Chambry: Lachès VII

VII. — Ensuite, Lysimaque, j’ai vu à l’oeuvre bon nombre de ces gens-là et je sais ce qu’ils valent. Une simple réflexion suffit pour nous le faire voir : comme par un fait exprès, jamais aucun de ces hommes qui ont pratiqué le maniement des armes ne s’est illustré à la guerre. Cependant, dans tous les autres arts, ceux qui se font un nom sont parmi ceux qui les ont pratiqués ; ceux-ci, au rebours des autres, semblent jouer de malheur en leur métier. Ce Stésilaos, par exemple, que vous avez vu avec moi parader devant une si grande foule et parler si magnifiquement de lui-même, je l’ai vu ailleurs sous un jour plus vrai, dans une représentation réelle, qu’il donna contre sa volonté.

Le navire sur lequel il servait comme épibate avait abordé un transport. Il combattait avec une faux emmanchée sur une lance, car il devait avoir une arme supérieure, étant lui-même supérieur aux autres. Ce n’est pas la peine de rapporter ses autres exploits, je dirai seulement ce qui advint de cette invention de la faux fixée au bout d’une lance. Pendant le combat, la faux s’accrocha dans les agrès du navire ennemi et y resta prise. Stésilaos la tirait pour la dégager, mais n’y parvenait pas. Cependant les deux vaisseaux passaient l’un près de l’autre. Pendant ce temps, Stésilaos courait le long du bord sans lâcher sa lance ; puis, comme le transport avançait le long de notre navire et l’entraînait lui-même avec sa lance, il la laissa glisser dans sa main, jusqu’à ce qu’il ne la tînt plus que par l’extrémité du manche. On riait, on applaudissait sur le transport en voyant son attitude, puis quelqu’un ayant lancé une pierre qui tomba sur le pont devant ses pieds, il lâcha sa lance ; alors l’équipage même de la trière ne se contint plus et éclata de rire, en voyant la lance pendre avec sa faux au flanc du navire ennemi. Il se peut que cet art ait quelque valeur, comme le prétend Nicias ; pour moi, je vous dis ce que j’ai vu.