LACHÈS: XIV. — Mon opinion sur ces sortes d’entretiens, Nicias, est simple, ou plutôt non, elle est double. On pourrait en effet croire que j’en suis partisan, mais aussi l’ennemi. Quand j’entends discourir sur la vertu ou sur quelque science un homme qui est vraiment homme et digne des discours qu’il tient, j’en éprouve un plaisir extraordinaire, en voyant comme l’orateur et ses discours se conviennent et s’harmonisent entre eux. Un tel homme me paraît être un musicien consommé, qui crée la plus belle harmonie, non sur une lyre ou tout autre instrument de divertissement, mais en mettant réellement sa vie en accord avec ses paroles, non sur le mode ionien, ni sur le mode phrygien, ni sur le mode lydien, mais à coup sûr sur le mode dorien, le seul qui soit grec. Cet homme-là n’a qu’à parler pour me mettre en joie, et j’ai aussitôt l’air d’être ami des discours, tant je goûte vivement ses paroles. Mais le discoureur opposé à celui-là m’agace d’autant plus qu’il semble parler mieux et alors j’ai l’air de quelqu’un qui déteste les discours.
Pour Socrate, je ne connais pas ses discours ; mais j’ai déjà, comme je vous l’ai dit, éprouvé sa valeur par ses actions, et, là, je l’ai trouvé digne de tenir de beaux discours avec une sincérité entière. Si donc il possède aussi ce don, je n’ai rien à lui refuser ; je me soumettrai volontiers à son examen, et je ne serai pas fâché de m’instruire. En cela, moi aussi, je suis le précepte de Solon, en le modifiant sur un point : je veux bien apprendre une foule de choses dans ma vieillesse, mais de la bouche d’un honnête homme seulement. Il faut qu’on m’accorde ce point, l’honnêteté du maître, afin que je n’aie pas l’air d’un esprit obtus, si je l’entends sans plaisir. Que d’ailleurs le maître soit plus jeune que moi, ou qu’il n’ait pas encore de réputation, ou qu’il ait quelque autre particularité, cela m’est absolument égal. Je t’invite donc, Socrate, à m’enseigner et à m’examiner ; de ton côté, tu apprendras ce que je sais. Les sentiments que j’ai pour toi datent du jour où tu as bravé le péril avec moi et où tu m’as donné de ta vertu la preuve qu’il faut en donner, si l’on veut qu’elle soit juste. Parle donc comme il te plaira, sans avoir aucun égard à notre âge.