que tu es capable de louer Homère par art et par science, tu en uses mal avec moi. Tu m’assures que tu sais quantité de belles choses sur Homère, tu promets de me donner une audition, et tu m’en frustres, et, loin de tenir ta promesse, tu ne veux même pas dire les choses où tu excelles, bien que je t’en presse depuis longtemps. Tu fais absolument comme Protée, tu prends toute sorte de formes et te tournes en tous sens, tant qu’enfin, après m’avoir échappé, tu reparais comme général, afin de ne pas montrer combien tu es habile dans l’intelligence d’Homère. Aussi, je le répète, si ton habileté vient de la connaissance de l’art, et si, après avoir promis de me donner une audition sur Homère, tu m’en frustres, ton procédé est injurieux ; si au contraire ce n’est point par art, mais par une dispensation divine et une possession d’Homère que tu dis, sans rien comprendre, beaucoup de belles choses sur le poete, comme je disais que c’était ton cas, je n’ai rien à te reprocher. Choisis donc si tu veux passer à mes yeux pour un homme injurieux ou pour un homme divin.
ION: La différence est grande, Socrate, car il est beaucoup plus beau de passer pour un homme divin.
SOCRATE: Garde donc le titre le plus beau, Ion : nous reconnaissons que tu es un homme divin et que tes beaux discours sur Homère ne doivent rien à l’art.