SOCRATE: XI. — Par conséquent, nous aussi, Lachès et Nicias, puisque Lysimaque et Mélèsias nous ont appelés à délibérer au sujet de leurs fils, dont ils désirent vivement rendre les âmes aussi parfaites que possible, nous devons, si nous prétendons le pouvoir, leur nommer les maîtres que nous avons eus et leur prouver qu’étant d’abord eux-mêmes d’honnêtes gens, ils ont soigné les âmes d’un grand nombre de jeunes gens, puis nous ont transmis à nous-mêmes leur enseignement. Si l’un de nous déclare qu’il n’a pas eu de maître, mais qu’en tout cas il peut citer des oeuvres de sa main, qu’il nous fasse voir parmi les Athéniens ou les étrangers, esclaves ou hommes libres, ceux que ses soins ont rendus meilleurs de l’aveu de tout le monde. Si nous ne pouvons rien de tout cela, il faut envoyer nos amis chercher conseil ailleurs et ne pas nous exposer, en corrompant leurs fils, à la plus grave responsabilité envers les êtres qui nous sont le plus chers.
Pour ce qui est de moi, Lysimaque et Mélèsias, j’avoue tout le premier que je n’ai pas eu de maître en cet art. Et cependant le sujet m’a intéressé dès ma jeunesse. Mais je n’ai pas de quoi payer les sophistes qui se proclamaient seuls capables de me rendre honnête homme. Quant à en trouver l’art par moi-même, j’en suis encore incapable. Que Nicias ou Lachès l’eussent découvert ou appris, je n’en serais pas étonné ; ils ont des moyens que je n’ai pas pour se payer des maîtres, et ils sont plus âgés, assez pour l’avoir déjà trouvé. Aussi je les crois capables d’élever un jeune homme ; car ils n’auraient jamais parlé si hardiment sur les occupations qui sont bonnes ou nuisibles à la jeunesse, s’ils n’étaient pas sûrs de s’y connaître. Je m’en rapporte donc à eux sur tous les points ; mais leur désaccord m’a surpris.
En conséquence, écoute la prière que je vais te faire, Lysimaque. Tout à l’heure Lachès te recommandait de ne pas me lâcher et de m’interroger. Eh bien, moi, à mon tour, je te recommande de ne point lâcher Lachès, non plus que Nicias, mais de les interroger. Dis-leur que Socrate affirme qu’il n’entend rien à la question et qu’il n’est pas capable de discerner lequel des deux a raison, car il n’est en ces matières ni inventeur ni élève d’aucun maître. Mais vous, Lachès et Nicias, dites-nous l’un et l’autre quel maître éminent en fait d’éducation vous avez fréquenté et si vous devez votre savoir à un autre ou à vos propres recherches ; si vous le tenez d’un autre, quels maîtres vous avez eus l’un et l’autre et quels étaient ceux qui professaient le même art, afin que, si les affaires publiques ne vous laissent pas de loisir, nous allions à eux et les engagions par des présents ou des prévenances ou par les deux à prendre soin de nos enfants et des vôtres, afin qu’ils ne déshonorent pas leurs ancêtres en devenant de mauvais sujets. Si au contraire vous avez découvert cet art de vous-mêmes, apportez-nous des exemples, citez-nous ceux qui, grâce à vos soins, de mauvais sont devenus d’honnêtes gens. Car si c’est aujourd’hui que vous devez tenter votre premier essai d’éducation, réfléchissez que ce n’est pas sur un Carien que vous faites une expérience dangereuse, mais sur vos enfants et sur les enfants de vos amis, et craignez qu’il ne vous arrive tout de bon, comme dit le proverbe, de commencer le métier de potier par une jarre. Dites-nous donc lequel de ces deux cas vous affirmez ou niez être le vôtre et s’appliquer à vous.
Voilà, Lysimaque, ce que tu dois leur demander, sans leur permettre de s’en aller.