Chambry: Lachès XX

SOCRATE: XX. — Voyons maintenant en quoi elle est intelligente. L’est-elle à l’égard de toutes choses, grandes ou petites ? Par exemple, si quelqu’un se montre ferme à dépenser de l’argent avec intelligence, sachant qu’en le dépensant il en acquerra davantage, l’appelleras-tu courageux ?

LACHÈS: Non, par Zeus.

SOCRATE: Maintenant supposons un médecin à qui son fils ou tout autre, atteint d’une pneumonie, demanderait à boire ou à manger, et qui, au lieu de céder, tiendrait ferme.

LACHÈS: Cette fermeté-là non plus ne serait en aucune façon du courage.

SOCRATE: Mais voici à la guerre un homme qui tient ferme, bien résolu à combattre par suite d’un calcul intelligent, car il sait qu’il sera soutenu par d’autres, que les troupes de l’ennemi seront moins nombreuses et moins bonnes que celles de son parti et qu’il aura l’avantage de la position. Cet homme dont la fermeté s’accompagne d’une telle intelligence et de telles préparations, le trouves-tu plus courageux que celui qui dans le camp ennemi est résolu à soutenir fermement son attaque ?

LACHÈS: C’est l’homme du camp ennemi, Socrate, qui me paraît le plus courageux.

SOCRATE: Cependant sa fermeté est moins intelligente que celle de l’autre.

LACHÈS: C’est vrai.

SOCRATE: Dès lors aussi, celui qui, dans un combat équestre, tient ferme parce qu’il connaît l’équitation, tu le déclareras moins courageux que celui qui tient ferme sans la connaître.

LACHÈS: Tel est mon avis.

SOCRATE: Il en sera de même pour l’homme qui tient ferme parce qu’il sait manier la fronde ou l’arc, ou possède quelque autre talent ?

LACHÈS: Sans doute.

SOCRATE: Et s’il s’agit de descendre dans un puits et de plonger, tous ceux qui, sans y être exercés, consentent à courir fermement un tel risque ou tout autre pareil, tu les déclareras plus courageux que ceux qui le courent parce qu’ils en ont la pratique ?

LACHÈS: Peut-on dire autre chose, Socrate ?

SOCRATE: Non, si l’on en juge ainsi.

LACHÈS: C’est bien ainsi que j’en juge.

SOCRATE: Et pourtant, Lachès, la fermeté que ces gens-là montrent à se risquer est moins intelligente que celle de ceux qui se risquent avec art.

LACHÈS: Evidemment.

SOCRATE: Mais n’avons-nous pas vu précédemment que l’audace et la fermeté dénuées d’intelligence étaient laides et nuisibles ?

LACHÈS: Si.

SOCRATE: Et nous étions convenus que le courage était une belle chose.

LACHÈS: Nous en étions convenus en effet.

SOCRATE: Or maintenant nous disons au contraire que cette chose laide, la fermeté inintelligente, est le courage.

LACHÈS: C’est vrai.

SOCRATE: Est-ce là bien raisonner, à ton avis ?

LACHÈS: Non, par Zeus, Socrate, ce n’est pas bien.